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"La Tour de Mélancolie", par Alberto Manguel



Alberto Manguel

Le voyageur et la tour



LA TOUR DE MÉLANCOLIE


(...)

Les premiers chrétiens comprenaient que c’est dans la solitude qu’on peut le mieux rencontrer Dieu. L’intelligence humaine était une faculté qui nous avait été donnée afin de nous assister dans notre foi : non pour clarifier les mystères impénétrables, mais pour édifier un échafaudage logique pouvant les étayer. Ni par la réflexion ni par le raisonnement, l’évidence des choses invisibles ne rendait ces choses visibles, mais elle permettait au

penseur, à l’érudit, au lecteur (dans le cas de ceux qui savaient lire) de ruminer et de bâtir sur cette évidence, accordant au pèlerin-pécheur la possibilité de parcourir le livre du monde d’un oeil éclairé. C’est pour cette raison que l’isolement de religieux et religieuses dans des cellules, des grottes et des déserts inhospitaliers contribuait à l’oeuvre voulue par Dieu. Parfois l’isolement trouvait son accomplissement tout en haut d’une tour érigée en un lieu sauvage, comme celle au sommet de laquelle, au Ve siècle, Siméon le Stylite, “désespérant d’échapper horizontalement au monde, tenta d’y échapper verticalement” et passa loin au-dessus de ses frères les trente-six dernières années de sa vie.


Mais en même temps que ce besoin d’une solitude nourricière de la vie intérieure, il existait un sentiment sous-jacent de culpabilité, une autocensure portant sur la méditation silencieuse elle-même. L’humanité, enseignaient les pères de l’Église, était censée se servir de son intelligence pour comprendre ce qui pouvait être compris, mais il existait des questions à ne pas poser et des limites de raisonnement à ne pas transgresser. Dante reprochait à Ulysse une coupable curiosité ainsi qu’un désir arrogant de voir le monde inconnu. Se retirer dans la solitude en la seule compagnie de ses propres pensées pourrait permettre à ce même désir impie d’apparaître et, faute des conseils et exhortations de guides spirituels, de demeurer dangereusement inassouvi. C’est pourquoi l’individu qui recherchait Dieu dans l’isolement devait se concentrer uniquement sur des questions de dogme chrétien et s’en tenir aux confins de la théologie dogmatique ; les auteurs païens étaient dangereux parce que, telles les sirènes d’Ulysse, ils détournaient de la voie véritable.


Au IVe siècle, saint Jérôme a raconté un rêve dans une lettre à un ami. Afin d’obéir à sa vocation religieuse et conformément aux préceptes de l’Église, Jérôme s’était coupé de sa famille et avait renoncé à tous les plaisirs de ce monde. Ce qu’il ne parvenait pas à abandonner, c’était la bibliothèque qu’il avait mis “moult soins et efforts” à se constituer. Tenaillé par le remords, il se mortifiait et jeûnait mais “seulement pour pouvoir ensuite lire Cicéron”. Bientôt, Jérôme tomba gravement malade. Dans un rêve causé par la fièvre, il rêva que son âme se trouvait soudain saisie et amenée devant le tribunal divin. Une voix lui demanda qui il était, et il répondit : “Je suis un chrétien.” “Tu mens, dit la voix, tu es un cicéronien.” Succombant à la terreur, Jérôme fit à Dieu cette promesse : “Si jamais je possède encore des livres profanes, ou si jamais j’en lis encore, je T’aurai renié.” Jérôme ne respecta pas ce serment formidable, mais l’histoire témoigne bien des dangers qu’apercevait l’Église dans la tour du lecteur.


Libre de méditer sur les misères du monde, le moine solitaire (l’ermite, l’anachorète, le semblable de l’homme dans la scène de l’“Accidia” de Bosch) pouvait se laisser séduire par un état de pensée en suspens, de mélancolie ou, ce qui était pire, par le péché d’acédie ou de paresse morale, face obscure de la passion du philosophe pour la réflexion, à l’opposé de la soif impie d’Ulysse pour l’exploration. Dans la tour d’ivoire, l’âme retirée du monde pouvait se perdre dans l’inaction. Bien que la mélancolie, ainsi qu’on l’a abondamment soutenu, soit, en dépit de ses symptômes, un état créatif, il est difficile de se maintenir dans un état de méditation concentrée sans tomber dans le néant acédique.


