

Irène de Palacio
il y a 4 jours
Dernière mise à jour : 4 avr. 2023
Henri-Frédéric Amiel (1821-1881)
(1927)
"Le besoin de soif de l'absolu, totalité, l'aspiration à l'infini — transportez tout cela dans le domaine du sentiment personnel, dans le travail de la conscience, et vous aurez l’idéalisme. Amiel a été le martyr de l’idéal.
La tyrannie de l'idéal se traduit, chez Amiel, par une timidité maladive et par des contradictions intimes. (...) Toutes les personnes qui ont connu Amiel de près sont d'accord sur l'aspect contradictoire de sa nature, sur les oppositions qu'offrait son caractère et qui en faisaient à la fois la richesse et la stérilité, l'ambiguïté et le charme. Son idéalisme même, ainsi que me le fait remarquer une personne de ses amies, n'apparaît-il pas tantôt comme une maladie et tantôt comme une noblesse ?
Et que d'autres contrastes et de toutes sortes ! Le sens religieux et les audaces de l'intelligence, le mysticisme et la curiosité de l'esprit, le courage et la faiblesse, l'ambition et l'apathie, la timidité et la fierté, la réserve et le besoin d'abandon, la candeur et l'ironie, la désespérance et la frivolité, le goût des grandes choses, des plus grandes, et l'enfantillage; dans toute sa manière d'être, enfin, un je ne sais quoi qui condamnait tant de réelle valeur et de noblesse à être méconnu.
La constitution spirituelle d'Amiel nous donne sa vie, une lutte contre les conditions viriles de l'existence, — elle nous donne sa souffrance, la volonté qui se désole de ne pouvoir vouloir, — elle nous donne son œuvre, l'œuvre consciente et achevée qui est peu de chose, et l'œuvre inconsciente et fragmentaire, l'observation de lui-même, l'annotation psychologique quotidienne dont rien ne surpasse l'intérêt.
Tout se réunit pour rendre Amiel impropre à l'action. La passion du complet et du parfait, qui n'est que l'une des formes de la préoccupation de l'absolu intervient sans cesse, chez lui, entre le concept et l'exécution. Comment arriver jamais à mettre la plume au papier lorsqu'on croit devoir tout dire en un sujet et lorsqu'on veut le dire mieux que bien ?
Amiel est dominé, selon sa propre expression, par le sentiment métaphysique de l'infinie multitude des possibles et par le sentiment critique de l'insuffisance de chaque possibilité présente.
« J'agrandis, dit-il, je complique et étends tout ce que je touche de façon à n'en être plus maître et à ne pouvoir écrire. »
Et dans un sens plus général :
« Le besoin de totalité me détache de tout et l'idéal irréalisable m'ôte la saveur de toute réalité. »
Ajoutons que l'intensité de la vie intérieure rend impropre au rôle d'homme. Un contemplatif tel qu'Amiel ne met guère d'intérêt à persuader les esprits ou à plier les volontés. L'État, le public, l'opinion, notre ami l'avoue, n'étaient pas des formes de sa vie, et ne disaient presque rien à son cœur. Sans compter l'aversion naturelle du penseur pour les compromissions de la propagande, et le dédain de l'aristocratie intellectuelle pour les masses.
Le don spécial d'Amie], nous le savons, est la transformation incessante, la transmutation universelle ; il en résulte une mobilité qui devient une dernière cause d'impuissance.
En somme, peu de substance et d'énergie personnelles :
Répugnance pour l'action :
Vocation humaine et carrière sociale manquées :
On ne sent pas ainsi sans souffrir. On ne voit pas l'idéal si clairement et l'on ne s'avoue pas si nettement son impuissance à le saisir, sans être brisé de l'effort et navré de la défaite. Nous sommes ici au cœur du sujet, et la croix d'Amiel se dresse devant nous. Amiel voulait, il aurait voulu vouloir et la volonté lui faisait défaut. Il se gourmandait de ses faiblesses et, bien entendu, sans parvenir à en triompher. Il maudissait l'ensorcellement intérieur, et il y restait asservi. Sans compter qu'après chaque tentative, il retombait sur lui-même plus confus, plus las, plus meurtri.
Enfin, au milieu de ces combats, les années s'écoulaient et le moment allait venir où Amiel serait forcé de s'avouer que le cercle s'était définitivement fermé derrière lui. Amiel est ainsi l'esclave rebelle et impuissant d'une nature. Il personnifie la lutte de deux principes qu'on dirait réunis en lui par un caprice créateur. Plus oriental, plus bouddhiste, il se serait abandonné à la vie contemplative sans rêver l'action ; mieux trempé pour la civilisation occidentale et chrétienne, il aurait secoué l'ivresse du rêve en se plongeant dans la bataille de la vie.
(...)
L'âme et la vie d'Amiel, on l'a assez vu, sont un tissu de contrastes; cependant le plus grand comme le dernier paradoxe de son existence c'est que, n'ayant pas su nous donner sa mesure dans une œuvre voulue et réfléchie, il nous laisse après sa mort, dans des feuilles sibyllines, un livre qui ne mourra point; c'est que le prix de ce livre consiste précisément dans la fidélité avec laquelle s'y retracent les souffrances d'un génie stérile.
Là, dans ces pages, Amiel va se mettre tout entier, et il arrivera qu'en s'y mettant il aura dépouillé toutes les infirmités de sa nature. Il y raconte ses douleurs, mais le secret de son mal est sublime et l'expression en est admirable. En écrivant ses confessions Amiel ne compose pas, il ne produit pas, il n'est par conséquent plus en lutte avec un idéal qui le fuit, il n'est plus opprimé sous le poids d'une perfection qu'il ne peut saisir.
De là le caractère unique de cette œuvre qui en est une parce qu'elle n'a jamais songé à l'être. Amiel n'a fait que cela, il était condamné à ne faire que cela, et il était en même temps condamné à le faire merveilleusement. Je dis condamné, car il n'a pas écrit ce Journal avec son talent, mais avec la substance de son âme, avec les palpitations de sa vie. Son malheur et son génie sont inséparables. Notre ami était de ceux qu'a touchés de son aile l'auge des visions ineffables et des divines tristesses."