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Amiel, Lecteur de Maine De Biran (par Georges Gusdorf)





Extrait de :

Georges Gusdorf

Les écritures du moi.

Lignes de vie 1.




Chapitre 14
Aveux complets


"(...) Lecteur plus compréhensif de Maine de Biran, Amiel reconnaît en lui un de ses proches.


« Je viens de suivre Maine de Biran, de sa vingt-huitième à sa quarantième année par le moyen de son Journal intime, et une foule de pensées directes, personnelles, comparatives ou scientifiques m’ont accueilli successivement. (…) Dans cet éternel observateur de soi-même, je me retrouve avec tous mes défauts : inconstance, indécision, découragement, besoin de sympathie, inachèvement ; avec mon plaisir à me voir passer, sentir et vivre ; avec mon incapacité croissante à l’action pratique, à l’observation extérieure, avec mon aptitude psychologique. »

Journal Intime


Néanmoins, poursuit Amiel


« Je me sens notablement plus de culture, de richesse, d’étendue et de liberté en tout genre, malgré mes lacunes, mes limites et mes faiblesses. Pourquoi Biran fait-il plus tard de la volonté le tout de l’homme ? Parce qu’il avait trop peu de volonté… »


Dans cette confrontation avec un esprit apparenté, Amiel, soucieux de prendre ses distances, souligne qu’il n’y a pas, de soi à soi, de véritable objectivité. Biran privilégie la volonté, parce qu’il est irrésolu :


« Un autre homme, incapable de pensée et de recueillement, aurait fait de la conscience de soi la chose suprême. Il n’y a que la totalité qui ait une valeur objective ; dès qu’on isole du tout une partie, dès qu’on choisit, le choix est involontairement et instinctivement dicté par des inclinations subjectives qui obéissent à l’une des deux lois opposées, l’attraction des semblables, ou l’affinité des contraires. »

Journal Intime


L’analyse systématique de soi ne donne pas un accès direct à la réalité humaine en sa teneur objective ; elle se trouve elle-même orientée et sous-tendue par un désir d’intervention, qui demande à être reconsidéré en vue d’une réinterprétation ; on croyait pouvoir découvrir l’être humain dans sa vérité, mais cette vérité se dérobe au moment même où l’on croyait l’appréhender ; il faut lui appliquer des coefficients de transformation, dont on doit se demander s’ils ne sont pas eux-mêmes sujets à caution. Amiel rectifie Biran en fonction d’hypothèses de travail ; mais qui garantit la validité de ces hypothèses. Et comment être sûr qu’Amiel est plus clairvoyant que Biran ? Le lendemain du jour où il notait ces réflexions, Amiel, reprenant sa lecture, ajoute ce qui suit :


« Rien n’est mélancolique et lassant comme ce Journal de Maine de Biran. C’est la marche de l’écureuil en cage. Cette invariable monotonie de la réflexion qui se recommence sans fin énerve et décourage comme la pirouette interminable des derviches. Voilà donc la vie d’un homme distingué, vue dans son intimité ! … »

Journal Intime


Chose singulière, cette impression est exactement celle du lecteur du Journal d’Amiel, dont l’entreprise est d’une ampleur bien plus considérable que celle de Biran. Amiel confesse qu’il éprouve « une sorte d’asthme et d’asphyxie avec le volume de Biran », mais ajoute aussitôt qu’il ressent aussi « la paralysie par assimilation et la fascination par sympathie. J’ai compassion et j’ai peur de ma pitié ; car je sens combien je suis près des mêmes maux et des mêmes fautes ». Amiel se reconnaît en Biran, en dépit de ses critiques. Même, il est capable de tirer de cette fréquentation une leçon qui retrouve le point de vue de Paul Valéry, ce qui tendrait à prouver qu’Amiel possède une envergure mentale supérieure à celle du penseur français.


