John Locke : La Curiosité
John Locke
Quelques pensées sur l'éducation
(1693)
La curiosité
118. La curiosité des enfants n'est que le désir de connaître. Elle mérite donc d'être encouragée, non seulement comme un excellent symptôme, mais comme le grand instrument dont la nature se sert pour remédier à notre ignorance native, ignorance qui, sans l'aiguillon de cette humeur inquisitive, ferait de nous des créatures stupides et inutiles.
Pour encourager cet instinct, pour le maintenir actif et en éveil, voici, je crois, les moyens qu'il faut employer :
1º Ne rejetez, ne dédaignez aucune des questions de l'enfant; ne souffrez point qu'on s'en moque ; répondez à toutes ses demandes ; expliquez-lui ce qu'il veut connaître, de façon à le lui rendre aussi intelligible que le permettent et son âge et son esprit. Mais ne lui brouillez pas l'intelligence par des explications, par des idées qui seraient au-dessus de son âge, ou par une grande variété de notions qui n'auraient pas de rapport avec l'objet dont il s'agit. Notez dans sa question le point qu'il veut précisément connaître, et ne faites pas attention aux mots qu'il emploie pour s'exprimer. Lorsque vous l'aurez renseigné et satisfait là-dessus, vous verrez combien ses pensées s'agrandiront d'elles-mêmes, et, par des réponses justes et appropriées, vous pourrez conduire son intelligence beaucoup plus loin que vous ne l'imaginez peut-être.
C'est que la connaissance plaît à l'esprit, comme la lumière plaît aux yeux. Les enfants l'aiment avec passion et trouvent plaisir à l'acquérir, s'ils voient surtout qu'on tient compte de leurs questions et que leur désir de savoir est encouragé et apprécié. Et je ne doute pas que la grande raison qui fait que les enfants s'oublient dans des divertissements frivoles et gâchent leur temps à des jeux insipides, c'est qu'ils ont affaire à des parents maladroits, qui blâment leur curiosité et qui négligent de répondre à leurs demandes. Mais si on traite les enfants avec plus de soin et de tendresse, si on répond à leur questions comme on doit et de façon à les satisfaire, je suis convaincu qu'ils trouveront plus de plaisir à apprendre, à accroître leurs connaissances dans les sujets qui leur offrent de la variété et de la nouveauté, c'est-à-dire ce qui leur plaît avant toutes choses, qu'ils n'en ont à recommencer toujours le même jeu et à reprendre les mêmes jouets.
119. 2º Non seulement il faut répondre sérieusement aux questions des enfants et les instruire de ce qu'ils désirent savoir, comme si c'était quelque chose qu'il leur importât réellement de connaître, mais il faut encore encourager leur curiosité d'une autre façon. Il faut louer devant eux les personnes qu'ils estiment, pour les connaissances qu'elles possèdent sur tel ou tel sujet. Et puisque l'homme est dès le berceau un être vain et orgueilleux, ne craignez pas de flatter leur vanité pour des choses qui les rendront meilleurs, Laissez leur petit orgueil se porter vers tout ce qui peut tourner à leur avantage, D'après ces principes, vous reconnaîtrez qu'il n'y a pas d'aiguillon plus puissant pour exciter votre fils aîné à apprendre ce que vous désirez qu'il apprenne, que de lui confier le soin de l'enseigner lui-même à ses frères et à ses sœurs puînés.
120. 3º Si l'on doit ne jamais négliger les questions des enfants, on doit aussi avoir grand soin de ne leur faire jamais de réponses trompeuses et illusoires. Ils s'aperçoivent bien vite qu'on les néglige et qu'on les trompe ; et ils ne tardent pas à devenir négligents, dissimulés et menteurs, s'ils observent qu'on est tout cela avec eux. C'est notre devoir de respecter la vérité dans tous nos discours, mais surtout quand nous causons avec les enfants : car si nous nous amusons à les tromper, non seulement nous ne répondons pas à leur attente, nous empêchons qu'ils ne s'instruisent, mais nous corrompons leur innocence et nous leur enseignons le pire de tous les défauts. Ce sont des voyageurs nouvellement arrivés dans un pays étrange dont ils ne connaissent rien : nous devons par conséquent nous faire scrupule de les tromper.
Et bien que leurs questions puissent nous paraître parfois insignifiantes, il n'en faut pas moins leur faire des réponses sérieuses ; car elles ont beau nous paraître indignes d'être faites, à nous qui en connaissons depuis longtemps la solution, elles n'en sont pas moins importantes pour un enfant qui ignore toutes choses. Les enfants sont étrangers à ce qui nous est le plus familier, et toutes les choses qui s'offrent à eux leur sont inconnues, comme elles l'ont été pour nous-mêmes. Heureux ceux qui trouvent des gens polis, disposés à tenir compte de leur ignorance, et qui les aident à en sortir !
