Nicolas de Chamfort : Société et Solitude
Dernière mise à jour : 9 mai 2023
Sébastien-Roch Nicolas de Chamfort
(1740 – 1794)
Extraits de :
Nicolas de Chamfort
Maximes et Pensées
Œuvres complètes, tome I 1824.
On dit quelquefois d’un homme qui vit seul : il n’aime pas la société. C’est souvent comme si on disait d’un homme, qu’il n’aime pas la promenade, sous prétexte qu’il ne se promène pas volontiers le soir dans la forêt de Bondy.
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Préjugé, vanité, calcul : voilà ce qui gouverne le monde. Celui qui ne connaît pour règles de sa conduite, que raison, vérité, sentiment, n’a presque rien de commun avec la société. C’est en lui-même qu’il doit chercher et trouver presque tout son bonheur.
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La société, ce qu’on appelle le monde, n’est que la lutte de mille petits intérêts opposés, une lutte éternelle de toutes les vanités qui se croisent, se choquent, tour à tour blessées, humiliées l’une par l’autre, qui expient le lendemain, dans le dégoût d’une défaite, le triomphe de la veille. Vivre solitaire, ne point être froissé dans ce choc misérable où l’on attire un instant les yeux pour être écrasé l’instant d’après, c’est ce qu’on appelle n’être rien, n’avoir pas d’existence. Pauvre humanité !
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Il n’y a personne qui ait plus d’ennemis dans le monde, qu’un homme droit, fier et sensible, disposé à laisser les personnes et les choses pour ce qu’elles sont, plutôt qu’à les prendre pour ce qu’elles ne sont pas.
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Vous demandez comment on fait fortune. Voyez ce qui se passe au parterre d’un spectacle, le jour où il y a foule ; comme les uns restent en arrière, comme les premiers reculent, comme les derniers sont portés en avant. Cette image est si juste, que le mot qui l’exprime a passé dans le langage du peuple. Il appelle faire fortune, se pousser. Mon fils, mon neveu se poussera. Les honnêtes gens disent, s’avancer, avancer, arriver, termes adoucis, qui écartent l’idée accessoire de force, de violence, de grossièreté ; mais qui laissent subsister l’idée principale.
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Ce qui explique le mieux comment le malhonnête homme, et quelquefois même le sot, réussissent presque toujours mieux, dans le monde, que l’honnête homme et que l’homme d’esprit, à faire leur chemin : c’est que le malhonnête homme et le sot ont moins de peine à se mettre au courant et au ton du monde, qui, en général, n’est que malhonnêteté et sottise ; au lieu que l’honnête homme et l’homme sensé, ne pouvant pas entrer sitôt en commerce avec le monde, perdent un temps précieux pour la fortune. Les uns sont des marchands qui, sachant la langue du pays, vendent et s’approvisionnent tout de suite ; tandis que les autres sont obligés d’apprendre la langue de leurs vendeurs et de leurs chalands, avant que d’exposer leur marchandise, et d’entrer en traité avec eux : souvent même ils dédaignent d’apprendre cette langue, et alors ils s’en retournent sans étrenner.
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Il y a une prudence supérieure à celle qu’on qualifie ordinairement de ce nom : l’une est la prudence de l’aigle, et l’autre celle des taupes. La première consiste à suivre hardiment son caractère, en acceptant avec courage les désavantages et les inconvénients qu’il peut produire.
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Les prétentions sont une source de peines, et l’époque du bonheur de la vie commence au moment où elles finissent. Une femme est-elle encore jolie au moment où sa beauté baisse ? ses prétentions la rendent ou ridicule ou malheureuse : dix ans après, plus laide ou vieille, elle est calme et tranquille. Un homme est dans l’âge où l’on peut réussir et ne pas réussir auprès des femmes ; il s’expose à des inconvénients, et même à des affronts : il devient nul ; dès lors plus d’incertitudes, et il est tranquille. En tout, le mal vient de ce que les idées ne sont pas fixes et arrêtées : il vaut mieux être moins, et être ce qu’on est incontestablement. L’état des ducs et pairs, bien constaté, vaut mieux que celui des princes étrangers, qui ont à lutter sans cesse pour la prééminence. Si Chapelain eût pris le parti que lui conseillait Boileau, par le fameux hémistiche : Que n’écrit-t-il en prose ? il se fût épargné bien des tourments, et se fut peut-être fait un nom, autrement que par le ridicule.
