"Un philosophe sous les toits", par Émile Souvestre
Dernière mise à jour : 31 mars 2023
Émile Souvestre
Un philosophe sous les toits,
Journal d'un homme heureux
(1850)
[Émile Souvestre, écrivain breton, a publié des pièces de théâtre, une trentaine de romans, des essais, des nouvelles et des œuvres morales dont Le Philosophe sous les toits, prix de l’Académie Française en 1854.]
UN PHILOSOPHE SOUS LES TOITS
Nous connaissons un homme qui, au milieu de la fièvre de changement et d'ambition qui travaille notre société, a continué d'accepter, sans révolte, son humble rôle dans le monde, et a conservé, pour ainsi dire, le goût de la pauvreté. Sans autre fortune qu'une petite place, dont il vit sur ces étroites limites qui séparent l'aisance de la misère, noire philosophe regarde, du haut de sa mansarde, la société comme une mer dont il ne souhaite point les richesses et dont il ne craint pas les naufrages. Tenant trop peu de place pour exciter l'envie de personne, il dort tranquillement enveloppé dans son obscurité.
Non qu'il se soit retiré dans l'égoïsme comme la tortue dans sa carapace ! C'est l'homme de Térence, qui ne se croit étranger à rien de ce qui est humain. Tous les objets et tous les incidents du dehors se réfléchissent en lui, ainsi que dans une chambre obscure où ils décalquent leur image. Il regarde la société en lui-même avec la patience curieuse des solitaires, et il écrit, pour chaque mois, le journal de ce qu'il a vu ou pensé. C'est le calendrier de ses sensations, ainsi qu'il a coutume de le dire.
Admis à le feuilleter, nous en avons détaché quelques pages, qui pourront faire connaître au
lecteurs les vulgaires aventures d'un penseur ignoré dans ces douze hôtelleries du temps qu'on appelle des mois.
CHAPITRE PREMIER
LES ETRENNES DE LA MANSARDE
1er janvier.
— Cette date me vient à la pensée dès que je m'éveille. Encore une année qui s'est détachée de la chaîne des âges pour tomber dans l'abime du passé ! La foule s'empresse de fêter sa jeune soeur. Mais, tandis que tous les regards se portent en avant, les miens se retournent en arrière. On sourit à la nouvelle reine, et, malgré moi, je songe à celle que le temps vient d'envelopper dans son linceul. Celle-ci, du moins, je sais ce qu'elle était et ce qu'elle m'a donné, tandis que l'autre se présente entourée de toutes les menaces de l'inconnu. Que cache-t-elle dans les nuées qui l'enveloppent ? Est-ce l'orage ou le soleil ?
Provisoirement il pleut, et je sens mon âme embrumée comme l'horizon. J'ai congé aujourd'hui ; mais que faire d'une journée de pluie ? Je parcours ma mansarde avec humeur, et je me décide à allumer mon feu. Malheureusement, les allumettes prennent mal, la cheminée fume, le bois s'éteint ! Je jette mon soufflet avec dépit, et je me laisse tomber dans mon vieux fauteuil.
En définitive, pourquoi me réjouirais-je de voir naître une nouvelle année ? Tous ceux qui
courent déjà les rues, l'air endimanché et le sourire sur les lèvres, comprennent-ils ce qui les
rend joyeux ? Savent-ils seulement ce que signifie cette fête et d'où vient l'usage des étrennes ?
Ici mon esprit s'arrête pour se constater à lui-même sa supériorité sur l'esprit du vulgaire. J'ouvre une parenthèse dans ma mauvaise humeur, en faveur de ma vanité, et je réunis toutes les preuves de ma science.
(Les premiers Romains ne partageaient l'année qu'en dix mois; ce fut Numa Pompilius
qui y ajouta janvier et février. Le premier tira son nom de Janus, auquel il fut consacré.
Comme il ouvrait le nouvel an, on entoura son commencement d'heureux présages, et de là
vint la coutume des visites entre voisins, des souhaits de prospérité et des étrennes. Les présents usités chez les Romains étaient symboliques. On offrait des figues sèches, des dattes, des rayons de miel, comme emblème de « la douceur des auspices sous lesquels l'année devait commencer son cours », et une petite pièce de monnaie, nommée stips, qui présageait la richesse.)