Si vous ou moi nous étions tout d'un coup transportés au Japon, avec toute notre sagesse et toute notre science, qui nous disposent précisément à mépriser les pensées et les questions des enfants, si, dis-je, nous étions transportés au Japon, nous serions forcés (au cas où nous voudrions nous informer de tout ce que nous ne connaissons pas) de poser mille questions, qu'un Japonais hautain ou inconsidéré pourrait trouver sottes et absurdes, quoique pour nous il fût très important et très utile de les voir résolues ; et nous serions bien aises alors de rencontrer un homme assez complaisant et assez poli pour satisfaire notre curiosité et éclairer notre ignorance.
Lorsque quelque chose de nouveau s'offre à leurs yeux, les enfants posent ordinairement la question familière aux étrangers : « Qu'est-ce que cela ? ». Et par là ils n'entendent le plus souvent demander que le nom de la chose. Il suffira donc de leur dire comment elle s'appelle, pour répondre exactement à leur demande. La question qui d'habitude suit celle-là, c'est : « A quoi cela sert-il ? » A cette demande aussi vous devez répondre franchement et directement. Expliquez à l'enfant les usages de l'objet dont il s'agit ; montrez-lui comment on s'en sert, dans la mesure où ses facultés pourront le comprendre. Procédez de même pour toutes les autres circonstances qui provoqueront ses questions et ne le laissez jamais s'éloigner, sans les avoir satisfaites, autant que possible, par une explication.
Et peut-être pour un homme mûr lui-même ces conversations enfantines ne seront pas aussi vaines, aussi insignifiantes que nous serions portés à le croire. Les questions spontanées et imprévues d'un enfant curieux et chercheur présentent parfois à l'esprit de quoi faire travailler la pensée d'un homme réfléchi. Je croirais volontiers qu'il y a plus à apprendre dans les questions inattendues des enfants, que dans les discours des hommes faits qui tournent toujours dans le même cercle, qui obéissent à des notions d'emprunt et aux préjugés de l'éducation
121. 4º Ce ne sera peut-être pas un mal, pour exciter la curiosité des enfants de leur mettre quelquefois sous les yeux des choses étranges et nouvelles, afin de provoquer leurs recherches et de leur donner l'occasion de s'enquérir à ce sujet. Si par hasard leur curiosité les porte à demander quelque chose qu'ils ne doivent point savoir, il vaut beaucoup mieux leur dire nettement que c'est une chose qu'il ne leur appartient pas encore de comprendre, que de détourner leur curiosité par un mensonge ou par une réponse frivole.
122. La pétulance d'esprit, qui parfois se manifeste de si bonne heure chez les enfants, procède de causes qui rarement accompagnent une forte constitution du corps, et rarement aboutissent à former un jugement solide. S'il était désirable de rendre un enfant plus vif et plus parleur qu'il ne l'est, je crois qu'on en trouverait aisément le moyen ; mais je suppose qu'un père avisé préférera que son fils devienne un homme capable et utile à la société, quand il sera grand, et qu'il ne soit pas un amusement et une agréable compagnie pour ceux qui l'entourent, quand il est petit ; sans compter que, à considérer même les choses ainsi, je crois pouvoir affirmer qu'il n'y a pas autant de plaisir à entendre un enfant bavarder avec agrément qu'à l'entendre raisonner avec justesse.
Encouragez donc en toutes choses son humeur curieuse, et pour cela donnez satisfaction à ses questions; éclairez son jugement autant qu'il peut être éclairé. Lorsque l'explication qu'il imagine lui-même est admissible à quelque égard, laissez-le jouir des éloges et de l'estime qu'elle lui vaut ; mais lorsqu'elle est tout à fait déraisonnable, sans vous moquer de sa méprise, remettez-le doucement dans le droit chemin. Et s'il montre quelque disposition à raisonner sur les choses qui s'offrent à lui, faites tous vos efforts pour que personne ne le contrarie dans cette tendance ou ne l'égare par des réponses captieuses et illusoires. Car après tout, le raisonnement, qui est la plus haute et la plus importante faculté de l'esprit, mérite les plus grands soins et doit être cultivé avec attention, puisque le développement régulier, l'exercice de la raison est la perfection la plus haute que l'homme puisse atteindre dans la vie.