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Susana Soca : L'hommage de Cioran à une poétesse oubliée

Dernière mise à jour : 6 sept.


Il dit ne l'avoir rencontrée que deux fois, mais l'impression laissée par la jeune poétesse Susana Soca sur le cynique Emil Cioran fut, semble-t-il, déterminante. Loin de la verve désabusée de ses ouvrages, l'éloge qu'il fait d'elle paraît avoir été écrit, au contraire, avec une plume de velours. "Extraordinaire", "conquis", "amoureux", "fascination" ; Cioran, sous le charme, peint le portrait d'une femme hors du temps, fantomatique (son "allure de spectre adorable"), timide et infiniment talentueuse. Peu peuvent se targuer d'avoir reçu tant d'éloges, de la part d'un homme qui n'était pas toujours tendre avec ses proches — ses amis de longue date, Beckett, Ionesco, Eliade... et d'autres en ont, en leur temps, fait les frais. (Certaines notes des Cahiers 1957-1972, qui ont été censurées par sa compagne Simone Boué au moment de leur publication post mortem, pourraient en attester). Cioran, qui se terrait dans son appartement, maudissant son prochain, se coupant volontairement des milieux littéraires, refusant tout prix ou éloge, est, ici, particulièrement tendre envers Soca, envers qui il ne cache pas sa profonde admiration.

On peut comprendre cette fascination.

Morte à 52 ans (1906-1959), dans l'incendie de son avion qui prit feu sur la piste de l'aéroport de Rio de Janeiro alors qu'elle retournait en Uruguay, Susana Soca eut une courte, mais non moins brillante vie littéraire. Née à Montevideo, c'est pourtant à Paris qu'elle vécut une partie de sa vie. Ses poèmes furent rédigés en espagnol, mais elle publia également en français, et se lia d'amitié avec des écrivains et poètes de l'époque, dont Paul Éluard.

Elle fonda, à Paris, la revue bilingue Les Cahiers de la Licorne en 1947 ; René Char, Jean Paulhan, René Daumal et Roger Caillois y collaborèrent. Trois numéros furent édités, avant la reprise de la revue à Montevideo, de 1953 à 1959, sous le nom Entregas de la Licorne. Elle continua à y publier des textes d'écrivains français (Maurice Blanchot, Francis Ponge...) ou sud-américains comme Pablo Neruda et Jules Supervielle. Cette version de la revue compta seize numéros. Elle travailla aussi en tant qu'attachée culturelle à l'ambassade de l'Uruguay, où elle poursuivit, sous une autre forme plus officielle et administrative, ce qu'elle considérait comme sa mission : développer les relations entre la France et son pays d'origine.

Amatrice d'arts, proche de Picasso, qui fit un portrait d'elle dans les années 1940, elle possédait également une impressionnante collection d'oeuvres, dont celles de Giorgio de Chirico, Monet, Soutine, mais aussi Nicolas de Staël, dont elle avait organisé une exposition rétrospective à Montevideo. Elle aurait eu le projet de créer une fondation culturelle, mais sa mort soudaine interrompit ce rêve...

Le dernier numéro de Entregas de la Licorne fut imaginé comme un ultime hommage, posthume, regroupant plusieurs témoignages de ceux qui avaient bien connue la poétesse. Celui de Cioran, Elle n'était pas d'ici, y fut inclus.


Susana Soca à Paris, devant le portrait peint par Pablo Picasso.

Ce portrait serait introuvable aujourd'hui.

(Photographie d'André Ostier, 1943, collection J.Alvarez-Márquez)



Il existe très peu de poèmes de Soca consultables sur internet ; elle semble malheureusement avoir aujourd'hui perdu, en France du moins, la notoriété qu'elle connut en son temps. Une édition bilingue de ses poèmes, jusqu'ici inédits en France, a malgré tout été publiée chez Sables en 2011 : Œuvre poétique, traduite de l'espagnol par Nadine Ly, Yves Aguila, Juan Álvarez Márquez et Frank Ravail. L'ouvrage est précédé des hommages de Borges (qui lui dédia un sonnet,"Susana Soca", en 1960), Henri Michaux... et Cioran.



Susana Soca / Emil Cioran




Elle n'était pas d'ici

E. Cioran, Exercices d'admiration : essais et portraits, 1986


Je ne l’ai rencontrée que deux fois. C’est peu. Mais l’extraordinaire ne se mesure pas en termes de temps. Je fus conquis d’emblée par son air d’absence et de dépaysement, ses chuchotements (elle ne parlait pas), ses gestes mal assurés, ses regards, qui n’adhéraient aux êtres ni aux choses, son allure de spectre adorable. « Qui êtes-vous ? D’où venez-vous ? » était la question qu’on avait envie de lui poser à brûle-pourpoint. Elle n’eût pu y répondre, tant elle se confondait avec son mystère ou répugnait à le trahir. Personne ne saura jamais comment elle s’arrangeait pour respirer, par quel égarement elle cédait aux prestiges du souffle, ni ce qu’elle cherchait parmi nous. Ce qui est certain c’est qu’elle n’était pas d’ici, et qu’elle ne partageait notre déchéance que par politesse ou par quelque curiosité morbide. Seuls les anges et les incurables peuvent respirer un sentiment analogue à celui qu’on éprouvait en sa présence. Fascination, malaise surnaturel !

A l’instant même où je la vis, je devins amoureux de sa timidité, une timidité unique, inoubliable, qui lui prêtait l’apparence d’une vestale épuisée au service d’un dieu clandestin ou alors d’une mystique ravagée par la nostalgie ou l’abus de l’extase, à jamais inapte à réintégrer les évidences !

Accablée de biens, comblée selon le monde, elle paraissait néanmoins destituée de tout, au seuil d’une mendicité idéale, vouée à murmurer son dénuement au sein de l’imperceptible. Au reste, que pouvait-elle posséder et proférer, quand le silence lui tenait lieu d’âme et la perplexité d’univers ? Et n’évoquait-elle pas ces créatures de la lumière lunaire dont parle Rozanov ? Plus on songeait à elle, moins on était enclin à la considérer selon les goûts et les vues du temps. Un genre inactuel de malédiction pesait sur elle. Par bonheur, son charme même s’inscrivait dans le révolu. Elle aurait dû naître ailleurs, et à une autre époque, au milieu des landes de Haworth, dans le brouillard et la désolation, aux côtés des sœurs Brontë…

Qui sait déchiffrer les visages lisait aisément dans le sien qu’elle n’était pas condamnée à durer, que le cauchemar des années lui serait épargné. Vivante, elle semblait si peu complice de la vie, qu’on ne pouvait la regarder sans penser qu’on ne la reverrait jamais. L’adieu était le signe et la loi de sa nature, l’éclat de sa prédestination, la marque de son passage sur terre ; aussi le portait-elle comme un nimbe, non point par indiscrétion, mais par solidarité avec l’invisible.


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