Léon Gandillot – "Pierre et Paul" (Le Chat Noir, 1889)
"Ils avaient été élevés ensemble, avaient toujours vécu de société et éprouvaient l'un pour l'autre la plus solide affection, la plus franche amitié qu'on puisse rêver, si ce n'est que, comme l'absolue perfection n'est pas de ce monde, il y avait à côté de ces excellents sentiments une pointe de jalousie de la part de Pierre contre Paul qui était un garçon brillant, un soupçon de mépris de la part de Paul pour Pierre qui était un garçon sans éclat."
Léon Gandillot par Nadar
Pierre et Paul
Léon Gandillot, Le Chat Noir, 29 juin 1889
Voici l'histoire de Pierre et de Paul.
Pierre et Paul étaient cousins. Aussi s'appelaient-ils tous deux Durand. Ils avaient été élevés ensemble, avaient toujours vécu de société et éprouvaient l'un pour l'autre la plus solide affection, la plus franche amitié qu'on puisse rêver, si ce n'est que, comme l'absolue perfection n'est pas de ce monde, il y avait à côté de ces excellents sentiments une pointe de jalousie de la part de Pierre contre Paul qui était un garçon brillant, un soupçon de mépris de la part de Paul pour Pierre qui était un garçon sans éclat.
Les parents de Paul étaient dans l'aisance, ceux de Pierre tiraient le diable par la queue.
Quand Paul naquit, ce fut une joie immense, on désirait ardemment cet enfant. On avait fait venir pour lui une superbe nourrice de Normandie. On l'habilla de dentelle. Chaque jour on le pesait pour voir de combien il avait engraissé, on se relayait pour lui faire faire risette. Et quand il avait fait caca dans ses langes, c'était un enthousiasme dans toute la maison.
Pierre, lui, fut reçu très froidement à sa venue au monde. Il arrivait très inopportunément. On ne lui tordit pas le cou ; mais on n'avait guère le coeur ni le temps de prendre soin de lui, et quand sa mère essayait de sourire en lui présentant son sein amaigri, la pauvre femme était obligée de refouler bien des larmes qui devaient passablement saler son lait.
A cinq ans Paul avait démantibulé quatre chronomètres, cassé vingt douzaines de polichinelles, eu toute une écurie de chevaux mécaniques tués sous lui, et quand il geignait, on allait décrocher la lune pour la lui donner.
A cinq ans, Pierre avait déjà reçu une notable quantité de calottes. Et quand il pleurait, on s'asseyait dessus.
A onze ans, les deux enfants furent mis au collège. Paul avait trop répétiteurs, prenait des leçons de danse, de piano, d'escrime et d'équitation, était nourri à un régime délicat et sortait deux fois par semaine.
On avait obtenu une bourse pour Pierre, qui retournait dans sa famille à Noël, à Pâques et à la Pentecôte.
Pierre fut violemment atteint de la fièvre typhoïde, passa deux mois à l'infirmerie.
On emmena Paul dans le Midi, car décidément le séjour de la pension n'était pas très bon pour sa santé.
Pierre travaillait dur, Paul ne faisait rien. A la fin de l'année, Pierre recevait d'amères récriminations de ses parents pour n'avoir pas pu obtenir tous les prix, et pour le même motif on comblait Paul de consolations et on le couvrait de nouveaux cadeaux.
Le père de Pierre vint à mourir. Pierre, resté le seul soutien de sa mère, dut quitter le collège et chercher à gagner quelque argent. Il entra dans la maison de commerce du père de Paul et bûcha de toutes ses forces dans le petit emploi qu'on lui accorda. Dans le monde, on se répandit en louanges unanimes sur le compte de Paul qui était si généreusement venu au secours de son cousin.
Les deux jeunes gens furent dispensés du service militaire. Pierre comme soutien de veuve et Paul on ne sait pas pourquoi.