En effet, le Genevois conclut de sa lecture de Biran « qu’il ne faut pas éviter le monde, l’action, la lutte, le devoir et tout ce qui développe la volonté ; (…) qu’il faut conclure, aboutir, formuler, achever ; car l’indétermination, le recommencement, l’hésitation disséminent les forces, ôtent le courage, augmentent l’inquiétude et l’incapacité ; qu’il ne faut pas isoler en soi la théorie de la pratique, et l’homme intérieur de l’homme extérieur. »


Amiel, malheureusement, est coutumier de ces rappels à l’ordre, mais les exhortations qu’il s’adresse à lui-même ne sont jamais suivies d’effet. La volonté qui faisait défaut à Biran, Amiel ne la possédait pas davantage ; de là son recul devant les engagements du mariage ou de la création littéraire et scientifique, par incapacité de se résoudre. Si la recherche de l’identité par la voie de l’investigation de soi est condamnée à ne pas aboutir, c’est que l’identité n’est pas le résultat d’une analyse de la réalité donnée, mais le fruit d’un parti pris, d’une décision instituant un choix de soi par soi.


L’écriture du moi sous les espèces du journal intime, lorsqu’elle prend la forme d’une recherche du moi, risque de susciter une fuite devant le moi. Le moi n’est pas donné à lui-même sur le mode de l’inventaire, il se présente comme un devoir être, non comme un être. L’examinateur de soi-même, s’il se contente d’une analyse, qu’il voudrait exhaustive, de sa réalité intrinsèque, se conduit comme un individu qui tenterait indéfiniment de creuser sous ses pieds jusqu’à ce qu’il trouve un fondement solide. Amiel repart chaque jour à la poursuite de son ombre ; bien entendu, il ne parvient jamais à l’atteindre, et se désole de cet échec, de jour en jour reconduit.


Exemple, entre beaucoup, de cette déploration.


« Le tourbillon m’entraîne, j’ai fort à faire à me cramponner soit à la réalité, soit à mon individualité, qui s’évanouissent dans le tumulte de la vie universelle et m’échappent à moi-même. L’immense variété des choses, des activités m’étourdit parfois jusqu’à l’ivresse et au vertige, et je reconnais le vieil ennemi, le protéisme, l’ensorcellement par la Maïa multiforme des images, formes, êtres, qui dansent la ronde du Sabbat dans le chaos de ma pensée trop ouverte et trop hospitalière. Tout me tente, m’attire, me polarise, me métamorphose et m’aliène momentanément de ma personnalité, qui, volatilisée, expansive et centrifuge comme l’éther, tend toujours à se perdre dans l’espace sans bornes ou inversement à se condenser dans un point insignifiant de sa propre étendue. »

Journal Intime


Cette vaporisation du moi, dissolution dans l’inconsistance, fait le bonheur des caractérologues, tout heureux d’affiner leur diagnostic, après autopsie de l’émotif inactif secondaire. D’autres suspectent ici les récurrences de l’ontologie hindouiste, ou de telle ou telle hérésie religieuse. La plainte éternelle d’Amiel consacre son autodestruction.


« Si j’étais homme, c’est-à-dire plus courageux, plus ardent, je voudrais vaincre, conquérir, posséder, subjuguer, triompher ; je voudrais engendrer, féconder, construire, me poser dans une oeuvre, une maison, une famille à moi, m’établir, m’affirmer me faire place, m’épanouir dans le monde réel, tandis que je m’efface, m’esquive, me dissimule, m’évapore pour ne pas lutter et ne pas me déterminer. J’ai dissipé mon individualité pour n’avoir rien à défendre ; je me suis enfoncé dans l’incognito pour n’avoir nulle responsabilité ; c’est dans le zéro que j’ai cherché ma liberté. »

Journal Intime


Avec une clairvoyance qui confine au masochisme, Amiel se fait à lui-même le procès que Valéry fait à Biran. Il se condamne par défaut, pour insuffisance d’actif. Reste à savoir si ce texte, et tous les autres qui lui ressemblent, doivent être pris au pied de la lettre. Le lecteur

d’un journal intime aussi étendu et détaillé que ceux d’Amiel ou de Biran, y voit tout naturellement une exposition universelle de l’individualité.


Le journal intime, de par la liberté que donne l’intimité, exprimerait la teneur même de l’existence individuelle, dans la sincérité plénière que procure la confession. Or rien n’est plus trompeur, plus intéressé qu’une confession. Le mode de l’auto-accusation n’est pas plus digne de foi que celui de l’auto-célébration. Dès que l’on songe à toutes les motivations possibles d’un document où un individu se met lui-même en question, toutes sortes de perspectives de dérapage s’offrent à l’esprit. L’auteur d’écritures du moi a tout autant de raisons de se mentir à lui-même que de mentir aux autres… Peut-être davantage.


(...)"


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