Émile Zola : Lettres à Cézanne
Dernière mise à jour : 2 avr. 2023
Emile Zola
Lettres de jeunesse
(1858-1867)
À Paul Cézanne
Paris, 14 juin 1858
Mon cher Cézanne,
Je suis un peu en retard dans ma correspondance ; mais je te prie de croire que c'est par un concours inouï de circonstances que je ne tâcherai pas de t'expliquer parce que ce serait trop long. Il fait une chaleur épouvantable et nageante. Or, comme mon feu poétique est en raison inverse du feu que lance le divin Apollon, je me contenterai de t'écrire en simple prose pour aujourd'hui. D'ailleurs, je suis comme M. Hugo, j'aime les contrastes ; ainsi donc après une épître poétique je t'envoie une épître prosaïque. De sorte qu'au lieu de t'endormir complètement, je ne ferai que t'assoupir.
Mon cher ami, je vais t'annoncer une chose, mais une chose charmante. J'ai déjà plongé mon corps dans les eaux de la Seine, de la Seine à la large largeur, à la profonde profondeur. Mais là, il n'y a pas de pin séculaire, mais là il n'y a pas de source fraîche pour faire rafraîchir la dive bouteille, mais là il n'y a pas un Cézanne à la large imagination, à la conversation enjouée et piquante ! Aussi, foin de la Seine, me suis-je écrié, et vive la goure de Palette et nos célestes parties sur les bords qui l'avoisinent.
Paris est grand, plein de récréations, de monuments, de femmes charmantes. Aix est petit, monotone, mesquin, rempli de femmes… (le bon Dieu me garde de médire des Aixoises). Et malgré tout cela, je préfère Aix à Paris. Seraient-ce les pins ondulant au souffle des brises, seraient-ce les gorges arides, les rochers entassés les uns sur les autres, comme Pélion sur Ossa, serait-ce cette nature pittoresque de la Provence qui m'attire à elle ? Je ne sais ; cependant mon rêve de poète me dit qu'il vaut mieux un rocher abrupt qu'une maison nouvellement badigeonnée, le murmure des flots que celui d'une grande ville, la nature vierge qu'une nature tourmentée et apprêtée. Serait-ce plutôt les amis que j'ai laissés là-bas dans les voisinages de l'Arc qui m'attirent dans le pays de la bouillabaisse et de l'aïoli ? Certainement, ce n'est que cela.
Je vois tant de jeunes gens ici visant à l'esprit, se croyant d'une condition plus élevée que les autres, ne voyant du mérite que dans eux et n'accordant aux autres qu'une large part de stupidité, que je désire revoir ceux dont je connais le véritable esprit et qui, avant de jeter la pierre aux autres, considèrent si on ne pourrait pas leur en jeter. Tiens ! je suis d'un sérieux énorme aujourd'hui. Il faut me pardonner les réflexions assez plates que je viens de faire : mais, vois-tu, quand on se met à regarder le monde d'un peu près, on remarque que c'est si mal emmanché, qu'on ne peut s'empêcher de faire le philosophe. Au diable la raison, et vive la joie !
Que fais-tu de ta conquête ? Lui as-tu parlé ? Ah ! polisson, tu en serais, ma foi, bien capable. Jeune homme, vous vous perdez, vous allez faire des folies, mais j'irai bientôt empêcher cela. Je ne veux pas qu'on me détériore mon Cézanne.
Nages-tu ? Fais-tu la noce ? Peins-tu ? Joues-tu du cornet ? Poétises-tu ? Enfin que fais-tu ? Et ton bachot ? Cela roule-t-il ? Tu vas couler tous les maîtres. Ah ! sacrebleu, nous nous amuserons bien. J'ai des idées difformes. C'est gigantesque, tu verras. (...)
J'ai fini ma comédie d'Enfoncé le pion. Elle a mille et quelques vers. Il faudra que tu gobes tout cela aux vacances : tu les goberas, Baille les gobera, tous les goberont. Je serai sans pitié. Vous aurez beau dire que vous en avez assez, je vous en donnerai encore. C'est une provision de paroles que je vous porte. Mais je ne vous prends pas en traître. Je vous avertis d'avance : vous pouvez donc me rendre la pareille, en vous réunissant tous et en composant une nouvelle Pucelle pour attenter à ma vie active. Dieu de Dieu, est-il permis qu'il y ait sous la calotte des cieux un être aussi plat que moi !
J'écrirai aux quatre individus ci-dessus nommés, très prochainement.
