Ferdinand de Gramont : Sextines, sonnets, délicatesse surannée
"On a dit de moi : C'est un poète isolé. D'accord ; mais ce reproche à mon oreille sonne Comme un éloge, et nul ne m'a si peu troublé. Donc, de tous ces vainqueurs dont l'essaim nous rançonne Aucun n'a pu me voir à son char attelé, Et je n'aurai marché dans l'ombre de personne."
Sonnet 108, "Dernier mot"
Ferdinand de Gramont, Olim : sextines et sonnets, 1882
Portrait de Ferdinand de Gramont à l'âge de trente ans, par Théodore Chassériau
Ferdinand de Gramont (1811-1897) : ce nom aujourd'hui oublié fut pourtant reconnu et loué en son temps par Théophile Gautier, dans son essai Les Progrès de la Poésie française depuis 1830 (essai repris dans son Histoire du romantisme). "Les Chants du passé, de M. de Gramont, contiennent une grande quantité de sonnets d’une rare perfection", écrit-il en amorce d'un petit texte laudatif, dans lequel il souligne également le génie du "seul poëte français qui ait pu réussir la Sextine". La sextine, qui se compose de six strophes de six vers, chacune suivie par un tercet, est un type de forme poétique fixe certes quelque peu alambiquée : les rimes de la première stance sont reprises dans les strophes suivantes, suivant un ingénieux système de "glissement", qui permet aux mots et aux rimes de changer de place à chaque strophe. Véritable prouesse poétique et métrique, la sextine révèle un travail de composition considérable, afin de préserver le sens du poème et sa perfection technique. Ferdinand de Gramont la maîtrise en effet :
Il arrive, et le fait n'a même rien d'étrange,
Que des lieux qu'on a vus jadis avec plaisir Paraissent à présent sans charme, et qu'en échange
D'autres qu'on n'aimait pas sont, par quelque mélange
De sentiments nouveaux, un objet de désir. On y pense, on voudrait les revoir à loisir.
Jeune, bien à regret quittant un cher loisir,
Je fus l'hôte six mois d'une contrée étrange, Désolée ; un désert. Mon unique désir
Etait de retourner à Paris, mon plaisir D'en retrouver la vie avec tout son mélange De mouvements, de bruits, de pensers qu'on échange.
Joyeux, j'abjurai donc ce séjour ; mais l'échange
Aux rêves poursuivis rendit peu de loisir. Que de déceptions m'attendaient ! Quel mélange
De soucis, de dégoûts dans un exil étrange
M'étreignit, sans jamais qu'un vulgaire plaisir Usurpât de mon coeur le farouche désir.
Il n'était qu'un seul prix pour combler ce désir ; Tout autre m'eût offert un misérable échange. Quoi de l'astre au lampion restreindre son plaisir!... On en vient là pourtant. Je n'eus pas ce loisir,
Je m'enfuis, ne gardant que ce trésor étrange, Un vouloir lumineux, sans nul douteux mélange.
Quelque refuge alors, libre de tout mélange
De pas, d'échos humains, ce fut là mon désir ;
Et l'aspect me revint de la contrée étrange,
Mon ennui d'autrefois ; et j'invoquai l'échange
Qui m'eût des bois riants où s'ébat le loisir.
Remis en ces déserts hostiles au plaisir
Leur calme, leur silence eût été mon plaisir. La terre s'effaçait ; le grand ciel sans mélange, M'embrassant, ne laissant aux sens aucun loisir.
Plus de souffles troublant le vol de mon désir ! J'aurais, sans craindre même un éphémère échange,
Brûlé ma vie entière en une extase étrange.
Chose étrange ! et j'ai dû, bien loin d'un tel plaisir,
En échange accepter ce douloureux mélange Du désir rayonnant joint au morne loisir.
Sextine 10, "Regard en arrière"
Olim : sextines et sonnets, 1882
Gramont fut introduit à la sextine en 1842, après la publication de sa traduction des poésies de Pétrarque (Poésies de Pétrarque : sonnets, canzones, triomphes, 1842), dont il était fervemment épris. Deux ans auparavant, il publiait son premier volume de sonnets, (Sonnets, Paris, 1840). A vingt-neuf ans, c'est le choix étonnant des Belles-Lettres que fit le jeu