"Maison à vendre" : un conte d'Alphonse Daudet
Dernière mise à jour : 9 juin
"Ce n’était rien qu’une maison de paysan, équilibrée sur ce terrain en pente par un petit escalier, qui plaçait le côté de l’ombre au premier, celui du midi au rez-de-chaussée."
Pissarro, La Côte des Mathurins à l’Hermitage (Pontoise), 1876
Maison à vendre
Alphonse Daudet, Contes du lundi, 1873
Au-dessus de la porte, une porte de bois mal jointe, qui laissait se mêler, dans un grand intervalle, le sable du jardinet et la terre de la route, un écriteau était accroché depuis longtemps, immobile dans le soleil d’été, tourmenté, secoué au vent d’automne : Maison à vendre, et cela semblait dire aussi maison abandonnée, tant il y avait de silence autour.
Quelqu’un habitait là pourtant. Une petite fumée bleuâtre, montant de la cheminée de brique qui dépassait un peu le mur, trahissait une existence cachée, discrète et triste comme la fumée de ce feu de pauvre. Puis à travers les ais branlants de la porte, au lieu de l’abandon, du vide, de cet en-l’air qui précède et annonce une vente, un départ, on voyait des allées bien alignées, des tonnelles arrondies, les arrosoirs près du bassin et des ustensiles de jardinier appuyés à la maisonnette. Ce n’était rien qu’une maison de paysan, équilibrée sur ce terrain en pente par un petit escalier, qui plaçait le côté de l’ombre au premier, celui du midi au rez-de-chaussée. De ce côté-là, on aurait dit une serre. Il y avait des cloches de verre empilées sur les marches, des pots à fleurs vides, renversés, d’autres rangés avec des géraniums, des verveines sur le sable chaud et blanc. Du reste, à part deux ou trois grands platanes, le jardin était tout au soleil. Des arbres fruitiers en éventail sur des fils de fer, ou bien en espalier, s’étalaient à la grande lumière, un peu défeuillés, là seulement pour le fruit. C’était aussi des plants de fraisiers, des pois à grandes rames ; et au milieu de tout cela, dans cet ordre et ce calme, un vieux, à chapeau de paille, qui circulait tout le jour par les allées, arrosait aux heures fraîches, coupait, émondait les branches et les bordures.
Ce vieux ne connaissait personne dans le pays. Excepté la voiture du boulanger, qui s’arrêtait à toutes les portes dans l’unique rue du village, il n’avait jamais de visite. Parfois, quelque passant, en quête d’un de ces terrains à mi-côte qui sont tous très fertiles et font de charmants vergers, s’arrêtait pour sonner en voyant l’écriteau. D’abord la maison restait sourde. Au second coup, un bruit de sabots s’approchait lentement du fond du jardin, et le vieux entre-bâillait sa porte d’un air furieux :
« Qu’est-ce que vous voulez ?
— La maison est à vendre ?
— Oui, répondait le bonhomme avec effort, oui… elle est à vendre, mais je vous préviens qu’on en demande très cher… » Et sa main, toute prête à la refermer, barrait la porte. Ses yeux vous mettaient dehors, tant ils montraient de colère, et il restait là, gardant comme un dragon ses carrés de légumes et sa petite cour sablée. Alors les gens passaient leur chemin, se demandant à quel maniaque ils avaient affaire et quelle était cette folie de mettre sa maison en vente avec un tel désir de la conserver.
Ce mystère me fut expliqué. Un jour, en passant devant la petite maison, j’entendis des voix animées, le bruit d’une discussion.
« Il faut vendre, papa, il faut vendre… Vous l’avez promis… »
Et la voix du vieux, toute tremblante :
« Mais, mes enfants, je ne demande pas mieux que de vendre… voyons ! Puisque j’ai mis l’écriteau. »
J’appris ainsi que c’étaient ses fils, ses brus, de petits boutiquiers parisiens, qui l’obligeaient à se défaire de ce coin bien-aimé. Pour quelle raison ? je l’ignore. Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’ils commençaient à trouver que la chose traînait trop, et à partir de ce jour, ils vinrent régulièrement tous les dimanches pour harceler le malheureux, l’obliger à tenir sa promesse. De la route, dans ce grand silence du dimanche, où la terre elle-même se repose d’avoir été labourée, ensemencée toute la semaine, j’entendais cela très bien. Les boutiquiers causaient, discutaient entre eux en jouant au tonneau, et le mot argent sonnait sec dans ces voix aigres comme les palets qu’on heurtait. Le soir, tout le monde s’en allait ; et quand le bonhomme avait fait quelques pas sur la route pour les reconduire, il rentrait bien vite, et refermait tout heureux sa grosse porte, avec une semaine de répit devant lui. Pendant huit jours, la maison devenait silencieuse. Dans le petit jardin brûlé de soleil, on n’entendait rien que le sable écrasé d’un pas lourd, ou traîné au râteau.
