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Romain Rolland : Vie de Beethoven (Jeunesse)

Dernière mise à jour : 7 nov. 2021





(1903)




"Ludwig van Beethoven naquit le 16 décembre 1770 à Bonn, près de Cologne, dans une misérable soupente d’une pauvre maison. Il était d’origine flamande. Son père était un ténor inintelligent et ivrogne. Sa mère était domestique, fille d’un cuisinier, et veuve en premières noces d’un valet de chambre.


Une enfance sévère, à laquelle manqua la douceur familiale, dont Mozart, plus heureux, fut entouré. Dès le commencement, la vie se révéla à lui comme un combat triste et brutal, Son père voulut exploiter ses dispositions musicales et l’exhiber comme un petit prodige. À quatre ans, il le clouait pendant des heures devant son clavecin, ou l’enfermait avec un violon, et le tuait de travail. Peu s’en fallut qu’il ne le dégoûtât à tout jamais de l’art. Il fallut user de violence pour que Beethoven apprît la musique. Sa jeunesse fut attristée par les préoccupations matérielles, le souci de gagner son pain, les tâches trop précoces. À onze ans, il faisait partie de l’orchestre du théâtre ; à treize, il était organiste. En 1787, il perdit sa mère, qu’il adorait. « Elle m’était si bonne, si digne d’amour, ma meilleure amie ! Oh ! qui était plus heureux que moi, quand je pouvais prononcer le doux nom de mère, et qu’elle pouvait l’entendre ? » Elle était morte phtisique ; et Beethoven se croyait atteint de la même maladie ; il souffrait déjà constamment ; et il se joignait à son mal une mélancolie, plus cruelle que le mal même.


À dix-sept ans, il était chef de famille, chargé de l’éducation de ses deux frères ; il avait la honte de devoir solliciter la mise à la retraite de son père, ivrogne, incapable de diriger la maison : c’est au fils qu’on remettait la pension du père, pour éviter que celui-ci la dissipât. Ces tristesses laissèrent en lui une empreinte profonde. Il trouva toutefois un affectueux appui dans une famille de Bonn, qui lui resta toujours chère, la famille de Breuning. La gentille « Lorchen », Éléonore de Breuning, avait deux ans de moins que lui. Il lui apprenait la musique et elle l’initia à la poésie. Elle fut sa compagne d’enfance ; et peut-être y eut-il entre eux un sentiment assez tendre. Éléonore épousa plus tard le docteur Wegeler, qui fut un des meilleurs amis de Beethoven ; et, jusqu’au dernier jour, il ne cessa de régner entre eux une amitié paisible, qu’attestent les lettres dignes et tendres de Wegeler et d’Éléonore, et celles du vieux fidèle ami (alter treuer Freund) au bon cher Wegeler (guter lieber Wegeler). Affection plus touchante encore quand l’âge est venu pour tous trois, sans refroidir la jeunesse de leur cœur.


Si triste qu’ait pu être l’enfance de Beethoven, il garda toujours pour elle, pour les lieux où elle s’écoula, un tendre et mélancolique souvenir. Forcé de quitter Bonn, et de passer presque toute sa vie à Vienne, dans la grande ville frivole et ses tristes faubourgs, jamais il n’oublia la vallée du Rhin, et le grand fleuve auguste et paternel, unser Vater Rhein, comme il l’appelle, « notre père le Rhin », si vivant, en effet, presque humain, pareil à une âme gigantesque où passent des pensées et des forces innombrables, nulle part plus beau, plus puissant et plus doux qu’en la délicieuse Bonn, dont il baigne les pentes ombragées et fleuries, avec une violence caressante.


Là, Beethoven a vécu ses vingt premières années ; là se sont formés les rêves de son cœur adolescent, — dans ces prairies qui flottent languissamment sur l’eau, avec leurs peupliers enveloppés de brouillards, les buissons et les saules, et les arbres fruitiers, qui trempent leurs racines dans le courant silencieux et rapide, — et, penchés sur le bord, mollement curieux, les villages, les églises, les cimetières même, — tandis qu’à l’horizon, les Sept Montagnes bleuâtres dessinent sur le ciel leurs profils orageux, que surmontent les maigres et bizarres silhouettes des vieux châteaux ruinés. À ce pays, son cœur resta éternellement fidèle ; jusqu’au dernier instant, il rêva de le revoir, sans jamais y parvenir.