Je ne sais pas comment je m'arrange, mais je ne travaille pas du tout, et pourtant je n'ai pas un moment à moi. Je ne raconte rien dans ma lettre parce que je fais une provision de récits pour porter à Aix. Nous tenons aujourd'hui le 14 ; il n'y a donc plus que deux mois. Cela ne vient pas trop vite, mais au moins cela marche toujours. Le bonjour aux amis et à tes parents. Envoie-moi donc, si tu as le temps, quelque jolie pièce de vers. Cela me distrait tout en me faisant plaisir. Quant à moi, je suis mort à la poésie pour quelque temps.
Que tu vas remporter de couronnes ! Quels applaudissements va exciter la distribution des prix ! Quant à moi, je te réponds que je n'attraperai pas de courbature. Je tâche d'avoir un prix, celui de narration, et si je l'ai ce sera tout. Que veux-tu, il n'est pas donné à tout le monde de briller. Il y a tant de sots que l'on peut sans déshonneur leur tenir compagnie.
À quoi faire, continuer à entasser bêtise sur bêtise ? Selon moi, quatre pages suffisent. Attends pour que je donne courant à toutes mes idées biscornues, que je sois près de toi, jamais tu n'en auras tant ouï.
Je termine donc ma lettre, mon cher ami, je viens de composer en chimie, j'en suis encore tout ahuri : il n'y a rien qui agisse autant sur mes nerfs que la chimie. D'abord, tout ce qui est du genre féminin me fait cet effet-là (Il fallait bien finir par une bêtise).
À bientôt. Ton ami dévoué.
Je viens de relire ma lettre. Elle est littéralement stupide, sans suite, sans français et sans style. Pardonne-moi d'écorcher ainsi tes oreilles.
*
À Paul Cézanne
Paris, 30 décembre 1859
Mon cher ami,
Je veux répondre à ta lettre et je ne sais que te dire. J'ai quatre pages blanches devant moi, et je n'ai pas la plus mince nouvelle à t'annoncer. N'importe, je pousse ma plume, et je t'avertis d'avance que je ne veux pas être responsable des platitudes et des fautes d'orthographe qu'elle va commettre.
J'ai pensé que Baille ne rentrerait au lycée qu'après le jour de l'an. Si je ne me trompe, cela t'aura donné un compagnon pendant quelques jours de plus. Que faites-vous ? moi, qui m'ennuie ici, je crois parfois que vous vous amusez là-bas. Mais quand j'y réfléchis, je pense qu'il en est de même partout, et que de nos jours, la gaieté est fort rare. Alors, je vous plains comme je me plains moi-même, et je demande au ciel une douce colombe, je veux dire une femme aimante. Tu ne sais pas ce qui me roule par la tête depuis quelque temps. Toi qui ne riras pas de moi, je vais te le confier.
Tu dois savoir que Michelet, dans L'Amour, ne commence son livre que lorsque le mariage est conclu, ne parlant ainsi que des époux et non des amants. Eh bien, moi, le chétif, j'ai le projet de décrire l'amour naissant, et de le conduire jusqu'au mariage. Tu ne peux voir encore la difficulté de ce que je veux entreprendre. Trois cents pages à remplir, presque sans intrigue ; une sorte de poème où je dois tout inventer, où tout doit concourir à un seul but : aimer ! Et de plus, comme je te le dis, je n'ai jamais aimé qu'en rêve, et l'on ne m'a jamais aimé, même en rêve ! N'importe, comme je me sens capable d'un grand amour, je consulterai mon cœur, je me ferai quelque bel idéal, et peut-être accomplirai-je mon projet.
En tout cas, si je fais ce livre, je ne le commencerai qu'aux beaux jours, si je le pense digne de paraître, je te le dédierai à toi, qui le ferais peut-être mieux que moi, si tu l'écrivais, à toi dont le cœur est plus jeune, plus aimant que le mien.
Ma lettre se remplit, mais assez tristement. Je voudrais avoir quelque bonne farce à te raconter, quelque bon tour qui puisse te faire sourire. Mais, n'allant nulle part, je connais peu les affaires du dehors, et je suis bien forcé de te dire ce qui se passe chez moi. Pardonne-moi si les pensées s'y embrouillent un peu. – Nous ne parlerons pas politique ; tu ne lis pas le journal (chose que je me permets), et tu ne comprendrais pas ce que je veux te dire. Je te dirai seulement que le pape est fort tourmenté pour l'instant, et je t'engage à lire quelquefois Le Siècle, car le moment est très curieux.
