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Gérard de Nerval : Le Rêve et la Vie

Dernière mise à jour : 22 mai 2023


Aquatinte originale de Francis Mockel



Extraits de :

Arvède Barine

Hoffmann, Quincey, Edgar Poe, G. de Nerval

(1898)





GÉRARD DE NERVAL



"Il est des hommes pour qui la vie n’est qu’un songe. Leur âme plane sur la réalité sans se résoudre à s’y poser. Tout au plus l’effleure-t-elle d’un coup d’aile quand un choc trop brutal l’a précipitée vers la terre, ou que l’appel inquiet d’une voix aimée l’a tirée de son rêve, mais elle repart aussitôt et remonte, toujours plus haut, jusqu’à ce que rien ne puisse plus la décider à redescendre. Le monde dit alors que cet homme est fou, mais lui, il pense qu’il est entré dans la vérité.


Gérard de Nerval a été l’un de ces êtres qui ouvrent les yeux à un songe en les ouvrant à la lumière du jour, et pour lesquels la mort n’est que le passage du rêve éphémère et borné au rêve éternel et infini qu’il leur a été donné d’entrevoir. Peu lui importait que le vulgaire, dans son ignorance, ou les savants, dans leur présomption, traitassent d’hallucinations les visions glorieuses où se révélait pour lui l’au-delà ; il restait voluptueusement dans les nuages, se refusant à admettre les idées de la foule sur ce qui est illusion et ce qui est réalité.


Il avait eu de très bonne heure la conviction que la foule se trompe, et que l’univers matériel, auquel elle a foi parce que ses yeux le voient et que ses mains le touchent, n’est que fantômes et apparences. Pour lui, le monde invisible était, au contraire, le seul qui ne fût point chimérique.


(...)


Gérard de Nerval était de ceux qui croyaient réellement au monde et aux sciences occultes. Personne n’avait en eux une foi aussi sincère. Il n’était jamais à court de légendes où les forces secrètes de la nature obéissent à des volontés mystérieuses, et il les murmurait avec des accents d’une persuasion irrésistible.


« Tous nous y avons cru, dit un contemporain, ne fût-ce qu’un instant, quand Gérard de Nerval nous en parlait. Il avait dans la voix des inflexions si douces qu’on se prenait à l’écouter comme on écoute un chant. Tous ceux qui ont entendu cette voix ne l’oublieront jamais. »


Pendant longtemps, cet univers invisible qui était le sien au cours de ses promenades solitaires ne fut peuplé que de visions gracieuses ; il suffisait de le regarder passer pour en être sûr :


« Je l’ai rencontré, dit un autre contemporain, plus souvent seul qu’en société, le pas alerte, traversant le jardin du Palais-Royal, l’œil souriant à ses imaginations intérieures. On l’arrêtait ; sa physionomie changeait tout à coup ; c’était un homme qu’on tirait d’un rêve agréable et dont les yeux tenaient du réveil et de l’étonnement. »


L’altération du visage indiquait clairement la profondeur de la chute.


« Quelquefois, dit Gautier, on l’apercevait au coin d’une rue, le chapeau à la main, dans une sorte d’extase, absent évidemment du lieu où il se trouvait. Quand nous le rencontrions ainsi absorbé, nous avions garde de l’aborder brusquement, de peur de le faire tomber du haut de son rêve comme un somnambule qu’on réveillerait en sursaut, se promenant les yeux fermés et profondément endormi sur le bord d’un toit. Nous nous placions dans son rayon visuel et lui laissions le temps de revenir du fond de son rêve, attendant que son regard nous rencontrât de lui-même. »


(....)