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N’est-ce pas une chose plaisante de considérer que la gloire de plusieurs grands hommes soit d’avoir employé leur vie entière à combattre des préjugés ou des sottises qui font pitié, et qui semblaient ne devoir jamais entrer dans une tête humaine ? La gloire de Bayle, par exemple, est d’avoir montré ce qu’il y a d’absurde dans les subtilités philosophiques et scolastiques, qui feraient lever les épaules à un paysan du Gâtinais doué d’un grand sens naturel ; celle de Locke, d’avoir prouvé qu’on ne doit point parler sans s’entendre, ni croire entendre ce qu’on n’entend pas ; celle de plusieurs philosophes, d’avoir composé de gros livres contre des idées superstitieuses qui feraient fuir, avec mépris, un sauvage du Canada ; celle de Montesquieu, et de quelques auteurs avant lui, d’avoir (en respectant une foule de préjugés misérables) laissé entrevoir que les gouvernants sont faits pour les gouvernés, et non les gouvernés pour les gouvernants. Si le rêve des philosophes qui croient au perfectionnement de la société, s’accomplit, que dira la postérité, de voir qu’il ait fallu tant d’efforts pour arriver à des résultats si simples et si naturels ?
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On ne se doute pas, au premier coup d’œil, du mal que fait l’ambition de mériter cet éloge si commun : Monsieur un tel est très-aimable. Il arrive, je ne sais comment, qu’il a un genre de facilité, d’insouciance, de faiblesse, de déraison, qui plaît beaucoup, quand ces qualités se trouvent mêlées avec de l’esprit ; que l’homme, dont on fait ce qu’on veut, qui appartient au moment, est plus agréable que celui qui a de la suite, du caractère, des principes, qui n’oublie pas son ami malade ou absent, qui sait quitter une partie de plaisir pour lui rendre service, etc. Ce serait une liste ennuyeuse que celle des défauts, des torts et des travers qui plaisent. Aussi, les gens du monde, qui ont réfléchi sur l’art de plaire plus qu’on ne croit et qu’ils ne croient eux-mêmes, ont la plupart de ces défauts, et cela vient de la nécessité de faire dire de soi : Monsieur un tel est très-aimable.
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Pour avoir une idée juste des choses, il faut prendre les mots dans la signification opposée à celle qu’on leur donne dans le monde. Misanthrope, par exemple, cela veut dire philanthrope ; mauvais Français, cela veut dire bon citoyen qui indique certains abus monstrueux ; philosophe, homme simple, qui sait que deux et deux font quatre, etc.
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Un philosophe regarde ce qu’on appelle un état dans le monde, comme les Tartares regardent les villes, c’est-à-dire comme une prison : c’est un cercle où les idées se resserrent, se concentrent, en ôtant à l’âme et à l’esprit leur étendue et leur développement. Un homme qui a un grand état dans le monde, a une prison plus grande et plus ornée ; celui qui n’y a qu’un petit état, est dans un cachot ; l’homme sans état est le seul homme libre, pourvu qu’il soit dans l’aisance, ou du moins qu’il n’ait aucun besoin des hommes.
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Un homme d’esprit prétendait, devant des millionnaires, qu’on pouvait être heureux avec deux mille écus de rente. Ils soutinrent le contraire avec aigreur, et même avec emportement. Au sortir de chez eux, il cherchait la cause de cette aigreur, de la part de gens qui avaient de l’amitié pour lui ; il la trouva enfin. C’est que, par là, il leur faisait entrevoir qu’il n’était pas dans leur dépendance. Tout homme qui a peu de besoins, semble menacer les riches d’être toujours prêt à leur échapper. Les tyrans voient par là qu’ils perdent un esclave. On peut appliquer cette réflexion à toutes les passions en général. L’homme qui a vaincu le penchant à l’amour, montre une indifférence toujours odieuse aux femmes : elles cessent aussitôt de s’intéresser à lui. C’est peut-être pour cela que personne ne s’intéresse à la fortune d’un philosophe : il n’a pas les passions qui émeuvent la société. On voit qu’on ne peut presque rien faire pour son bonheur, et on le laisse là.
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On est plus heureux dans la solitude que dans le monde. Cela ne viendrait-il pas de ce que, dans la solitude, on pense aux choses, et que, dans le monde, on est forcé de penser aux hommes ?
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Le monde endurcit le cœur à la plupart des hommes ; mais ceux qui sont moins susceptibles d’endurcissement, sont obligés de se créer une sorte d’insensibilité factice, pour n’être dupes ni des hommes, ni des femmes. Le sentiment qu’un homme honnête emporte, après s’être livré quelques jours à la société, est ordinairement pénible et triste : le seul avantage qu’il produira, c’est de faire trouver la retraite aimable.
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Quand on a été bien tourmenté, bien fatigué par sa propre sensibilité, on s’aperçoit qu’il faut vivre au jour le jour, oublier beaucoup, enfin éponger la vie à mesure qu’elle s’écoule.