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19 oct. 20202 Min

Théophile Gautier : Le Roi Solitaire / Consolation [Poèmes]

Mis à jour : 7 avr. 2023

Théophile Gautier (1811-1872)

LE ROI SOLITAIRE

Je vis cloîtré dans mon ame profonde ;
 
Sans rien d’humain, sans amour, sans amis,
 
Seul comme un dieu, n’ayant d’égaux au monde
 
Que mes aïeux sous la tombe endormis !
 
Hélas ! grandeur veut dire solitude.
 
Comme une idole au geste surhumain,
 
Je reste là, gardant mon attitude,
 
La pourpre au dos, le monde dans la main.
 

 
Comme Jésus, j’ai le cercle d’épines ;
 
Les rayons d’or du nimbe sidéral
 
Percent ma peau comme des javelines,
 
Et sur mon front perle mon sang royal.
 
Le bec pointu du vautour héraldique
 
Fouille mon flanc en proie aux noirs soucis ;
 
Sur son rocher, le Prométhée antique
 
N’était qu’un roi sur son fauteuil assis.
 

 
De mon olympe entouré de mystère,
 
Je n’entends rien que la voix des flatteurs ;
 
C’est le seul bruit qui des bruits de la terre
 
Puisse arriver à de telles hauteurs ;
 
Et si parfois mon peuple, qu’on outrage,
 
En gémissant entrechoque ses fers :
 
Sire, dormez, me dit-on, c’est l’orage ;
 
Les cieux bientôt vont devenir plus clairs.
 

 
Je puis tout faire, et je n’ai plus d’envie.
 
Ah ! si j’avais seulement un désir !
 
Si je sentais la chaleur de la vie !
 
Si je pouvais partager un plaisir !
 
Mais le soleil va toujours sans cortége,
 
Les plus hauts monts sont aussi les plus froids ;
 
Et nul été ne peut fondre la neige
 
Sur les Sierras et dans le cœur des rois.

*

CONSOLATION

Ne sois pas étonné, si la foule, ô poète,
 
Dédaigne de gravir ton œuvre jusqu’au faîte ;
 
La foule est comme l’eau qui fuit les hauts sommets :
 
Où le niveau n’est pas, elle ne vient jamais.
 
Donc, sans prendre à lui plaire une peine perdue,
 
Ne fais pas d’escalier à ta pensée ardue :
 
Une rampe aux boiteux ne rend pas le pied sûr ;
 
Que le pic solitaire escalade l’azur,
 
L’aigle saura l’atteindre avec un seul coup d’aile,
 
Et posera son pied sur la neige éternelle,
 
La neige immaculée, au pur reflet d’argent,
 
Pour que Dieu, dans son œuvre allant et voyageant,
 
Comprenne que toujours on fréquente les cimes
 
Et qu’on monte au sommet des poèmes sublimes.

Recueil : Espagne, poésie, 1845