top of page
Photo du rédacteurInLibroVeritas

Jules Barbey d’Aurevilly, par Paul Bourget

Dernière mise à jour : 2 sept. 2023


Jules Barbey d’Aurevilly (1808-1889)

(par Nadar)



Extrait de :

Paul Bourget

Etudes et portraits

(1905)




Jules Barbey d’Aurevilly


(...)


M. d'Aurevilly ferme ses lettres d'un cachet sur lequel il a fait graver une devise, à la fois résignée et superbe, fière et vaincue : Too late ! Trop tard ! Il prétend, lui, le courageux écrivain et qui n'a guère fait d'aveux plaintifs devant les autres, que ces deux mots contiennent l'histoire secrète de sa vie, et que tout lui est arrivé trop tard de ce qui, venu plus tôt, lui aurait comblé le coeur si le coeur peut être comblé.


Trop tard ! Cette devise est-elle vraie des événements de cette vie ? Il est malaisé d'en juger; car M. d'Aurevilly, au rebours de la plupart de ses contemporains et des plus illustres, n'a pas dévoilé dans des Mémoires ou des Confidences le roman de ses bonheurs ou de ses mélancolies, et un mystère demeure sur sa lointaine jeunesse, sur la période surtout de cette jeunesse dont il ne reste aucune trace littéraire.


Mais ce qui domine les faits matériels de notre vie, ce qui les crée même, en un certain sens, car de ces faits rien n'existe pour nous que leur retentissement dans notre âme, c'est notre personne; et la devise du cachet de M. d'Aurevilly apparaît comme évidemment exacte pour qui connaît la personne qu'il est aujourd'hui, qu'il a dû être à vingt ans. Il offre un rare exemple, et d'un intérêt singulier pour le psychologue, de facultés qui n'ont rencontré ni leur milieu ni leur époque. Il a eu, dès son adolescence où il vit Brummel, et il a conservé dans son âge mûr où il connut d'Orsay, le goût passionné de l'aristocratie. Le dandysme, dont il a donné une piquante théorie, ne fut pas chez lui affaire d'attitude. Il en aima la rareté, le quant à soi, l'impertinente solitude, car, être rare, ne pas se mêler à la foule, c'est de la quintessence d'aristocratie.


(...)


Il faut bien apercevoir le caractère étrange de cette destinée pour juger l'oeuvre écrite de M. d'Aurevilly du point de vue exact, et pour en pénétrer la secrète logique. Il y a une question à se poser devant chaque existence consacrée aux lettres : quelle sorte de volupté l'écrivain leur a-t-il demandée, à ces lettres complaisantes ? Car elles se prêtent à toutes les fantaisies, et pourvu qu on les aime de tout son coeur, elles consentent qu'on les aime de beaucoup de façons diverses. Quelques auteurs exigent d'elles une gloire immédiate. Ils veulent exprimer leur époque et devenir comme Latouche le disait de Mme Sand, un écho qui "double la voix de la foule".


C'est une conception qui convient à des âmes communicatives, faciles et chaudes, et il y a des règles d'esthétique qui lui correspondent. S'il veut réaliser cette ambition d'être l'orateur et le héraut acclamé de son temps, l'écrivain doit avoir un style de transparence et de bonne humeur. Une certaine largeur d'humanité, l'acceptation des formes à la mode, même des préjugés reçus, sont aussi nécessaires. Cet écrivain là comprend et pratique avec naïveté la formule ironique du moraliste : « C'est une grande folie que d'être sage tout seul. » On peut, quoi qu'il en semble aux apôtres de l'art dédaigneux, penser ainsi et composer des chefs-d'oeuvre. La preuve en est dans Molière et dans George Sand elle-même.


Il est une autre race d'hommes de lettres, dont Flaubert fut, de nos jours, le type achevé, qui reporte sur les initiés seuls le culte pieux que les premiers accordent à la foule. Ceux-ci sont des hommes d'étude et de raffinement. Ils s'emprisonnent dans l'ombre d'une école. Ils évitent la brutale lumière, ils ne travaillent qu'avec la sensation des yeux aigus des juges fixés sur eux. Quels juges? Leurs confrères vraiment avertis des plus délicats secrets de la composition, les connaisseurs scrupuleux qui sont capables d'apprécier la valeur d'une syllabe mise à sa place et les insuffisances d'une métaphore manquée. Cette préoccupation, qualifiée de byzantine par les malveillants, aboutit volontiers à une littérature hiératique et sibylline, dans laquelle la science accomplie des procédés techniques s'accompagne d'un mépris transcendantal pour la simple émotion et l'éloquence spontanée du coeur. Les innombrables épigrammes dirigées contre ce byzantinisme n'empêcheront pas la Tentation de saint Antoine d'être un livre supérieur.

<