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Gustave Flaubert, L'Ours Blanc (Julian Barnes)





Extrait de :

Julian Barnes

Le Perroquet de Flaubert



L’OURS


"Gustave était l’Ours. Sa sœur Caroline était le Rat – elle signe elle-même « ton cher rat », « ton rat fidèle » ; il l’appelle « petit rat », « ah ! rat, mon bon rat, mon vieux rat », « vieux rat, vieux coquin de rat, mon bon rat, mon pauvre vieux rat » – mais Gustave était l’Ours. Quand il n’avait que vingt ans, les gens trouvaient que c’était « un drôle d’original, un ours, un jeune homme comme il n’y en a pas beaucoup » ; et, avant même sa crise d’épilepsie et sa réclusion à Croisset, l’image s’était imposée d’elle-même : « Je suis ours et veux rester ours dans ma tanière, dans mon antre, dans ma peau, dans ma vieille peau d’ours, bien tranquille et loin des bourgeois et des bourgeoises. » Après sa crise, la bête s’est confirmée en lui : « Je vis seul comme un ours. » (Dans cette phrase, le mot « seul » est mieux défini ainsi : « seul, sauf pour mes parents, ma sœur, les domestiques, notre chien, la chèvre de Caroline et les visites régulières d’Alfred Le Poittevin ».)


Il guérit et fut autorisé à voyager ; en décembre 1850, il écrivit à sa mère, de Constantinople, en développant l’image de l’Ours. Cela n’explique plus seulement son caractère, mais aussi sa stratégie littéraire.

« Mêlé à la vie, on la voit mal, on en souffre ou (on) en jouit trop. L’artiste, selon moi, est une monstruosité – quelque chose de hors nature. Tous les malheurs dont la Providence l’accable lui viennent de l’entêtement qu’il a à nier cet axiome… Or (c’est la conclusion) je suis résigné à vivre comme j’ai vécu, seul, avec ma foule de grands hommes qui me tiennent lieu de cercle, avec ma peau d’ours, étant un ours moi-même, etc. »

La « foule des grands hommes », inutile de le dire, ne sont pas des invités mais des compagnons pris sur les rayons de sa bibliothèque. Quant à sa « peau d’ours », il s’en inquiétait toujours ; il écrivit deux fois d’Orient (Constantinople, avril 1850 ; Beni-souëf, juin 1850) pour demander à sa mère d’en prendre soin. Sa nièce Caroline se souvenait aussi de cet élément central de son cabinet de travail. On l’y conduisait à une heure pour ses leçons :


« … le large cabinet où les persiennes soigneusement closes n’avaient pas laissé pénétrer la chaleur ; il y faisait bon, on respirait une odeur de chapelets orientaux mêlée à celle du tabac et à un reste de parfums, venant par la porte laissée entrouverte du cabinet de toilette. D’un bond, je m’élançais sur une grande peau d’ours blanc que j’adorais ; je couvrais sa grosse tête de baisers. »


« Quand vous aurez réussi à attraper votre ours », dit le proverbe de Macédoine, « il dansera pour vous. » Flaubert ne dansait pas ; Gourstave n’était l’ours de personne.

OURS : S’appelle généralement Martin. Citer l’anecdote de l’invalide qui, voyant une montre tombée dans sa fosse, y est descendu et a été dévoré.

Dictionnaire des idées reçues.

Gustave est aussi d’autres animaux. Dans sa jeunesse, il est tout un ensemble de bêtes : désirant ardemment voir Ernest Chevalier, il est « un lion, un tigre, tigre d’Inde, boa constrictor » ! (1841) ; ressentant une rare plénitude de sa force, il est « bœuf, sphinx, butor, éléphant, baleine » (1841) ; par la suite, il n’en prend qu’une à la fois. « Une huître à l’écale » (1851) ; « comme la limace qui a peur […] je rentre dans ma coquille » (1851) ; « comme le hérisson qui montre toutes ses pointes » (1853, 1857). « Je ne suis qu’un lézard littéraire qui se chauffe toute la journée au grand soleil du Beau » (1846), « je ne suis pas le rossignol, mais la fauvette au cri aigre qui se cache au fond des bois pour n’être entendue que d’elle-même » (également 1846). Il devient attendri et nerveux « comme une vache » (1867) ; il se sent fatigué « comme un âne » (1867) ; cependant, « il barbote dans la Seine comme un marsouin » (1870). « Je travaille comme un mulet » (1852) ; « la vie que j’ai menée cet hiver est faite pour tuer trois rhinocéros » (1872) ; il travaille « comme XV  bœufs » (1878) ; il conseille cependant à Louise Colet de « continuer tête baissée dans son œuvre, comme une taupe » (1853). Pour Louise, il ressemble à « un buffle indompté des déserts d’Amérique » (1846). Cependant, George Sand le voit « doux comme un mouton » (1866) – ce qu’il nie (1869) – et tous deux bavardent « comme des pies » (1866) ; dix ans plus tard, à son enterrement, il pleure « comme un veau » (1876). Seul dans son cabinet de travail, il termine l’histoire qu’il écrivait spécialement pour elle, l’histoire du perroquet ; il hurle « comme un gorille » (1876).