Que te dirai-je pour achever joyeusement cette missive ? Te donnerai-je du courage pour monter à l'assaut du rempart ? Ou bien te parlerai-je peinture et dessin ? Maudit rempart, maudite peinture ! L'un est à l'épreuve du canon, l'autre est accablée du veto paternel. Quand tu t'élances vers le mur, ta timidité te crie : « Tu n'iras pas plus loin ! » Quand tu prends tes pinceaux : « Enfant, enfant, te dit ton père, songe à l'avenir. On meurt avec du génie, et l'on mange avec de l'argent ! » Hélas ! hélas ! mon pauvre Cézanne, la vie est une boule qui ne roule pas toujours où la main voudrait la pousser.
Je te serre la main. Mes respects à tes parents. Le bonjour à Baille, s'il est encore à Aix. Écris-moi souvent.
Ton ami.
J'oubliais de te souhaiter la bonne année ; cela est si bête que je rougis en l'écrivant. Mais c'est un usage ; ainsi donc : Bonne année ! bonne année ! bonne année !
Puisque tu as traduit la seconde églogue de Virgile, pourquoi ne me l'envoies-tu pas ? Dieu merci, je ne suis pas une jeune fille, et ne me scandaliserai pas.
*
À Paul Cézanne
Paris, 5 janvier 1860
Mon cher Cézanne,
J'ai reçu ta lettre. J'ai fumé une pipe – je possède depuis le jour de l'an une belle pipe en écume que je culotte magnifiquement – et j'ai vu voltiger dans la fumée du tabac mille pensées que je te communique sur-le-champ, croyant te distraire.
Tu me demandes de te parler de mes maîtresses, mes amours sont en rêve. Mes folies sont d'allumer mon feu, le matin, de fumer ma pipe et de penser à ce que j'ai fait et à ce que je ferai. Tu vois qu'elles ne sont pas bien coûteuses et que je n'y perdrai pas la santé. Je n'ai pas encore vu Villevieille ; à la première occasion je ferai la commission du passe-partout. Quant à Catherine, ma mère doit lui écrire très prochainement.
Tu as lu, dis-tu, mon feuilleton. J'ai bien peur qu'on ne l'ait pas plus compris que Mon follet. La pauvre Sylphide amoureuse, comme on a dû lui arracher ses belles ailes et sa couronne ! On a dû n'y voir qu'une fée vulgaire, et je me l'étais représentée si belle et si riante. Pour moi, c'étaient les âmes des deux amants réunies en une seule et chantant cet hymne de l'Amour que la terre chante depuis six mille ans. Hélas ! j'ai bien peur qu'on ne l'ait pas comprise.
Tu dois savoir que je ne suis rien moins qu'un favori de la Fortune, et depuis quelque temps il me peine de me voir, moi, grand garçon de vingt ans, à la charge de ma famille. Aussi suis-je décidé à faire quelque chose, à gagner le pain que je mange. Je pense entrer dans quinze jours au plus dans l'administration des Docks. Toi qui me connais, qui sais combien j'aime ma liberté, tu comprendras que je dois bien me forcer pour m'y résoudre. Mais je croirais commettre une méchante action en n'agissant pas ainsi. J'aurai encore beaucoup de temps à moi et je pourrai me livrer alors aux occupations qui me plaisent. Je suis loin d'abandonner la littérature – on abandonne difficilement ses rêves – et je tâcherai de remplir le moins longtemps possible un emploi qui me pèsera sans nul doute.
Je te l'ai déjà dit dans ma dernière lettre, la vie est une boule qui ne roule pas toujours où la main voudrait la pousser, et crois que je ne quitte pas avec plaisir mes livres et mes papiers pour aller m'asseoir sur une chaise et griffonner de méchantes copies. Mais je serai toujours le même, je serai toujours le poète qui divague, le Zola qui est ton ami. Après avoir secoué à ma porte la poussière du bureau, je reprendrai la plume pour continuer mon poème interrompu ou ta lettre commencée. C'est une nécessité, et je m'y conforme en y apportant mes petits changements.
Je lis cette phrase dans un des derniers feuilletons de Gaut : « Lorsque la chaleur des estomacs repus eut fait monter le vermillon de la satisfaction à tous les visages… » Qu'en dis-tu ? Jamais les précieuses n'ont inventé quelque chose de mieux. C'est faux, tiraillé, d'un goût atroce.
Tu vois, mon cher ami, que je t'ai répondu longuement. Et encore je n'ai pas tout dit, et assez bien dit ce que je voulais dire. N'importe, je désire que cela t'ait distrait un instant.
Je te serre la main. Ton ami.
