"La Femme d'un autre et le mari sous le lit", par Fiodor Dostoïevski
Dernière mise à jour : 16 févr. 2021
Extrait de:
Fiodor Dostoïevski
La Femme d'un autre et le mari sous le lit
(1848)
Chapitre 1
— Permettez-moi, monsieur, de vous demander…
Le passant tressaillit et, quelque peu effrayé, considéra le personnage à grande pelisse qui lui adressait ainsi la parole à brûle-pourpoint, vers huit heures du soir, au milieu de la rue (lieu et heure, — on le sait assez ! — où un individu abordé à l’improviste par un Pétersbourgeois a tout droit de s’effrayer).
Donc, le passant tressaillit et s’effraya.
— Pardonnez-moi de vous déranger, reprit le monsieur à la pelisse, mais je… je… je ne sais… Vous voudrez bien m’excuser, vous voyez dans quel état je suis !…
Le jeune homme au paletot remarqua seulement alors que le monsieur à la pelisse était en proie à un trouble extrême. Pâle, défiguré, la voix tremblante, il n’avait évidemment pas la pleine possession de ses facultés : la parole lui manquait, on voyait qu’il souffrait beaucoup d’être obligé d’adresser une prière à un individu qui appartenait peut-être à une classe inférieure de la société.
D’ailleurs, ces manières étaient, certes, de la dernière inconvenance de la part d’un homme vêtu d’une pelisse si confortable, d’un frac si à la mode, un frac d’un vert sombre si distingué, un frac chamarré de décorations si significatives ! Visiblement impressionné par ces considérations, le monsieur à la pelisse s’efforça de maîtriser son émotion et de donner un dénouement convenable à la désagréable scène qu’il avait lui-même provoquée.
— Pardonnez-moi, je n’ai pas toute ma présence d’esprit, mais vous ne me connaissez pas… Je regrette de vous avoir dérangé, j’ai changé d’intention…
Il souleva poliment son chapeau et s’éloigna.
— Mais faites donc !
L’inconnu disparut dans l’obscurité, laissant très-étonné le jeune homme au paletot.
— Quel singulier individu ! pensait-il.
Puis, après s’être suffisamment émerveillé, il se rappela ce qu’il avait à faire et se reprit à arpenter le trottoir en surveillant attentivement la porte d’une grande maison à plusieurs étages. Le brouillard commençait à tomber, et le jeune homme s’en réjouissait, car, à la faveur du brouillard, il passerait inaperçu (personne d’ailleurs ne pouvait remarquer sa promenade obstinée, personne, sauf un indifférent cocher resté là, toute la journée, sur son siége).
— Pardonnez…
Le passant tressaillit de nouveau : c’était encore le monsieur à la pelisse.
— Excusez mes importunités… Vous êtes probablement noble ? Mais ne me jugez pas trop strictement d’après le code des usages mondains… Eh ! qu’est-ce que je vous dis là ?… Concevez-vous qu’un homme… ? Monsieur, vous voyez un homme qui a une prière à vous adresser…
— Si je puis… Que désirez-vous ?
— Peut-être pensez-vous déjà que je vais vous demander de l’argent ? dit l’homme mystérieux en pâlissant tout à coup et en tordant ses lèvres dans un rire hystérique.
— Que dites-vous là ?
— Non, je vois que je vous suis désagréable. Pardonnez-moi, je le suis à moi-même. Vous me voyez très-agité, presque affolé, mais n’allez pas en conclure…