« Ma patrie, la belle contrée où j’ai vu la lumière du jour, toujours aussi belle, aussi claire devant mes yeux, que lorsque je la laissai. »



En novembre 1792, Beethoven vint se fixer à Vienne, métropole musicale de l’Allemagne. La Révolution avait éclaté ; elle commençait à submerger l’Europe. Beethoven quitta Bonn juste au moment où la guerre y entrait. Sur la route de Vienne, il traversa les armées hessoises marchant contre la France. En 1796 et 1797, il mit en musique les poésies belliqueuses de Friedberg : un Chant du Départ et un chœur patriotique : Nous sommes un grand peuple allemand (Ein grosses deutsches Volk sind wir). Mais en vain il veut chanter les ennemis de la Révolution : la Révolution conquiert le monde, et Beethoven. Dès 1798, malgré la tension des rapports entre l’Autriche et la France, Beethoven entre en rapports intimes avec les Français, avec l’ambassade, avec le général Bernadotte qui venait d’arriver à Vienne. Dans ces entretiens commencent à se former en lui les sentiments républicains, dont on voit le puissant développement dans la suite de sa vie.


Un dessin que Stainhauser fit de lui à cette époque, donne assez bien l’image de ce qu’il était alors. C’est, aux portraits suivants de Beethoven, ce que le portrait de Buonaparte par Guérin, cette âpre figure rongée de fièvre ambitieuse, est aux autres effigies de Napoléon. Beethoven semble plus jeune que son âge, maigre, droit, raidi dans sa haute cravate, le regard défiant et tendu. Il sait ce qu’il vaut ; il croit en sa force.



Beethoven at age 26

(etching by Neidl after a drawing by Stainhauser)




En 1796, il note sur son carnet :


« Courage ! Malgré toutes les défaillances du corps, mon génie triomphera… Vingt-cinq ans ! les voici venus ! je les ai… Il faut que cette année même, l’homme se révèle tout entier. »


Mme de Bernhard et Gelinck disent qu’il est très fier, de manières rudes et maussades, et qu’il parle avec un très fort accent provincial. Mais ses intimes, seuls, connaissent l’exquise bonté qu’il cache sous cette gaucherie orgueilleuse. Écrivant à Wegeler tous ses succès, la première pensée qui lui vient à l’esprit est celle-ci :


« Par exemple, je vois un ami dans le besoin : si ma bourse ne me permet pas de lui venir aussitôt en aide, je n’ai qu’à me mettre à ma table de travail ; et, en peu de temps, je l’ai tiré d’affaire… Tu vois comme c’est charmant. »


Et un peu plus loin, il dit :


« Mon art doit se consacrer au bien des pauvres. »


La douleur, déjà, avait frappé à sa porte ; elle s’était installée en lui, pour n’en plus sortir. Entre 1796 et 1800, la surdité commença ses ravages. Les oreilles lui bruissaient nuit et jour ; il était miné par des douleurs d’entrailles. Son ouïe s’affaiblissait progressivement. Pendant plusieurs années, il ne l’avoua à personne, même à ses plus chers amis ; il évitait le monde, pour que son infirmité ne fût pas remarquée ; il gardait pour lui seul ce terrible secret. Mais, en 1801, il ne peut plus le taire ; il le confie avec désespoir à deux de ses amis : le docteur Wegeler et le pasteur Amenda :


« Mon cher, mon bon, mon affectueux Amenda,… combien souvent je te souhaite auprès de moi ! Ton Beethoven est profondément malheureux. Sache que la plus noble partie de moi-même, mon ouïe, a beaucoup baissé. Déjà, à l’époque où nous étions ensemble, j’éprouvais des symptômes du mal, et je le cachais ; mais cela a toujours empiré depuis… Guérirai-je ? Je l’espère naturellement, mais bien peu ; de telles maladies sont les plus incurables. Comme je dois vivre tristement, éviter tout ce que j’aime et tout ce qui m’est cher, et cela dans un monde si misérable, si égoïste !… Triste résignation où je dois me réfugier ! Sans doute je me suis proposé de me mettre au-dessus de tous ces maux ; mais comment cela me sera-t-il possible ?… »