Paul, à qui sa famille donnait beaucoup d'argent, menait une existence très folâtre et trouvait encore moyen d'accumuler quantité de dettes, ce qui le faisait passer pour un garçon magnifique. Les femmes raffolaient de lui. Il avait toujours quatre maîtresses entamées à la fois.
Pierre, obligé d'économiser sévèrement sur ses maigres émoluments pour nourrir sa mère, était taxé d'avarice. Un jour il prit la taille à sa blanchisseuse, laquelle était piquée de la petite vérole, et sa galanterie fut accueillie de telle façon qu'il en demeura timide pour le reste de ses jours. On le soupçonna dès lors de vices secrets.
Pierre donna tant de preuves de capacité, sut tellement se rendre utile au père de Paul que celui-ci, sûr que la maison marcherait bien, se décida à quitter les affaires et à en laisser la direction à son fils.
Pierre fit une invention ingénieuse qui donna une grande impulsion à l'industrie de la maison, permit de réaliser de gros bénéfices. Paul fut décoré.
Le vieil oncle Robert décéda. Il laissa sa fortune à Paul, parce qu'il jugeait sagement que l'argent doit se donner à celui qui en a déjà.
Mais comme il avait un faible pour Pierre, il lui légua sa bibliothèque qui se composait de quarante-deux volumes d'une encyclopédie, plus deux cent quatorze tomes de voyages divers fort instructifs ; le tout relié en veau.
Paul devint l'amant d'une princesse exotique dont le mari le fit nommer comte du pape et lui donna en mariage sa propre nièce, laquelle avait de beaux cheveux et une dot superbe.
Pierre épousa une petite fille de très modeste origine qu'il adorait.
Paul le fit cocu dans les six semaines. Il en rejaillit beaucoup de considération sur Paul, car la petite était un morceau piquant. Quant à Pierre, on se moquait beaucoup de lui. Quelques-uns de ses amis même, en agissant peut-être avec trop de sévérité, se sentirent dès lors pleins de mépris pour lui et ne lui donnèrent plus la main qu'avec répugnance.
Paul se battit en duel avec un brave garçon qu'il avait insulté un soir, étant ivre, et qui ne savait pas tirer l'épée. Il le blessa grièvement et acquit du coup une réputation de bravoure et de chevalerie considérable.
Pierre, auquel un vilain petit monsieur assez fort au pistolet faisait mille méchants tours, perdit un jour patience et lui donna simplement du pied au derrière au lieu de lui administrer la volée magistrale qu'il méritait. Cette action le fit considérer partout comme un butor et un lâche.
Paul passait l'hiver à Monaco, l'été à Trouville, la demi-saison à Paris. C'était un garçon très lancé, homme de boulevard, de sport, de turf, de cercles et de coulisses. Il s'était introduit dans le monde artiste par les filles et dans le faubourg Saint-Germain par les chevaux. Il menait un train pompeux et jetait gaillardement par les fenêtres ses trois cent cinquante mille livres de rentes.
Pierre gagnait cinq cent francs par mois, dînait chez Véfour le jour de la fête de sa femme, la menait au théâtre une fois par mois, et pour pouvoir de temps en temps, au moyen d'un travail supplémentaire, lui offrir un chapeau neuf ou une paire de bottines, se couchait régulièrement à une heure du matin et se levait à six.
Un beau jour, on fit observer à Paul qu'il se devait à son pays. Pierre fit trois discours pour son cousin, écrivit une brochure que celui-ci publia et mena une habile campagne électorale dans le département où Paul possédait un château. Paul fut nommé sénateur et afficha dès lors des convictions démocratiques.
Pierre avait dû faire une absence d'une certaine durée. Pendant ce temps, sa femme partit pour l'Amérique avec un professeur de clarinette d'un conservatoire péruvien. Pierre, qui était d'un caractère morose, entra là-dessus dans une telle colère qu'il alla se tirer un coup de pistolet au coeur dans une vespasienne. A cause du scandale, son cousin le sénateur ne put l'aller réclamer à la Morgue. Son corps fut disséqué et l'on en fit quelques pièces anatomiques assez propres.
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