De semaine en semaine cependant, le vieux était plus pressé, plus tourmenté. Les boutiquiers employaient tous les moyens. On amenait les petits-enfants pour le séduire :
« Voyez-vous, grand-père, quand la maison sera vendue, vous viendrez habiter avec nous. Nous serons si heureux tous ensemble !… » Et c’étaient des apartés dans tous les coins, des promenades sans fin à travers les allées, des calculs faits à haute voix. Une fois j’entendis une des filles qui criait :
« La baraque ne vaut pas cent sous… elle est bonne à jeter à bas. »
Le vieux écoutait sans rien dire. On parlait de lui comme s’il était mort, de sa maison comme si elle était déjà abattue. Il allait, tout voûté, des larmes dans les yeux, cherchant par habitude une branche à émonder, un fruit à soigner en passant ; et l’on sentait sa vie si bien enracinée dans ce petit coin de terre qu’il n’aurait jamais la force de s’en arracher. En effet, quoi qu’on pût lui dire, il reculait toujours le moment du départ. En été, quand mûrissaient ces fruits un peu acides qui sentent la verdeur de l’année, les cerises, les groseilles, les cassis, il se disait :
« Attendons la récolte… Je vendrai tout de suite après. »
Mais la récolte faite, les cerises passées, venait le tour des pêches, puis les raisins, et après les raisins ces belles nèfles brunes qu’on cueille presque sous la neige. Alors l’hiver arrivait. La campagne était noire, le jardin vide. Plus de passants, plus d’acheteurs. Plus même de boutiquiers le dimanche. Trois grands mois de repos pour préparer les semences, tailler les arbres fruitiers, pendant que l’écriteau inutile se balançait sur la route, retourné par la pluie et le vent.
À la longue, impatients et persuadés que le vieux faisait tout pour éloigner les acheteurs, les enfants prirent un grand parti. Une des brus vint s’installer près de lui, une petite femme de boutique, parée dès le matin, et qui avait bien cet air avenant, faussement doux, cette amabilité obséquieuse des gens habitués au commerce. La route semblait lui appartenir. Elle ouvrait la porte toute grande, causait fort, souriait aux passants comme pour dire :
« Entrez… Voyez… la maison est à vendre ! »
Plus de répit pour le pauvre vieux. Quelquefois, essayant d’oublier qu’elle était là, il bêchait ses carrés, les ensemençait à nouveau, comme ces gens tout près de la mort qui aiment à faire des projets pour tromper leurs craintes. Tout le temps, la boutiquière le suivait, le tourmentait :
« Bah ! à quoi bon ?… c’est donc pour les autres que vous prenez tant de peine ? »
Il ne lui répondait pas, et s’acharnait à son travail avec un entêtement singulier. Laisser son jardin à l’abandon, c’eût été le perdre un peu déjà, commencer à s’en détacher. Aussi les allées n’avaient pas un brin d’herbe ; pas de gourmands aux rosiers.
En attendant, les acquéreurs ne se présentaient pas. C’était le moment de la guerre, et la femme avait beau tenir sa porte ouverte, faire des yeux doux à la route, il ne passait que des déménagements, il n’entrait que de la poussière. De jour en jour, la dame devenait plus aigre. Ses affaires de Paris la réclamaient. Je l’entendais accabler son beau-père de reproches, lui faire de véritables scènes, taper les portes. Le vieux courbait le dos sans rien dire, et se consolait en regardant monter ses petits pois, et l’écriteau, toujours à la même place : Maison à vendre.
… Cette année, en arrivant à la campagne, j’ai bien retrouvé la maison ; mais, hélas ! l’écriteau n’y était plus. Des affiches déchirées, moisies, pendaient encore au long des murs. C’est fini ; on l’avait vendue ! À la place du grand portail gris, une porte verte, fraîchement peinte, avec un fronton arrondi, s’ouvrait par un petit jour grillé qui laissait voir le jardin. Ce n’était plus le verger d’autrefois, mais un fouillis bourgeois de corbeilles, de pelouses, de cascades, le tout reflété dans une grande boule de métal qui se balançait devant le perron. Dans cette boule, les allées faisaient des cordons de fleurs voyantes, et deux larges figures s’étalaient, exagérées : un gros homme rouge, tout en nage, enfoncé dans une chaise rustique, et une énorme dame essoufflée, qui criait en brandissant un arrosoir ! »
« J’en ai mis quatorze aux balsamines ! »
On avait bâti un étage, renouvelé les palissades ; et dans ce petit coin remis à neuf, sentant encore la peinture, un piano jouait à toute volée des quadrilles connus et des polkas de bals publics. Ces airs de danse, qui tombaient sur la route et faisaient chaud à entendre, mêlés à la grande poussière de juillet, ce tapage de grosses fleurs, de grosses dames, cette gaieté débordante et triviale me serraient le cœur. Je pensais au pauvre vieux qui se promenait là si heureux, si tranquille ; et je me le figurais à Paris, avec son chapeau de paille, son dos de vieux jardinier, errant au fond de quelque arrière-boutique, ennuyé, timide, plein de larmes, pendant que sa bru triomphait dans un comptoir neuf, où sonnaient les écus de la petite maison.