À de tels moments, la tour perd son intellectuelle. Au début du Faust de Goethe, le docteur se plaint de ce qu’en suite de ses lectures en philosophie, en droit et en médecine, il se sent incapable d’accepter les dogmes de la foi et ne se sent pas plus sage pour autant. Entre les murs de sa tour, son âme est à l’étroit et il ne voit dans tous ses papiers et instruments qu’un bric-à-brac hérité de ses ancêtres, une image du monde inventée par ses pensées. “Toute joie m’est enlevée, dit-il. Je ne crois pas savoir rien de bon.” Ce qu’il exprime là pourrait être la lamentation de tous les intellectuels, ses frères.


(...)


La recherche d’une solitude studieuse a conduit d’innombrables écrivains et artistes, au cours des siècles, à imiter l’isolement de Démocrite. Une suite apparemment sans fin de tours bâties de pierres et de mortier s’étire au travers du paysage littéraire, de celle de Rabelais à Ligugé à celles d’Hölderlin à Tübingen, de Leopardi à Recanati, de C. G. Jung à Bollingen.


Plus que toute autre, sans doute, la tour où Montaigne avait choisi d’installer son cabinet de travail est devenue emblématique des refuges de ce type. Le père de Montaigne avait transformé la tour de trois étages, dépendance du château familial dans la région de Bordeaux, d’ouvrage défensif en lieu de vie. Le rez-de-chaussée était devenu une chapelle, au-dessus de laquelle Montaigne installa une chambre à coucher où il pouvait se retirer après avoir lu dans sa “librairie”, qui occupait l’étage supérieur, tandis qu’une grosse cloche sonnait les heures dans le grenier de la tour. La bibliothèque était la pièce préférée de Montaigne, avec son millier – et plus – de livres rangés sur cinq étagères courbes adossées au mur circulaire. De ses fenêtres, il voyait, nous dit-il, “mon jardin, ma basse-cour, ma cour et dans la plupart des parties de ma maison. Là je feuillette tantôt un livre, tantôt un autre, sans ordre et sans dessein, en prenant des passages sans lien [entre eux] ; tantôt je rêve, tantôt je note et je dicte, en me promenant, mes rêveries que je vous livre”. Le caractère privé était essentiel.


“C’est là que je réside. J’essaie d’en avoir la pleine domination et de soustraire ce seul coin à la communauté et conjugale et filiale et civile. Partout ailleurs, je n’ai qu’une autorité nominale : incertaine, en fait. Malheureux à mon gré est celui qui n’a pas chez lui [un coin] où il puisse être à lui, où il puisse se faire une cour particulière, où il puisse se cacher.”


Aujourd’hui encore, l’image de la tour d’ivoire reste parfois connotée par l’idée qu’elle ne permet à l’intellectuel de se retirer du monde que pour mieux l’assumer. En 1966, le romancier et auteur de théâtre Peter Handke fit à Princeton une conférence intitulée “J’habite une tour d’ivoire”, dans laquelle il opposait sa propre écriture à la littérature allemande qui le précédait. “Une certaine conception de la littérature use d’une jolie

expression pour désigner ceux qui refusent de continuer à raconter des histoires, tout en recherchant de nouvelles méthodes pour décrire le monde, dit-il. On dit qu’ils vivent « dans une tour d’ivoire », et on les qualifie de « formalistes » et d’« esthètes ».” Handke avait commencé cette conférence par un aveu :


“Longtemps, la littérature a été pour moi le moyen, sinon de voir clairement mon moi intime, du moins de voir plus clairement. Elle m’aidait à prendre conscience du fait que j’étais là, que j’étais au monde. Certes, j’étais devenu conscient de moi-même avant d’avoir à faire avec la littérature, mais la littérature fut seule à me montrer que cette conscience

n’était pas un cas unique, pas même un cas, et pas non plus une maladie. Avant la littérature, cette conscience de moi-même m’avait, pour ainsi dire, possédé, ç’avait été une chose terrible, honteuse, obscène ; je prenais ce phénomène naturel pour une déviance intellectuelle, une infamie, un motif de honte, car je me croyais seul à connaître cette expérience. Ce fut la littérature qui provoqua la naissance de ma conscience de cette conscience ; elle me fit voir clairement que je n’étais pas un cas unique, que d’autres

vivaient la même chose.”


(...)


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