Ici je ferme la parenthèse pour reprendre ma disposition maussade. Le petit speech que je viens de m'adresser m'a rendu content de moi et plus mécontent des autres. Je déjeunerais bien pour me distraire ; mais la portière a oublié mon lait du matin, et le pot de confitures est vide ! Un autre serait contrarié; moi, j'affecte la plus superbe indifférence. Il reste un croûton durci que je brise à force de poignets, et que je grignote nonchalamment comme un homme bien au-dessus des vanités du monde et des pains mollets.
Cependant, je ne sais pourquoi mes idées s'assombrissent en raison des difficultés de la mastication. J'ai lu autrefois l'histoire d'un Anglais qui s'était pendu parce qu'on lui avait
servi du thé sans sucre. Il y a des heures dans la vie où la contrariété la plus futile prend les proportions d'une catastrophe. Notre humeur ressemble aux lunettes de spectacle qui, selon le bout, montrent les objets moindres ou agrandis.
Habituellement, la perspective qui s'ouvre devant ma fenêtre me ravit. C'est un chevauchement de toits dont les cimes s'entrelacent, se croisent, se superposent, et sur lesquels de hautes cheminées dressent leurs pitons. Hier encore, je leur trouvais un aspect alpestre, et j'attendais la première neige pour y voir des glaciers ; aujourd'hui, je n'aperçois que des tuiles et des tuyaux de poêle. Les pigeons, qui aidaient à mes illusions agrestes, ne me semblent plus que de misérables volatiles qui ont les toits pour basse-cour; la fumée qui s'élève en légers flocons, au lieu de me faire songer aux soupiraux du Vésuve, me rappelle les préparations culinaires et l'eau de vaisselle ; enfin le télégraphe que j'aperçois de loin sur la vieille tour de Montmartre, me fait l'effet d'une ignoble potence dont le bras se dresse au-dessus de la cité.
Ainsi, blessés de tout ce qu'ils rencontrent, mes regards s'abaissent sur l'hôtel qui fait face à ma mansarde. L'influence du premier de l'an s'y fait visiblement sentir. Les domestiques ont un air d'empressement qui se proportionne à l'importance des étrennes reçues ou à recevoir. Je vois le propriétaire traversant la cour avec la mine morose que donnent les générosités forcées, et les visiteurs se multiplier, suivis de commissionnaires qui portent des fleurs, des cartons ou des jouets. Tout à coup la grande porte cochère est ouverte; une calèche neuve, traînée par des chevaux de race, s'arrête au pied du perron. Ce sont sans doute les étrennes offertes par le mari à la maitresse de l'hôtel, car elle vient elle-même examiner le nouvel équipage. Elle y monte bientôt avec une petite fille ruisselante de dentelles, de plumes, de velours, et chargée de cadeaux qu'elle va distribuer en étrennes. La portière est refermée, les glaces se lèvent, la voiture part.
Ainsi tout le monde fait aujourd'hui un échange de bons désirs et de présents; moi seul, je n'ai rien à donner ni à recevoir. Pauvre solitaire, je ne connais pas même un être préféré pour lequel je puisse former des voeux. Que mes souhaits d'heureuse année aillent donc chercher tous les amis inconnus, perdus dans cette multitude qui bruit à mes pieds !
A vous d'abord, ermites des cités, pour qui la mort et la pauvreté ont fait une solitude au milieu de la foule ! travailleurs mélancoliques condamnés à manger, dans le silence et l'abandon, le pain gagné chaque jour, et que Dieu a sevrés des enivrantes angoisses de l'amour ou de l'amitié !
A vous, rêveurs émus qui traversez la vie les yeux tournés vers quelque étoile polaire, marchant avec indifférence sur les riches moissons de la réalité !
A vous, braves pères qui prolongez la veille pour nourrir la famille ; pauvres veuves pleurant et travaillant auprès d'un berceau; jeunes hommes acharnés à vous ouvrir dans la vie une route assez large pour y conduire par la main une femme choisie; à vous tous, vaillants soldats du travail et du sacrifice !