À l’occasion, il flirte avec le rhinocéros et le chameau comme des images de lui-même, mais surtout, en secret, essentiellement, il est l’Ours : « un ours entêté » (1852) ; il « s’enfonce chaque jour dans une ourserie » à cause de la stupidité de son époque (1853), « un ours galeux » (1854), et même « un ours empaillé » (1869) ; et ainsi jusqu’à la toute dernière année de sa vie, quand il a encore « la gueule de l’Ours des cavernes » (1880). Il faut noter que dans Hérodias, la dernière œuvre achevée de Flaubert, quand on ordonne au prophète emprisonné Ioakanann de cesser ses imprécations contre la corruption du monde, il répond qu’il continuera à crier « comme un ours ».

« La parole humaine est comme un chaudron fêlé où nous battons des mélodies à faire danser les ours, quand on voudrait attendrir les étoiles. »

Madame Bovary.


Il y avait encore des ours à l’époque de Gourstave : des ours bruns dans les Alpes, des ours roux en Savoie. On pouvait se procurer du jambon d’ours chez les marchands de salaisons. Alexandre Dumas mangea du steak d’ours à l’hôtel de la Poste, à Marigny en 1832 ; plus tard, dans son Grand Dictionnaire de cuisine (1870) il nota que « la chair de l’ours est mangée aujourd’hui par tous les peuples de l’Europe ».


Dumas recueillit auprès du chef de Leurs Majestés de Prusse la recette des pattes d’ours à la moscovite. À Moscou, « les pattes s’y vendent tout écorchées ; on commence par les laver, les saler, les déposer dans une terrine, les couvrir avec une marinade cuite au vinaigre, les faire macérer pendant deux ou trois jours ; foncer une casserole avec des débris de lard et de jambon ainsi que des légumes émincés ; puis on range les pattes d’ours sur les légumes ; on les mouille à couvert avec leur marinade et du bouillon ; on les couvre avec des bardes de lard ; on les fait cuire pendant sept ou huit minutes à feu très doux en allongeant le mouillement à mesure qu’il réduit ; quand les pattes sont cuites, on les laisse à peu près refroidir dans leur cuisson ; on les égoutte, on les éponge, on les divise chacune en quatre parties en leur longueur ; on les saupoudre avec du cayenne, on les roule dans un saindoux fondu, on les pane et on les fait griller une demi-heure à feu très doux ; puis on les dresse sur un plat au fond duquel on a versé une sauce piquante réduite et finie avec deux cuillerées de gelée de groseille ».

On ne sait si Gourstave a jamais mangé de son homonyme. Il a mangé du dromadaire à Damas en 1850. Il est raisonnable de penser que, s’il avait mangé de l’ours, il aurait commenté une telle ipsophagie.



Quelle espèce d’ours était exactement Gourstave ? Nous pouvons suivre sa piste à travers ses lettres. Au début, c’est un ours non spécifié (1841). Il est toujours non spécifié – bien que possédant une tanière – en 1843, en janvier 1845 et en mai 1845 (à cette époque, il se vante d’une « triple fourrure »). En juin 1845, il a envie d’acheter « un bel ours (en peinture), de le faire encadrer et suspendre dans ma chambre après avoir écrit au-dessous : Portrait de Gustave Flaubert, pour indiquer mes dispositions morales et mon humeur sociale ». Nous sommes allés (et lui aussi peut-être) jusqu’à imaginer un animal sombre : un ours brun d’Amérique, un ours noir de Russie, un ours roux de Savoie. Mais, en septembre 1845, Gustave Flaubert annonce fermement être un « ours blanc ».

