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Albert Samain et Francis Jammes : l'amitié éternelle


"Heureusement qu'il y a quelque part, entre ciel et terre, à toute heure, nuit et jour, l'invisible et tendre et ardente communion des âmes !"

Albert Samain à Francis Jammes

29 juillet 1898


Gauche : Albert Samain, portrait du dessinateur Pierre Gandon

Droite : Francis Jammes, photographie de 1917




Leur amitié ne dura que quelques années, mais elle fut aussi pure et sincère que si Albert Samain (1858-1900) et Francis Jammes (1868-1938) s'étaient connus de longue date. Ils se rencontrèrent pour la première fois en 1895, cinq ans seulement avant la mort de Samain. Jammes, qui décide cette même année de se consacrer exclusivement à la poésie, profite alors de son premier séjour à Paris. Il y fait la connaissance de plusieurs poètes, dont Gide et Mallarmé, mais reste encore dans l'ombre. Il a alors seulement à son actif quatre plaquettes : Six sonnets (1891) et les Vers de 1892, 1893 et 1894. Jammes confie son récit de leur première rencontre dans sa préface aux Oeuvres Choisies d'Albert Samain (1928). C'est le compositeur Raymond Bonheur qui parle de Francis Jammes à son ami Albert Samain pour la première fois. Bonheur trouve une des plaquettes de Jammes sur les quais, et la montre à Samain qui tombe sous le charme de ses poèmes. Quelques temps plus tard, ils dînent tous trois dans une brasserie parisienne. Une vive amitié naît entre ces trois personnalités aussi éloignées que complémentaires, rapprochées par l'art et la poésie.

Jammes décrit Albert Samain, dans son troisième tome de mémoires Les caprices du poète (1921) comme "modeste et fier", "effacé". "Il ressemblait à du soleil qui se cache." Il est vrai que des deux, Samain est sans doute le plus tourné vers autrui. Volontiers lyrique dans ses lettres, expansif et passionné lorsqu'il écrit à propos des autres, il est d'une humilité touchante et ne parle que rarement de lui. "L'ermite d'Hasparren", comme on l'appela, était quant à lui plus prudent, moins enflammé sans doute, éternellement admiratif du talent de son ami et protecteur, et bien plus orgueilleux. Leur correspondance, dont nous avons prélevé les passages les plus touchants, les plus poétiques aussi peut-être, témoigne de ces différences de tempéraments. Samain le tendre, l'exalté, l'hyper-sensible, l'esprit agile, plongé dans l'abstraction et le rêve... Jammes le pondéré, l'esprit pratique, le réservé, l'amoureux éperdu de la nature et de sa campagne pyrénéenne, qu'il ne quitta jamais. Jammes le vaniteux, on l'a dit ; il ne supporta jamais la critique... Lorsque sa poésie est jugée parfois trop naïve ou trop simple, pas assez inspirée, Samain la défend avec vigueur : ceux qui ne la comprennent pas ne sont pas dignes de la lire. Ils s'entraident ainsi à tour de rôle, chacun apportant à l'autre ce dont il manque peut-être. Lorsqu'Albert Samain s'effondre au décès de sa mère, en janvier 1899, Jammes s'inquiète de voir son ami décliner, et le console à sa manière. Ici dans une lettre du 27 février 1899 : "J'apprends par Bonheur que vous faites une saison à Villefranche-sur-Mer. Vous êtes un monstre. Venez terminer ici votre saison. Je ne vous le demande pas. Je vous l'ordonne. Je vous embrasse. Ma Mère et moi vous attendons. Pas d'hésitation. En avant, marche !" Le ton est bien celui de Jammes, qui écrit des missives plus courtes et concises que les longues lettres souvent dithyrambiques de Samain. Mais leurs intentions respectives sont les mêmes : secourir et défendre l'ami proche, éprouver la communion des âmes.

Francis Jammes apprend la mort de son ami Albert Samain pendant un déjeuner qu'il partage avec sa mère et un de leurs amis. "Je me sentis frappé au coeur par une main divine, et j'en résonnai tout entier. (...) Non seulement disparaissait le plus sûr de mes amis, mais aussi de mes protecteurs littéraires..." (nouvelle préface pour les Oeuvres choisies d'Albert Samain, 1928). Mélange caractéristique, chez Jammes, de sentiment très sincère et d'intérêt personnel naïvement admis...