Et à Wegeler :


« … Je mène une vie misérable. Depuis deux ans, j’évite toutes les sociétés, parce qu’il ne m’est pas possible de causer avec les gens : je suis sourd. Si j’avais quelque autre métier, cela serait encore possible ; mais dans le mien, c’est une situation terrible. Que diraient de cela mes ennemis, dont le nombre n’est pas petit !… Au théâtre, je dois me mettre tout près de l’orchestre pour comprendre l’acteur. Je n’entends pas les sons élevés des instruments et des voix, si je me place un peu loin… Quand on parle doucement, j’entends à peine,… et d’autre part, quand on crie, cela m’est intolérable… Bien souvent, j’ai maudit mon existence…. Plutarque m’a conduit à la résignation. Je veux, si toutefois cela est possible, je veux braver mon destin ; mais il y a des moments de ma vie où je suis la plus misérable créature de Dieu… Résignation ! quel triste refuge ! et pourtant c’est le seul qui me reste ! »


Cette tristesse tragique s’exprime dans quelques œuvres de cette époque, dans la Sonate pathétique, op. 13 (1799), surtout dans le largo de la troisième Sonate pour piano, op. 10 (1798). Chose étrange qu’elle ne soit pas partout empreinte, que tant d’œuvres encore : le riant Septuor (1800), la limpide Première Symphonie (en ut majeur, 1800), reflètent une insouciance juvénile. C’est sans doute qu’il faut du temps à l’âme pour s’accoutumer à la douleur. Elle a un tel besoin de la joie que, quand elle ne l’a pas, il faut qu’elle la crée. Quand le présent est trop cruel, elle vit sur le passé. Les jours heureux qui furent ne s’effacent pas d’un coup ; leur rayonnement persiste longtemps encore après qu’ils ne sont plus. Seul et malheureux à Vienne, Beethoven se réfugiait dans ses souvenirs du pays natal ; sa pensée d’alors en est tout imprégnée. Le thème de l’andante à variations du Septuor est un Lied rhénan. La Symphonie en ut majeur est aussi une œuvre du Rhin, un poème d’adolescent qui sourit à ses rêves. Elle est gaie, langoureuse ; on y sent le désir et l’espérance de plaire. Mais dans certains passages, dans l’introduction, dans le clair-obscur de quelques sombres basses, dans le scherzo fantasque, on aperçoit, avec quelle émotion !, dans cette jeune figure le regard du génie à venir. Ce sont les yeux du Bambino de Botticelli dans ses Saintes familles, ces yeux de petit enfant où l’on croit lire déjà la tragédie prochaine.


À ses souffrances physiques venaient se joindre des troubles d’un autre ordre. Wegeler dit qu’il ne connut jamais Beethoven sans une passion portée au paroxysme. Ces amours semblent avoir toujours été d’une grande pureté. Il n’y a aucun rapport entre la passion et le plaisir. La confusion qu’on établit de notre temps entre l’une et l’autre ne prouve que l’ignorance où la plupart des hommes sont de la passion, et son extrême rareté. Beethoven avait quelque chose de puritain dans l’âme ; les conversations et les pensées licencieuses lui faisaient horreur ; il avait sur la sainteté de l’amour des idées intransigeantes. On dit qu’il ne pardonnait pas à Mozart d’avoir profané son génie à écrire un Don Juan. Schindler, qui fut son ami intime, assure qu’ « il traversa la vie avec une pudeur virginale, sans avoir jamais eu à se reprocher une faiblesse ». Un tel homme était fait pour être dupe et victime de l’amour. Il le fut. Sans cesse il s’éprenait furieusement, sans cesse il rêvait de bonheurs, aussitôt déçus, et suivis de souffrances amères. C’est dans ces alternatives d’amour et de révolte orgueilleuse, qu’il faut chercher la source la plus féconde des inspirations de Beethoven, jusqu’à l’âge où la fougue de sa nature s’apaise dans une résignation mélancolique.


