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La Mélancolie de Kierkegaard





[Søren Aabye Kierkegaard, né le 5 mai 1813 et mort le 11 novembre 1855 à Copenhague, est un théologien, philosophe, écrivain et poète danois, dont l’œuvre est considérée comme une première forme de l'existentialisme chrétien.]




Extraits de :

Kierkegaard, L’enfant sacrifié

par Alexandra Barral




« Ma vie a commencé par une effroyable mélancolie, elle a été troublée dès l’enfance dans sa base la plus profonde – une mélancolie qui m’a pendant un certain temps précipité dans le péché et la débauche et qui cependant, humainement parlant, était presque plus insensée que coupable ».


Journal ,1847



"Le mal qui affecte Kierkegaard, qu’il appelle mélancolie, c’est ce que nous appelons aujourd’hui dépression. Mais la mélancolie à son époque n’est pas vécue comme une maladie (encore aujourd’hui, la dépression est parfois considérée comme un manque de volonté, comme un laisser-aller d’un être qu’il faudrait secouer) mais comme quelque chose faisant parti de son être. Sa mélancolie est pour lui quelque chose de génétique, qui lui a été transmise par son père lui-même mélancolique .


De plus, la mélancolie à l’époque de Kierkegaard hérite de tout un passé littéraire .Elle a été théorisé d’abord par Hippocrate dans la théorie des humeurs et a reçu le nom de Bile noire, dont le mot mélancolie est la traduction. Jusqu’au début du XXème siècle, elle n’est pas considérée comme une maladie, mais comme un état, une constitution de certains individus qui leur permet d’avoir un pouvoir créateur supérieur aux autres hommes, grâce à leur acuité de conscience sur les notions de sens de la vie, de la mort, ou du non-sens.


« Il y avait un père et un fils. Tous deux avec de grands dons spirituels, tous deux caustiques, surtout le père. (…) En général ils ne faisaient guère que discuter, on eût dit l’entretien de deux intelligences, non d’un père et d’un fils. A de rares fois, de regarder le fils et de le voir si soucieux, le père s’arrêtait devant lui et lui disait : »pauvre enfant, toujours ce désespoir silencieux ». Mais jamais il ne le questionnait de plus près, hélas ! et comment l’aurait-il pu ? car lui non plus ne sortait pas de ce silencieux désespoir. Autrement, il n’y eut jamais deux mots échangés là-dessus. Mais le père et le fils furent peut-être deux des hommes les plus mélancoliques qui ait vécu de mémoire d’hommes. »

Journal, t.i , p.319-320


Sa dépression profonde s’accompagne de tendance suicidaires et il a été de nombreuses fois tenté de mettre fin à ses jours comme en témoignent ce passage des Papiers :


« Je reviens à l’instant d’une société dont j’ai été l’âme, les traits d’esprit coulaient à pleins bords de mes lèvres, tous riaient, m’admiraient – mais je m’en allais, oui, certes, le tiret doit être aussi long que la trajectoire de l’orbite terrestre –––– et je voulus me brûler la cervelle. » Pap, I A 61


(...)

La dépression de Kierkegaard se manifeste chez lui par l’impossibilité d’être en accord , de coïncider avec lui-même. Il est sans cesse dédoublé, proprement hors de lui, et cela prend plusieurs formes

  • La séparation du corps et de l’esprit


Kierkegaard analyse sa mélancolie comme le fait d’être privé de personnalité de corporéité. Dans l’éducation qu’à reçue Søren, le corps, ses besoins, ses souffrances sont inexistants ou tabous, surtout quand il s’agit de la sexualité. Le corps, la vie, la jouissance, les joies les cris des enfants, tout cela est interdit dans la maison des Kierkegaard. De là, la conscience de Søren de n’être qu’un esprit et de ne pas avoir de corps. Il attribue ce fait non à son éducation, mais à sa mélancolie.