Comme témoin de cette amitié juste et bonne, nous gardons leurs précieuses lettres. Les extraits que nous en donnons ici sont tous tirés de l'ouvrage suivant : "Une amitié lyrique : Albert Samain et Francis Jammes (Correspondance inédite)" parue aux Éditions Émile-Paul Frères, 1946.




Correspondance

(Extraits choisis)


Samain à Jammes, 19 novembre 1895

"Moi, j'ai relu votre poème Un Jour, dont la grande simplicité monotone, avec ses tendresses, ses trouvailles, son mélange sincère de vie et de rêve, et sa bonté épandue, m'a fondu toute l'âme. Et je ne sais pourquoi, par sa douceur et par son mystère, et par son sentiment grave et mélancolique de la destinée, cette impression ressemblait à celle que j'éprouve toujours à regarder, dans une chambre maternelle où flotte un demi-jour de veilleuse, un petit enfant endormi."


Samain à Jammes, 27 février 1896

"J'ai reçu l'autre jour votre lettre de bon souvenir, et ça a été une surprise qui m'a enchanté toute une journée. N'est-ce pas une chose des meilleures de la vie, cette pensée de savoir qu'on est là, à certaines heures, près de ceux qui vous aiment, et qu'ils vous parlent dans l'intimité de leur âme ? Combien il m'arrive souvent, à moi, de me transporter ainsi en pensée près de vous ! Vous m'avez peuplé l'imagination de tableaux si précis dans leur rêve qu'il me semble que je vous vois vivre, et que je respire l'air qui vous est familier, et que je regarde les mêmes choses que vous dans l'encadrement de votre fenêtre."


"Oh ! comme je vous aime, mon cher Jammes, de tout cet amour répandu de votre coeur riche et simple sur les choses ! Que votre poésie qui ne ressemble, dans sa sincérité et par le miracle de sa sincérité, à aucune autre, m'émeut et me pénètre ! Je la sens entrer en moi, s'assimiler à ma vie, couler en quelque sorte dans mon sang et se fondre dans mon coeur."


"Jamais la vie quotidienne n'a pris mieux qu'en vos poèmes sa signification intense et son accent tendre ou poignant. Il y a des choses de vous qui me mettent dans cet état de sensibilité frémissante où le coeur se gonfle, où l'on sent que les larmes vont couler ; et vous êtes doux, profond, naïf et triste, comme l'Amour..."


Jammes à Samain, 11 mai 1896

"J'aurais, par moments, si, si besoin de hurler ma sympathie à toutes les voix qui traversèrent le jardin désolé de mon âme.

J'avais besoin de vous dire cela simplement.

Veuillez saluer de ma part, respectueusement, celle qui eut un fils tel que vous."


Jammes à Samain, 11 mai 1897

"Une tristesse infinie m'a envahie ces derniers temps. Je suis en retard avec vous. J'aurais déjà dû vous féliciter pour vos poésies du Mercure, qui sont d'une pureté divine. Je ne crois pas qu'il y ait eu de poète qui donne davantage que vous la sensation des pierres blanches, des lauriers, de l'eau. Vous me faites songer à cette apparition de Gide qui recueille de l'eau qui stille d'un quartz étincelant."


Samain à Jammes, 18 mai 1897

"J'ai souvent rêvé à cette chose qui serait si belle, si quelque miracle pouvait la réaliser : mettre en communication soudaine par des courants magnétiques mystérieux l'âme du poète avec les âmes, éparses dans le monde, qui pensent à lui ou qui vivent un moment avec lui dans son oeuvre. Ne vous semble-t-il pas, comme à moi, que la seule raison qu'on ait d'écrire, après la haute et intime volupté de s'exalter soi-même, soit de susciter quelque part dans des chambres inconnues, dans des mansardes lointaines, le frisson d'une âme qui vous a compris et qui se donne à vous comme une amante ? Ah! croyez-moi, être aimé ainsi, dans des coins ignorés, par des êtres qui, seuls un soir d'été, disent votre nom tout bas, en regardant la nuit par la fenêtre ouverte ; être aimé ainsi, de loin, mais de si près, et passionnément aussi quelquefois, rien ne peut passer cette douceur..."