En 1801, l’objet de sa passion était, à ce qu’il semble, Giulietta Guicciardi, qu’il immortalisa par la dédicace de sa fameuse Sonate dite du Clair de Lune, op. 27 (1802).


« Je vis d’une façon plus douce, écrit-il à Wegeler, et je me mêle davantage avec les hommes…. Ce changement, le charme d’une chère fille l’a accompli ; elle m’aime, et je l’aime. Ce sont les premiers moments heureux que j’aie depuis deux ans. »


Il les paya durement. D’abord cet amour lui fit sentir davantage la misère de son infirmité, et les conditions précaires de sa vie, qui lui rendaient impossible d’épouser celle qu’il aimait. Puis Giulietta était coquette, enfantine, égoïste ; elle fit cruellement souffrir Beethoven, et en novembre 1803 elle épousa le comte Gallenberg. De telles passions dévastent l’âme ; quand l’âme est déjà affaiblie par la maladie, comme l’était celle de Beethoven, elles risquent de la ruiner. Ce fut le seul moment de la vie de Beethoven, où il semble avoir été sur le point de succomber. Il traversa une crise désespérée, qu’une lettre nous fait connaître : le Testament d’Heiligenstadt, à ses frères, Carl et Johann, avec cette indication : « Pour lire et exécuter après ma mort. » C’est un cri de révolte et de douleur déchirante. On ne peut l’entendre sans être pénétré de pitié. Il fut tout près alors de mettre fin à sa vie. Seul son inflexible sentiment moral l’arrêta. Ses dernières espérances de guérison disparurent.


« Même le haut courage qui me soutenait s’est évanoui. Ô Providence, fais-moi apparaître une fois un jour, un seul jour de vraie joie ! Il y a si longtemps que le son profond de la vraie joie m’est étranger. Quand, oh ! quand, mon Dieu, pourrai-je la rencontrer encore ?… Jamais ? — Non, ce serait trop cruel ! »


Cela semble une plainte d’agonie ; et pourtant, Beethoven vivra vingt-cinq ans encore. Sa puissante nature ne pouvait se résigner à succomber sous l’épreuve.


« Ma force physique croît plus que jamais avec ma force intellectuelle… Ma jeunesse, oui, je le sens, ne fait que commencer. Chaque jour me rapproche du but que j’entrevois sans pouvoir le définir… Oh ! si j’étais délivré de ce mal, j’embrasserais le monde !… Point de repos ! Je n’en connais pas d’autre que le sommeil ; et je suis assez malheureux de devoir lui accorder plus de temps qu’autrefois. Que je sois seulement délivré à moitié de mon mal : et alors… Non, je ne le supporterai pas. Je veux saisir le destin à la gueule. Il ne réussira pas à me courber tout à fait. — Oh ! cela est si beau, de vivre la vie mille fois ! »


Cet amour, cette souffrance, cette volonté, ces alternatives d’accablement et d’orgueil, ces tragédies intérieures se retrouvent dans les grandes œuvres écrites en 1802 : la Sonate avec marche funèbre, op. 26, la Sonate quasi una fantasia, et la Sonate dite du Clair de lune, op. 27, la Deuxième Sonate, op. 31, avec ses récitatifs dramatiques, qui semblent un monologue grandiose et désolé ; la Sonate en ut mineur pour violon, op. 30, dédiée à l’empereur Alexandre ; la Sonate à Kreutzer, op. 47 ; les six héroïques et poignantes mélodies religieuses sur des paroles de Gellert, op. 48. La Seconde Symphonie, qui est de 1803, reflète davantage son juvénile amour ; et l’on sent que sa volonté prend décidément le dessus. Une force irrésistible balaye les tristes pensées. Un bouillonnement de vie soulève le finale. Beethoven veut être heureux ; il ne veut pas consentir à croire son infortune irrémédiable : il veut la guérison, il veut l’amour ; il déborde d’espoir.


(...)"



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