Pourquoi ? Est-ce parce que c’est un ours qui est aussi européen ? Est-ce une identification avec la peau d’ours blanc sur le plancher de son cabinet de travail (qu’il mentionne pour la première fois dans une lettre à Louise Colet, d’août 1846, en lui disant qu’il aime « s’y coucher dans le jour » ? Peut-être a-t-il choisi son espèce afin de pouvoir s’y allonger, camouflé et plaisanter) ? Ou cette coloration est-elle le signe d’un éloignement encore plus grand de l’humanité, une avancée jusqu’à l’oursinité extrême ? Les ours brun, noir, roux ne sont pas tellement loin de l’homme, des villes de l’homme et même de l’amitié de l’homme. Les ours de couleur peuvent presque tous être apprivoisés. Mais l’ours blanc, l’ours polaire ? Il ne danse pas pour faire le plaisir de l’homme ; il ne mange pas de baies ; on ne peut l’attraper qu’à cause de son penchant pour le miel.

On s’est servi d’autres ours. Pour les jeux, les Romains importaient des ours d’Angleterre. Les habitants du Kamtchatka, en Sibérie orientale, utilisaient des intestins d’ours comme masques faciaux pour se protéger de l’éclat du soleil ; et ils aiguisaient l’os de l’omoplate d’ours pour couper de l’herbe. Mais l’ours blanc, Thalarctos maritimus, est l’aristocrate des ours. Solitaire, distant, plongeant avec élégance pour pêcher et attaquant violemment les phoques quand ils remontent pour respirer. Les ours marins. Ils parcourent de grandes distances, portés sur des morceaux de glace. Un hiver du siècle dernier, douze grands ours blancs sont descendus ainsi jusqu’en Islande ; imaginez-les descendant de leur trône en train de fondre, arrivée terrifiante et digne d’un dieu. William Scoresby, l’explorateur de l’Arctique, notait que le foie de l’ours est toxique – la seule partie d’un quadrupède connu qui le soit. Parmi les gardiens de zoo, on ne connaît aucun test de grossesse chez l’ours polaire. Des faits étranges que Flaubert n’aurait peut-être pas trouvés étranges.

« Lorsque les Iakoutes, peuple de Sibérie, rencontrent un ours, ils ôtent leur bonnet, le saluent, l’appellent chef, vieillard ou grand-papa, et lui promettent de ne pas l’attaquer ni de jamais dire du mal de lui. Mais, s’il fait mine de vouloir se jeter sur eux, ils tirent sur lui et, s’ils le tuent, ils le coupent en morceaux, le font rôtir et s’en régalent en répétant sans cesse : « Ce sont les Russes qui te mangent et non pas nous. » »

A.F. Aulagnier ; Dictionnaire des aliments et des boissons.



Y avait-il d’autres raisons qui l’ont poussé à choisir d’être un ours ? Le sens figuré de l’ours est à peu près le même en anglais : un homme hargneux et sauvage. Ours est un terme argotique désignant une cellule de commissariat. Avoir ses ours signifie « avoir ses règles » (sans doute parce que, à ces moments-là, une femme est supposée se comporter comme un ours de mauvaise humeur). Les linguistes situent la naissance de cette expression au début du siècle (Flaubert ne l’utilise pas ; il préfère « les Anglais sont débarqués » et d’autres variations humoristiques. Une fois, s’étant inquiété d’un retard de Louise Colet, il note finalement avec soulagement que « lord Palmerston est arrivé »). Un ours mal léché est un misanthrope grossier. Mieux adapté à Flaubert, un ours était au XIXe siècle un terme d’argot désignant une pièce de théâtre très souvent proposée et refusée, et finalement acceptée.

Flaubert connaissait sans aucun doute la fable de La Fontaine L’Ours et l’amateur des jardins. Il y avait une fois un ours, une créature affreuse et difforme qui vivait « seul et caché », « dans un bois solitaire ». Au bout d’un certain temps, il devint mélancolique et fou.


… la raison d’ordinaire

N’habite pas longtemps chez les gens séquestrés.

Aussi, il se mit en route et rencontra un jardinier qui lui aussi menait une vie d’ermite et lui aussi cherchait de la compagnie. L’ours s’installa dans le logis du jardinier. Le jardinier s’était fait ermite parce qu’il ne pouvait supporter les imbéciles ; mais :

Comme l’ours en un jour ne disait pas deux mots,

L’homme pouvait sans bruit vaquer à ses travaux.

L’ours allait à la chasse, apportait du gibier.


Quand le jardinier s’endormait, l’ours s’asseyait à côté de lui avec dévouement, et chassait les mouches qui essayaient de se poser sur son visage. Un jour, une mouche s’installa « sur le bout de son nez » et refusa de s’en aller. Cela mit l’ours en colère et, finalement, il saisit une énorme pierre et tua la mouche. Malheureusement, il « casse la tête à l’homme en écrasant la mouche ».

Louise Colet connaissait peut-être aussi l’histoire."



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