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"Dernière visite à Mallarmé", par Paul Valéry

Dernière mise à jour : 12 sept. 2021





[Repris dans Fragments sur Mallarmé en 1924, l’article figure dans Maîtres et amis en 1927, et puis dans Poësie. Essais sur la poëtique et le poëte l’année suivante. Après la publication dans Variété II, ces pages sont reprises une dernière fois, de manière posthume, en 1950, au tome XII des Œuvres : Divers écrits sur Stéphane Mallarmé.]




Dernière visite à Mallarmé


Lorsque j’ai commencé de fréquenter Mallarmé en personne, la littérature ne m’était presque plus de rien. Lire et écrire me pesaient, et je confesse qu’il me reste quelque chose de cet ennui. La conscience de moi-même pour elle-même, l’éclaircissement de cette attention, et le souci de me dessiner nettement mon existence ne me quittaient guère. Ce mal secret éloigne des Lettres, desquelles il tient cependant son origine.


Mallarmé, toutefois, figurait dans mon système intime le personnage de l’art savant et le suprême état de l’ambition littéraire la plus relevée. Je m’étais fait de son esprit une profonde compagnie, et j’espérais qu’en dépit de la différence de nos âges et de l’écart immense de nos mérites le jour viendrait que je ne craindrais pas de lui proposer mes difficultés et mes vues particulières. Ce n’était point qu’il m’intimidât, car personne ne fut plus doux ni plus délicieusement simple que lui ; mais il me semblait alors qu’il existât une sorte de contraste entre l’exercice de la littérature et la poursuite d’une certaine rigueur et d’une entière sincérité de la pensée. La question est infiniment délicate. Devais-je en saisir Mallarmé ? Je l’aimais et je le plaçais au-dessus de tous ; mais j’avais renoncé à adorer ce qu’il avait adoré toute sa vie, et à quoi il l’avait toute offerte, et je ne me trouvais pas le cœur de le lui faire entendre.


Je ne voyais cependant d’hommage plus véritable à lui rendre que de lui confier ma pensée, et que de lui montrer combien ses recherches, et les analyses très fines et très précises dont elles procèdent, avaient transformé à mes yeux le problème littéraire et m’avaient conduit à abandonner la partie. C’est que les efforts de Mallarmé, très opposés aux doctrines et au souci de ses contemporains, tendaient à ordonner tout le domaine des Lettres par la considération générale des formes. Il est extrêmement remarquable qu’il soit arrivé, par l’étude approfondie de son art, et sans connaissances scientifiques, à une conception si abstraite et si proche des spéculations les plus élevées de certaines sciences. Il ne parlait jamais, d’ailleurs, de ses idées que par figures.


L’enseignement explicite lui répugnait étrangement. Son métier, qu’il abhorrait, était pour quelque chose dans cette aversion. Mais moi, en essayant de me résumer ses tendances, je me permettais intérieurement de les désigner à ma façon. La littérature ordinaire me semblait comparable à une arithmétique, c’est-à-dire à la recherche de résultats particuliers, dans lesquels on distingue mal le précepte de l’exemple ; celle qu’il concevait me paraissait analogue à une algèbre, car elle supposait la volonté de mettre en évidence, de conserver à travers les pensées et de développer pour elles-mêmes, les formes du langage.


« Mais du moment qu’un principe a été reconnu et saisi par quelqu’un, il est bien inutile de perdre son temps dans ses applications », me disais-je…


Le jour que j’attendais ne vint jamais.

  

J’ai vu pour la dernière fois Stéphane Mallarmé le 14 juillet 1898 à Valvins. Le déjeuner achevé, il me conduisit à son « cabinet de travail ». Quatre pas de long, deux de large ; la fenêtre ouverte à la Seine et à la forêt au travers d’un feuillage tout déchiré de lumière, et les moindres frémissements de la rivière éblouissante faiblement redits par les murs.


Mallarmé s’inquiétait des suprêmes détails de la fabrication du Coup de dés. L’inventeur considérait et retouchait du crayon cette machine toute nouvelle que l’imprimerie Lahure avait accepté de construire. Nul encore n’avait entrepris, ni rêvé d’entreprendre, de donner à la figure d’un texte une signification et une action comparables à celles du texte même. Comme l’usage ordinaire de nos membres nous fait presque oublier leur existence et négliger la variété de leurs ressources, et comme il arrive qu’un artiste du corps humain nous en fasse voir quelquefois toutes les souplesses, au prix de sa vie qu’il consume en exercices et qu’il expose aux dangers de son désir, ainsi l’usage habituel de la parole, la pratique de la lecture cursive et celle de l’expression immédiate affaiblissent la conscience de ces actes trop familiers et abolissent jusqu’à l’idée de leurs puissances et de leurs perfections possibles, – à moins que ne survienne et ne se dévoue quelque personne étrangement dédaigneuse des facilités de son esprit, mais singulièrement attentive à ce qu’il peut produire de plus inattendu et de plus délié.


J’étais auprès de cette personne. Rien ne me disait que je ne la reverrais jamais plus. Il n’y avait point, dans l’or du jour, de corbeau chargé de prédire.


Tout était calme et sûr… Mais cependant que Mallarmé me parlait, le doigt sur la page, il me souvient que ma pensée se mit à rêver de ce moment même. Elle y donnait distraitement une valeur comme absolue. Je songeais, près de lui vivant, à son destin comme achevé. Né pour le délice des uns, pour le scandale des autres, et merveille pour tous : pour ceux-ci, de démence et d’absurdité ; pour les siens, merveille d’orgueil, d’élégance et de pudeur intellectuelle, il lui avait suffi de quelques poèmes pour remettre en question l’objet même de la littérature. Son œuvre difficile à entendre, impossible à négliger, divisait le peuple lettré. Pauvre et sans honneurs, la nudité de sa condition avilissait tous les avantages des autres ; mais il s’était assuré, sans les rechercher, des fidélités extraordinaires. Quant à lui, dont le sourire de sage, de victime supérieure, accablait doucement l’univers, il n’avait jamais demandé au monde que ce qu’il contient de plus rare et de plus précieux. Il le trouvait en soi.

  

Nous sommes allés dans la campagne. Le poète « artificiel » cueillait les fleurs les plus naïves. Bleuets et coquelicots chargeaient nos bras. L’air était feu ; la splendeur absolue ; le silence plein de vertiges et d’échanges ; la mort impossible ou indifférente ; tout formidablement beau, brûlant et dormant ; et les images du sol tremblaient.


Au soleil, dans l’immense forme du ciel pur, je rêvais d’une enceinte incandescente où rien de distinct ne subsiste, où rien ne dure, mais où rien ne cesse ; comme si la destruction elle-même se détruisît à peine accomplie. Je perdais le sentiment de la différence de l’être et du non-être. La musique parfois nous impose cette impression, qui est au delà de toutes les autres. La poésie, pensais-je, n’est-elle point aussi le jeu suprême de la transmutation des idées ?…

  

Mallarmé me montra la plaine que le précoce été commençait de dorer :


« Voyez, dit-il, c’est le premier coup de cymbale de l’automne sur la terre. »

  

Quand vint l’automne, il n’était plus.



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