En novembre 1841, une lettre de lui à Mme Alexandre Dumas nous apprend ce qu’il pensait des jugements du monde ou de la science sur son état :


« Le 9 novembre. — Ma chère madame, j’ai rencontré hier Dumas, qui vous écrit aujourd’hui. Il vous dira que j’ai recouvré ce que l’on est convenu d’appeler raison, mais n’en croyez rien. Je suis toujours et j’ai toujours été le même, et je m’étonne seulement que l’on m’ait trouvé changé pendant quelques jours du printemps dernier. « L’illusion, le paradoxe, la présomption sont toutes choses ennemies du bon sens dont je n’ai jamais manqué ! Au fond, j’ai fait un rêve très amusant et je le regrette ; j’en suis même à me demander s’il n’était pas plus vrai que ce qui me semble seul explicable et naturel aujourd’hui, mais comme il y a ici des médecins et des commissaires qui veillent à ce qu’on n’étende pas le champ de la poésie aux dépens de la voie publique, on ne m’a laissé sortir et vaquer définitivement parmi les gens raisonnables que lorsque je suis convenu bien formellement d’avoir été malade, ce qui coûtait beaucoup à mon amour-propre, et même à ma véracité. — Avoue ! avoue ! me criait-on, comme on faisait jadis aux sorciers et aux hérétiques, et pour en finir, je suis convenu de me laisser classer dans une affection définie par les docteurs, et appelée indifféremment Théomanie ou Démonomanie dans le dictionnaire médical. À l’aide des définitions incluses dans ces deux articles, la science a le droit d’escamoter ou réduire au silence tous les prophètes et voyants prédits par l’Apocalypse, dont je me flattais d’être l’un. Mais je me résigne à mon sort, et, si je manque à ma prédestination, j’accuserai le docteur Blanche d’avoir subtilisé l’esprit Divin. « … Je me trouve tout désorienté et tout confus en retombant du ciel où je marchais de plain-pied, il y a quelques mois. Quel malheur qu’à défaut de gloire, la société actuelle ne veuille pas toutefois nous permettre l’illusion d’un rêve continuel. »


(...)



Il était revenu d’Orient vers la fin de 1843, plus charmant que jamais, plus bizarre encore qu’il n’était parti.


« Gérard de Nerval, dit un contemporain, avait alors une tête admirable et par la douceur du regard et par l’expression intelligente de la physionomie. Le soleil d’Orient avait légèrement hâlé la peau. Le teint était d’une pâleur mate. Les cheveux se faisaient déjà rares, et une courte barbe descendait en pointe jusque sous le menton. »





Son front chauve, dit un autre contemporain, paraissait « lumineux ». Il avait traversé toutes les fournaises sans y rien laisser de l’élégance de ses manières. Mais les signes avant-coureurs de la démence éclataient dans toute sa personne. Des lueurs inquiétantes passaient dans ses yeux gris. Il ne marchait plus, il volait ou, plus exactement, il s’essayait à voler ; on le voyait « courir à ras du sol, agitant ses bras comme des ailes », et il a conté lui-même qu’une nuit, dans une rue de Paris, il avait été ramassé par une patrouille au moment où il attendait, les bras étendus, que son âme montât dans une étoile, parce qu’il s’était préparé à cette ascension en « quittant ses habits terrestres ».


Il n’était plus heureux que dans la liberté du rêve, loin des visages connus et des questions irritantes, « songeant tout haut, rêvant les yeux ouverts, attentif à la chute d’une feuille, au vol d’un insecte, au passage d’un oiseau, à la forme d’un nuage, au jeu d’un rayon, à tout ce qui passe par les airs de vague et de ravissant ».


« Qui de nous, écrivait Gautier, n’a arrangé dix fois une chambre avec l’espoir que Gérard y viendrait passer quelques jours, car nul n’osait se flatter de quelques mois, tant on lui savait le caprice errant et libre ? Comme les hirondelles, quand on laisse une fenêtre ouverte, il entrait, faisait deux ou trois tours, trouvait tout bien et tout charmant, et s’envolait pour continuer son rêve dans la rue. Ce n’était nullement insouciance ou froideur ; mais, pareil au martinet des tours, qui est apode et dont la vie est un vol perpétuel, il ne pouvait s’arrêter. »


(...)


« Je vais essayer, disait-il à la première page d'Aurélia ou le Rêve et la Vie, de transcrire les impressions d’une longue maladie, qui s’est passée tout entière dans le mystère de mon esprit ; — et je ne sais pourquoi je me sers de ce terme maladie, car jamais, quant à ce qui est de moi-même, je ne me suis senti mieux portant. Parfois, je croyais ma force et mon activité doublées ; il me semblait tout savoir, tout comprendre ; l’imagination m’apportait des délices infinies. En recouvrant ce que les hommes appellent la raison, faudra-t-il regretter de les avoir perdues ? »


Il employa ses dernières semaines à écrire le Rêve et la Vie sur des bouts de papier de toutes provenances, dont le seul aspect disait l’histoire de sa lutte intérieure.(...) La première partie de ces cruels mémoires parut le 1er janvier 1855, dans la Revue de Paris.