« Pour avoir affaire à ce genre de pensées existentielles, il faut depuis son plus jeune âge avoir un rapport aussi éloigné que possible avec le corporel, avoir les os et la structure cassés et brisés, être un fantôme, un spectre ou quelque chose de ce genre. »

Correspondance


Cette séparation du corps et de l’esprit, Kierkegaard l’analyse en reprenant très souvent dans son œuvre l’expression de Saint Paul . Il en parle encore sur son lit de mot à l’hôpital à son ami Boesen : « Depuis mon plus jeune âge, on m’a mis une écharde dans la chair. » affirme Kierkegaard, reprenant une phrase de Saint Paul. Cette expression, « écharde dans la chair », revient très souvent sous la plume de Kierkegaard. Certains commentateurs se sont interrogés sur la signification de cette écharde, avançant par exemple, que Søren souffrait d’un problème sexuel. En fait Kierkegaard est très clair sur cette écharde. C’est sa mélancolie.


« Ce qui me manque au fond, c’est un corps et une base corporelle. »

« Je suis, au sens le plus intime, une individualité malheureuse, qui dès mon premier âge, a été clouée à quelque souffrance confinant à la folie, laquelle doit avoir sa cause plus profonde dans une disproportion chez moi entre l’âme et le corps, car (et c’est là l’étrange en même temps que mon infini réconfort) cette souffrance n’a nul rapport à mon esprit qui, au contraire, peut-être par la tension entre l’âme et le corps, a reçu une élasticité peu commune. »


Journal

  • La double vue ou la double conscience.


Son intelligence supérieure, sa sensibilité à fleur de peau, met Søren en porte-à-faux avec tout : l’école, ses camarades, son époque, la religion même qu’on essaie de lui inculquer. Il est loué par ses proches pour son intelligence et sans cesse on affirme qu’il ne vaut rien.


« Depuis ma prime jeunesse, j’ai vécu dans une contradiction continuelle : aux autres, je paraissais extrêmement bien doué, mais au fond de moi-même j’étais convaincu que je n’étais bon à rien. »

Journal


Il se sent différent des autres parce qu’il lui semble voir le monde différemment. Il se sent toujours à côté de la situation ou de l’évènement et de voir comme démesurée la tâche qu’on lui impose.


« Rien que de supporter tous les jours cette affreuse double vue où, quand il tourne les yeux en lui-même et examine sa vie à l'échelle des exigences de l'idéal, il voit son infinie distance encore de la moindre perfection. »

Kierkegaard éducateur, revue Transversalité, n° 81



  • Capacité à paraître autre que ce qu’il est :


Søren développe avec virtuosité un phénomène que nous connaissons aujourd’hui, à savoir la capacité pour les enfants extrêmement sensibles à développer toute une stratégie pour se conformer à l’idéal des parents. Søren, alors qu’il est dépressif, angoissé développe l’art de paraître aux yeux du père, tout le contraire.


« J’ai été, dès mes jeunes ans, sous l’empire d’une immense mélancolie dont la profondeur trouve sa seule expression véritable dans la faculté qui m’a été départie, à un égal immense degré, de la dissimuler sous l’apparence de la gaieté et de la joie de vivre. »


Afin de répondre aux exigences morales du père sur la moralité le comportement fait pour des hommes Dieu, Søren apprend à masquer ses sentiments à masquer ce qu’il est pour plaire au père


« Une chose m’a réconcilié avec ma souffrance et mon destin : prisonnier, hélas! si malheureux et tourmenté, j’avais reçu la liberté illimitée de pouvoir donner le change. »


Et plus la mélancolie s’installe, plus la pathologie se développe, plus l’envahit la tristesse et les idées suicidaires, plus il parait gai et joyeux. Dans Coupable, non coupable :


« La mélancolie est ma nature c’est vrai. Mais bénie soit la puissance qui, bien qu’elle m’ait ainsi enchaîné, m’a donné une consolation. Il y a des animaux qui sont complètement désarmés contre leurs ennemis. Mais la nature leur a octroyé une ruse qui les sauve. Une ruse semblable m’a été accordée, dont la puissance me rend aussi fort que tous ceux avec lesquels je me suis mesuré.


En quoi consiste-t-elle ? Dans ma virtuosité à cacher ma mélancolie. Aussi profonde que ma mélancolie, aussi retorse est ma rouerie. Ce n’est pas une idée en l’air. Je me suis entraîné et m’y entraîne quotidiennement. Souvent, je pense à un petit enfant que j’ai aperçu une fois à l’esplanade. Il marchait avec des béquilles. Mais avec ses béquilles, il pouvait sauter, bondir, courir presque aussi allègrement que le gamin le plus normal. Je me suis entraîné depuis ma prime jeunesse. »


(...)"


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