*
À Paul Cézanne
Paris, 9 février 1860
Mon cher ami,
Je suis triste, bien triste, depuis quelques jours et je t'écris pour me distraire. Je suis abattu, incapable d'écrire deux mots, incapable même de marcher. Je pense à l'avenir et je le vois si noir, si noir, que je recule épouvanté. Pas de fortune, pas de métier, rien que du découragement. Personne sur qui m'appuyer, pas de femme, pas d'ami près de moi. Partout l'indifférence ou le mépris. Voilà ce qui se présente à mes yeux lorsque je les porte à l'horizon, voilà ce qui me rend si chagrin. Je doute de tout, de moi-même le premier.
Il est des journées où je me crois sans intelligence, où je me demande ce que je vaux pour avoir fait des rêves si orgueilleux. Je n'ai pas achevé mes études, je ne sais même pas parler en bon français ; j'ignore tout. Mon éducation du collège ne peut me servir à rien : un peu de théorie, aucune pratique. Que faire alors ? et mon esprit balance, et me voilà triste jusqu'au soir.
– La réalité me presse et cependant je rêve encore. Si je n'avais pas de famille, si je possédais une modique somme à dépenser par jour, je me retirerais dans un bastidon, et j'y vivrais en ermite. Le monde n'est pas mon affaire ; j'y ferai triste figure, si j'y vais quelque jour. D'autre part, je ne deviendrai jamais millionnaire, l'argent n'est pas mon élément. Aussi je ne désire que la tranquillité et une modeste aisance. Mais c'est un rêve, je ne vois devant moi que luttes, ou plutôt je ne vois rien distinctement. Je ne sais où je vais et je ne pose mon pied qu'avec frayeur, sachant que la route que j'ai à parcourir est bordée de précipices.
Et encore, je le répète, si j'avais quelque joie qui vînt me donner du cœur ; si, lorsque je suis trop triste, je savais où aller m'égayer. Depuis que je suis à Paris, je n'ai pas eu une minute de bonheur ; je n'y vois personne et je reste au coin de mon feu avec mes tristes pensées et quelquefois avec mes beaux rêves. Parfois cependant je suis gai, c'est lorsque je pense à toi et à Baille. Je m'estime heureux d'avoir découvert dans la foule deux cœurs qui aient compris le mien. Je me dis que, quelles que soient nos positions, nous conserverons les mêmes sentiments ; et cela me soulage. Je me vois entouré d'êtres si insignifiants, si prosaïques, que j'ai plaisir à te connaître, toi qui n'es pas de notre siècle, toi qui inventerais l'amour, si ce n'était pas une bien vieille invention, non encore revue ni perfectionnée. J'ai comme une certaine gloire à t'avoir compris, à te juger ce que tu vaux. Laissons donc les méchants et les jaloux : la majorité des humains étant stupide, les rieurs ne seront pas de notre côté ; mais qu'importe ! si tu éprouves autant de plaisir à me serrer la main que moi à serrer la tienne.
Voici deux pages et demie de noircies et je ne t'ai encore rien dit de ce que je désirais, je ne t'ai pas expliqué pourquoi je suis triste. C'est ce que j'ignore moi-même, et je me contenterai d'ajouter que peut-être je me désespère ainsi parce que je n'ai personne pour me consoler.
Voici le carnaval qui finit, hâte-toi de faire des folies pour me les raconter. On ne s'amuse plus ; la reine Bacchanale a abdiqué en faveur du roi Ennui. On a retiré les battants des grelots et crevé les tambours de basque. Hâte-toi de faire des folies. – Sans doute Baille viendra te voir le mardi gras. Tâchez de casser les pots, les bouteilles et les verres vides. Inventez quelque bon tour qui me fasse rire.
Écris-moi souvent et parle-moi souvent de toi. – Mes respects à tes parents.
Je te serre la main. – Ton ami.
*
À Paul Cézanne
Paris, 5 mai 1860
Mon bon vieux,
Je suis seul dans ma chambre, un peu indisposé. J'ai fait l'école buissonnière pour aujourd'hui et je crois ne pouvoir mieux employer le temps passé loin de mon bureau, qu'en causant avec toi. – Je vais donc répondre à tes deux dernières lettres.