Jammes à Samain, 22 juin 1897

"Il tombe du ciel un azur qui ressemble à vos poèmes; car enfin, plus je vous lis, plus il me semble que nul ne dépassa ce sommet d'ineffable pureté où vous vous tenez. Vous êtes l'un des rares qui, comme Leconte de Lisle, reposent dans une sérénité absolue. Et cette lumière qui s'élève de vos vers est si limpide que d'aucuns passeront sans l'apercevoir. Mais vous êtes de la race de ceux qui résistent, s'élèvent lentement et sûrement, et dont on dit après des années : "Celui-là est l'un des plus grands, parce qu'il est l'un des plus hautainement et silencieusement purs." Et l'on dira "Samain" avec le même respectueux frisson que l'on prononce "Dierx" — et ceux de sa race."


Samain à Jammes, 15 juillet 1897

"Je voudrais à cette minute lire des vers de vous que je ne connaisse pas. La vie, par un prestige qui est votre don merveilleux, y est transposée si directement que j'en prendrais je dirai presque un soulagement physique ; qu'ils seraient pour moi comme un verre d'eau très fraîche qu'on boit à l'ombre, comme un fruit qu'on prend, en passant, dans un panier traînant sur le buffet."


Samain à Jammes, 14 septembre 1897

"Quel dommage que cette distance nous sépare ! Votre coeur m'a fait du bien ! Vous êtes admirable de foi et de bonté ; et votre voix à travers l'art sait trouver les paroles qui vont au coeur des hommes. C'est comme une atmosphère d'évangile qu'on respire autour de vous ; et ces points de vue de sacerdoce où vous vous élevez si naturellement disent bien l'énergie de votre coeur et la grandeur de votre âme. C'est le poète, au sens antique du terme, que vous réalisez ; c'est au nom de la vie, de la souffrance, de l'amour que vous parlez ; et comme c'est votre vie, votre souffrance, votre amour que vous racontez, en vérité, vous serez entendu... Et vraiment, depuis ce grand Lamartine, que vous dites adorer, je ne vois, en dehors de vous, personne qui ait osé et qui ait ainsi pu faire ce grand geste simple d'ouvrir ainsi ses bras aux hommes."


Jammes à Albert Samain et Raymond Bonheur, 26 septembre 1897

"Je ne sais à qui, de vous deux, j'écris. En moi je confonds vos amitiés. Ainsi de ses rosiers préférés l'amateur d'un jardin confond les roses. Le jour où vous avez quitté mon seuil, une lumière était sur nous. J'entendais frémir nos âmes. Et maintenant il me semble que je me hausse sur mon bâton de campagne et que le regard que je vous ai donné vous suit là-bas. Peut-être l'habitude des grands horizons, leur pureté, donne-t-elle aux solitaires une vision que rien ne trouble, que rien n'arrête ?"


Jammes à Samain, 6 mai 1898

"Puisqu'il y a des lilas, pourquoi ne venez-vous pas ici, nous voir ? Il y a une délicieuse chambre qui vous attend. Un rossignol, toute la nuit, enchante le silence ; on dirait qu'il est ivre du vin bleu de la nuit. Déjà les prairies frémissent et les grosses reines-marguerites luisent au-dessus des foins. Sont-elles les soleils des papillons ?

Mon âme, sur ces prairies, flotte. Ah! quelles promenades enchanteuses nous ferions, vous et moi. Je vous mènerais voir le brave de Bordeu. Que cela vous plairait ! Il y a des bocages à travers lesquels on est surpris de ne pas voir le gentilhomme qui fuit la cour et ses brigues. (Je crois que c'est un vers de moi). Samain ! Samain, comment, ô pur poète, vous faut-il pour de telles choses prendre le chemin de fer, et que ne vous trouvé-je, tout simplement, fleuri, un matin, parmi mes tulipes ? Au fait ! vous avez l'air d'une tulipe. Cela se formule nettement. Oui, d'une tulipe."


Samain à Jammes, 31 mai 1898

"Je viens de passer une heure avec vous à travers votre livre. Votre âme s'est répandue, tendre et douce, à travers ma chambre. Vous êtes là... Je le sens. Je ne vous dirai même pas ce qu'à un moment, dans un élan de communion plus étroite avec vous, j'ai eu le besoin irrésistible de faire. Nul ne m'a donné et ne me donne cette impression d'un coeur ouvert tout grand jusqu'au fond. Nul ne m'a apporté cette fraîcheur d'une eau profonde, puisée à la source même de toute vie. Cela, c'est votre secret."


