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La Mission du Poète, par Iwan Gilkin


Eugène Carrière

Couverture pour le quotidien L'Aurore (1898)




La Mission du Poète

Texte inédit du poète belge Iwan Gilkin publié dans l'Anthologie des poètes français contemporains (Tome III, édition établie par Gérard Walch, 1907).



Les poètes ont-ils une mission ? Ils s’en peuvent donner une, à coup sur, et prétendre qu’ils la tiennent de Dieu ou de la Société, bien qu’ils la tirent plutôt de leurs penchants ou de leurs calculs. Mais ils ne s’accordent guère sur l’objet de cette mission. L’un affirme que les poètes doivent célébrer les sentiments religieux ; un autre veut qu’ils glorifient l’Etat ou l’ordre social ; un troisième consent qu’ils divertissent le public, mais dans les limites de la bienséance ; un autre exige qu’ils foudroient les tyrans en acclamant la révolution prochaine, la fraternité de tous les hommes et les gouvernements futurs. On n’en finirait pas d’énumérer toutes ces missions, qui ont pour caractère commun d’être contradictoires.

Reconnaissons donc que le poète n’a aucune mission spéciale. Son office consiste à nous rendre le monde et les êtres qu'il renferme plus émouvants qu’ils ne sont pour nous dans la vie quotidienne. Ils sensibilisent tout ce qui existe, jusqu’à nos rêves et nos abstractions. Ils donnent aux choses un relief plus vif, un caractère plus saisissant, une force expressive plus puissante. Ici se rencontrent les deux grandes théories qui divisent la critique et qui envisagent l'art, l'une, avec Taine, dans l'oeuvre créée, l'autre, avec Schopenhauer, dans l'âme même de l'artiste créateur "qui nous prête ses yeux pour contempler le monde". Et avec Schopenhauer encore il faut dire : "Personne ne peut prescrire au poète d'être noble et élevé, moral, pieux, chrétien, ou ceci ou cela ; encore moins peut-on lui reprocher d'être ceci et non cela. Il est le miroir de l'humanité et lui met devant les yeux tous les sentiments dont elle est remplie et animée."

Dans un temps où le monde subit des transformations profondes, le poète peut, comme Goethe, célébrer ce qui est permanent dans les passions des hommes. Il peut aussi, comme Hugo, chanter les splendeurs de l'avenir selon ses espérances, ou, comme Baudelaire, magnifier douloureusement la chute de ce qui tombe, la dissolution de ce qui périt, en maudissant la vanité des choses et notre propre impuissance. Il peut même passer d'une vue à l'autre, et, pour ma part, je ne m'en suis point fait faute. Dans ma Nuit [recueil de Gilkin publié en 1897], j'ai exprimé quelques-uns des sentiments qu'exhale une civilisation arrivée à son apogée, où se multiplient déjà les germes d’une décadence prochaine, et dans un petit conte en prose, Jonas, j’ai indiqué les raisons de ce déclin. Mais les chansons du Cerisier fleuri [autre recueil poétique, 1899] murmurent des sentiments moins transitoires, et mon Prométhée [poème dramatique, 1899] est un cri d’espérance vers un avenir plus heureux où la foi, rajeunie par la science, brillera d’une ardeur nouvelle dans un monde pacifié. — Pour finir, je dirai, d’accord avec Taine, que si le poète peut s’attribuer telle mission qu’il lui plaît ou se moquer de toutes, ses œuvres se doivent juger à la fois selon le degré de perfection de son art et selon l’importance ou la bienfaisance de l’idéal qu’elles dégagent. Anacréon peut être un artiste non moins parfait qu’Aristophane ; mais nommer auprès de lui Eschyle, c'est comparer une coupe de vin parfumé et la mer immense aux rives écumantes.


Iwan Gilkin.

Bruxelles, 18 février 1904.

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