Comme tu le présumes fort bien, je ne m'amuse nullement aux Docks. Voici un mois que je suis dans cette infâme boutique et j'en ai, par Dieu ! plein le dos, les jambes et tous les autres membres. – Je ne demande qu'une grotte dans le flanc d'un rocher, sur une haute montagne. Je vivrai là vêtu d'un froc s'il le faut, en ermite, ne me souciant ni du monde, ni de ses jugements. – Ne crois pas que ce soit là le vain désir d'un poète ; je pense sérieusement et, si je n'avais pas une mère, il y a longtemps que j'aurais tâché de mettre mon idée à exécution. – Quoi qu'il en soit, je trouve mon bureau puant et je vais bientôt déguerpir de cette immonde écurie. Ce qui m'arrête, c'est que, sorti de là, je me trouverai de nouveau à la charge de ma famille ; je cherche une combinaison qui me permette de manger et de rester libre, combinaison, hélas ! que je ne trouve pas, que je ne trouverai jamais.
Tu ne peux te douter de la souffrance que j'éprouve quand je pense à ces choses-là. C'est comme un damné labyrinthe ; j'ai beau marcher, je m'égare et toujours je reviens au même point, à penser en pleurant à l'art sublime, à la liberté, à toutes ces célestes choses dont l'amour ne veut pas mourir en moi, et qui se débat en désespéré, devant l'horrible réalité. – Car, te le dirai-je ?, si je suis malade de corps, ce n'est qu'une suite de ma maladie morale, de l'ennui, du désespoir que je ressens. Mais quittons ce triste sujet et tâchons de rire et de boire frais.
(...)
Tu te rappelles nos parties de nage, cette heureuse époque où, insoucieux de l'avenir, nous combinions un beau soir la tragédie du célèbre Pitot ; puis le grand jour ! là, sur le bord de l'eau, le soleil qui se couchait radieux, cette campagne que nous n'admirions peut-être pas alors, mais que le souvenir nous présente si calme et si riante. – On a dit – je crois que c'est Dante – que rien n'est plus pénible qu'un souvenir heureux dans les jours de malheur.
Pénible, oui, mais âprement voluptueux aussi ; on pleure et on rit à la fois. – Malheureux que nous sommes ! à vingt ans nous regrettons déjà le passé ; nous nous tournons vers cette époque enfuie, tendant les bras, pleurant sans espoir de voir renaître ces beaux jours.
Malheureux et fous ! nous gâtons notre vie comme à plaisir, toujours souhaitant de voir revivre le passé, ou implorant l'avenir à grands cris, ne sachant jamais jouir du présent. – Je te l'ai dit dans ma dernière lettre, parfois un souvenir, rapide comme un éclair, traverse ma pensée ; c'est un mot que tu m'as dit jadis, c'est une de nos parties : une montagne, un chemin, un buisson, et je regrette, et je désespère – malheureux et fou.
Dans tes deux lettres tu me donnes comme un espoir lointain de réunion. « Quand j'aurai fini mon droit, peut-être, me dis-tu, serai-je libre de faire ce que bon me semblera ; peut-être pourrai-je aller te rejoindre. » Que Dieu veuille que ce ne soit pas la joie d'un instant ; que ton père ouvre les yeux sur ton véritable intérêt. Peut-être, à ses yeux, suis-je un étourdi, un fou, même un mauvais ami de t'entretenir dans ton rêve, dans ton amour de l'idéal. Peut-être, s'il lisait mes lettres, me jugerait-il sévèrement ; mais quand bien même je devrais perdre son estime, je le dirais hautement devant lui comme je le dis à toi :
« J'ai réfléchi longtemps à l'avenir, au bonheur de votre fils, et par mille raisons qu'il serait trop long de vous expliquer, je crois que vous devez le laisser aller là où son penchant l'entraîne. »
Mon vieux, il s'agit donc d'un petit effort, d'un peu travailler. Voyons, que diable ! sommes-nous tout à fait privés de courage ? Après la nuit viendra l'aurore ; tâchons donc de la passer tant bien que mal, cette nuit, et que lorsque luira le jour tu puisses dire : « J'ai assez dormi, mon père, je me sens fort et courageux. Par pitié ! ne m'enfermez pas dans un bureau ; donnez-moi mon vol, j'étouffe, soyez bon, mon père. » – Je ferai ta commission à Chaillan.
(...)
Quant à vous, mes beaux musiciens, chantez tout votre soûl ; riez, mes enfants, riez. Ma mansarde n'est certes pas belle, et cependant parfois je la regrette. – Nous avons depuis une semaine un temps sublime ; je ne le croirais pas, si je ne suais pas. Mais que m'importe la pureté du ciel, à moi Parisien ; je sors si peu. Je ne vais jamais manger des anchois au bastidon, tout au plus je vais m'installer à la porte d'un établissement dans le genre du Qu'a fait la belle eau (Oh ! Marguery !). Je ne t'ai pas décrit ma nouvelle demeure, mon voisinage : ce sera pour ma prochaine lettre.