"C'était sans doute le temps affreux de ce printemps, mais j'ai été bien triste, j'ai traîné bien mélancoliquement ma carcasse ces mois derniers. Pourquoi votre petite maison est-elle si loin ? Je voudrais monter dans votre chambre, à certaines heures, et, ma foi, bêtement, vous embrasser, sans rien dire..."


Samain à Jammes, 29 juillet 1898

(Le poète André Theuriet avait fait paraître l'article "Voyage au pays des Poètes" (JOURNAL, 15 juillet 1898) dans lequel il tenait des mots quelque peu condescendants à l'égard de Jammes. Il salue "l'étoffe d'un poète paysagiste et intime", mais finit par comparer Jammes à l'écrivain Henri Ghéon, qui, selon Theuriet, saurait mieux "composer", et serait "plus artiste"... Samain, comme souvent dans la correspondance, prend la défense de son ami dans cette lettre.)

"Oh ! que ce ton plaisantin et supérieur pour parler des poètes, en qui se résume, après tout, l'essentiel d'une race, m'exaspère et me crispe ! Et c'est le ton, ou presque, de tous les critiques. La distribution des prix dans la classe de huitième, la petite tape sur la joue du monsieur décoré de l'estrade... Il est vrai que ça change quand le bonhomme est crevé.

Alors, quelque jour, on l'entortille dans de longues phrases filandreuses, solennelles ; on secoue le goupillon académique et universitaire et on l'embaume dans un coin de grande revue...

Heureusement qu'il y a quelque part, entre ciel et terre, à toute heure, nuit et jour, l'invisible et tendre et ardente communion des âmes ! Le Poète passe en silence, traverse les murs, comme à Emmaüs, et prend les coeurs dans sa robe."


Samain à Jammes, 20 décembre 1895

"Je lis vos vers à telles heures, comme on écoute la parole d'un prêtre ; et sur mes amertumes ou mes ennuis ou mes tristesses ils descendent, ils coulent comme une eau fraîche, et je me sens allégé ; c'est la vraie source de pitié, de tendresse, de bonté, où chacun peut boire à sa soif. Et ceci avec cette grandeur simple qui n'est point de la littérature, mais de la vie."


Jammes à Samain, 24 décembre 1898

"Votre lettre me touche beaucoup. Il n'est pas une délicatesse que vous n'ayez. Rien ne passe inaperçu à votre coeur d'ami."


Jammes à Samain, 26 janvier 1899

(Samain venait de perdre sa mère, de qui il était fort proche.)

"C'est terrible. Mais ne l'avez-vous pas rendue heureuse ? Quel fils donna plus de joie à sa mère ? Et si vous la pleurez parce que votre nature humaine est inséparable de la douleur, peut-être, de son Paradis, vous sourit-elle, ne voyant plus que le Souvenir qu'elle vous laisse : tout de bonté, tout de douceur et sans mélange.

Il n'est maintenant pour vous que la résignation, l'acceptation. Mais vous à qui les âmes sont familières, vous rappellerez dans longtemps, sans doute aux côtés d'une jeune femme, ce souvenir sacré, amer et ineffable, et qui ne périra point à cause de vous. Peut-être dis-je mal ces choses. Mais comment parlerais-je bien de ce qui fait tant de mal ?

S'il existe une pensée, un souhait, un serrement de mains qui puissent mettre un peu de baume à votre blessure, ils sont ici, dans l'humble maison d'Orthez..."


Jammes à Samain, 26 avril 1899

"Ecrivez-moi. Vous résignez-vous un peu ? Commencez-vous à voir comme moi, dans le mystérieux au-delà, une sorte de paix bienfaisante, une sorte d'asile d'âmes, frais comme un bosquet de feuilles ? La plus sûre espérance de la vie, c'est encore la mort, mais une mort pacifique comme une tombée d'été."


Samain à Jammes, 6 novembre 1899

"Vous avez écrit vos vers avec amour, et vous avez été aimé hier. N'est-ce point ce que vous souhaitez de meilleur, mon cher Jammes ? Vous pouvez venir à Paris : il y a des coins d'amitié chaude et sûre qui vous attendent. Continuez de nous donner ainsi votre coeur ; moi, je ne me lasse pas d'en boire les larmes douces..."

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