A vous enfin, quels que soient votre titre et votre nom, qui aimez ce qui est beau, qui avez
pitié de ce qui souffre, et qui marchez dans le monde comme la vierge symbolique de Byzance, les deux bras ouverts au genre humain !
Ici je suis subitement interrompu par des pépiements toujours plus nombreux et plus élevés. Je regarde autour de moi... Ma fenêtre est entourée de moineaux qui picorent les miettes de pain que, dans ma méditation distraite, je viens d'égrener sur le toit. A cette vue, un éclair de lumière traverse mon coeur attristé. Je me trompais, tout à l'heure, en me plaignant de n'avoir rien à donner; grâce à moi, les moineaux du quartier auront leurs étrennes !
(...)
Dimanche 4 Mars.
— Voici le soleil qui sort des brumes de l'hiver; le printemps annonce son approche; une brise amollie glisse sur les toits, et mon violier recommence à fleurir !
Nous touchons à cette douce saison des reverdies, tant célébrée par les poètes sensitifs du XVIe siècle :
C'est à ce joly moys de may
Que toute chose renouvelle
Et que je vous présentay, belle,
Entièrement le coeur de moy.
Le gazouillement des moineaux m'appelle; ils réclament les miettes que je sème pour eux
chaque matin. J'ouvre ma fenêtre, et la perspective des toits m'apparaît dans toute sa
splendeur.
Celui qui n'a habité que les premiers étages ne soupçonne point la vérité pittoresque d'un
pareil horizon. Il n'a jamais contemplé cet entrelacement de sommets que la tuile colore ;
il n'a point suivi du regard ces vallées de gouttières où ondulent les frais jardins de la mansarde, ces grandes ombres que le soir étend sur les pentes ardoisés, et ce scintillement des vitrages qu'incendie le soleil couchant! Il n'a point étudié la flore de ces alpes civilisées que tapissent les lichens et les mousses ; il ne connaît point les mille habitants qui le peuplent, depuis l'insecte microscopique jusqu'au chat domestique, ce renard des toits, toujours en quête ou à l'affût; il n'a point assisté enfin à ces mille aspects du ciel brumeux ou serein ; à ces mille effets de lumière qui font de ces hautes régions un théâtre aux décorations toujours changeantes !
Que de fois mes jours de repos se sont écoulés à contempler ce merveilleux spectacle, à en découvrir les épisodes sombres ou charmants, à chercher, enfin, dans ce monde inconnu, les impressions de voyage que les touristes opulents cherchent plus bas !
Neuf heures.
— Mais pourquoi donc mes voisins ailés n'ont-ils point encore picoré les miettes que je leur ai éparpillées devant ma croisée ? Je les vois s'envoler, revenir se percher au faîtage des fenêtres, et pépier en regardant le festin qu'ils sont habituellement si prompts à dévorer ! ce n'est point ma présence qui peut les effrayer, je les ai accoutumés à manger dans ma main. D'où vient alors cette irrésolution craintive ? J'ai beau regarder, le toit est libre, les croisées voisines sont fermées. J'émiette le pain qui reste de mon déjeuner afin de les attirer par un plus large banquet... Leurs pépiements redoublent; ils penchent la tête; les plus hardis viennent voler au-dessus, mais sans oser s'arrêter.
Allons, mes moineaux sont victimes de quelqu'une de ces sottes terreurs qui font baisser les fonds à la Bourse! Décidément, les oiseaux ne sont pas plus raisonnables que les hommes !
J'allais fermer ma fenêtre sur cette réflexion, quand j'aperçois tout à coup, dans l'espace lumineux qui s'étend à droite, l'ombre de deux oreilles qui se dressent, puis une griffe qui s'avance, puis la tête d'un chat tigré qui se montre à l'angle de la gouttière, Le drôle était là en embuscade, espérant que les miettes lui amèneraient du gibier. Et moi qui accusais la couardise de mes hôtes ! j'étais sûr qu'aucun danger ne les menaçait ! je croyais avoir bien regardé partout ! je n'avais oublié que le coin derrière moi !
Dans la vie comme sur les toits, que de malheurs arrivent pour avoir oublié un seul coin !
(...)"