Le 24, il écrivit à un ami : « Viens me reconnaître au poste du Châtelet. » Il était allé passer la nuit dans un cabaret des Halles pour travailler au Rêve, et avait été raflé avec des bohémiens. L’ami le trouva encore sans paletot, et très affecté de la pensée qu’il ne terminerait jamais son manuscrit :


« Je suis désolé, disait-il ; me voilà aventuré dans une idée où je me perds ; je passe des heures entières à me retrouver… Croyez-vous que c’est à peine si je peux écrire vingt lignes par jour, tant les ténèbres m’envahissent. »


C’était le cas de s’appliquer le dicton dont se servaient ses amis les Druses pour exprimer qu’il est trop tard : — La plume est brisée, l’encre est sèche, le livre est fermé. — Gérard de Nerval comprenait qu’il passait pour toujours de la réalité dans le rêve, que « l’autre » s’emparait de lui définitivement, et ce n’était pas sans épouvante qu’il glissait dans le gouffre où son imagination et l’occultisme ne lui avaient montré d’abord que joie et repos. Les expériences des derniers mois lui avaient ôté sa belle confiance dans la douceur de l’état que le vulgaire nomme folie. Il sentait qu’après l’avoir rapproché des frontières du génie, le mal le précipitait dans la démence, et cette idée était intolérable à son reste de raison.


Le 25 au soir, il gelait à dix-huit degrés. Après une journée passée à piétiner dans la neige et à traîner dans les mauvais lieux, Gérard de Nerval vint s’échouer entre deux et trois heures du matin dans un cloaque immonde, enfoncé en terre de la hauteur d’un étage et situé entre les quais et la rue de Rivoli, proche la place du Châtelet. On l’appelait la rue de la Vieille-Lanterne.



Impasse (ou rue) de la Vieille-Lanterne à Paris

(Dessin de Jules de Goncourt, vers 1855)



Il n’y a pas de mots pour peindre l’horreur de ce lieu infect, où un auvent mettait la nuit en plein jour. On y descendait par un escalier oblique et raide, sur lequel un corbeau apprivoisé répétait du matin au soir : « J’ai soif ! » En bas, sous l’auvent, une large bouche d’égout, fermée par une grille, suçait un ruisseau d’immondices à quelques pas d’un cabaret qui était en même temps un garni à deux sous la nuit.


Il fallait avoir perdu toute raison, ou tout respect de la mort et de soi-même, pour penser à mourir dans la rue de la Vieille-Lanterne, et c’est pourtant là qu’on trouva, le 26 janvier 1855 à l’aube, le cadavre de l’un des êtres les plus étrangers à toute action vilaine qui aient jamais foulé cette terre. Gérard de Nerval s’était pendu avec le cordon de tablier au barreau d’une fenêtre située sous l’auvent. Le corbeau voletait autour de lui. Les gens du garni déclarèrent qu’on avait frappé à leur porte vers trois heures du matin et qu’ils ne s’étaient point levés pour ouvrir, à cause du froid. L’enquête établit qu’il y avait bien eu suicide, et non assassinat comme quelques-uns en avaient exprimé le soupçon.


Une foule en larmes suivit le convoi. Ce fut un spectacle, pour le badaud parisien, que celui de tous ces hommes connus ou célèbres qui pleuraient comme des enfants et refusaient d’être consolés, parce qu’ils n’avaient pas su sauver leur bon Gérard, leur doux ami, auprès duquel ils se sentaient meilleurs. On raconta que le pauvre poète s’était tué de misère, et ce reproche détourné aiguisa leur douleur. Aucun d’eux ne l’avait mérité. Gérard de Nerval avait toujours gagné le nécessaire, et puisé le reste dans des bourses qui n’étaient jamais fermées pour lui. D’autres affirmèrent qu’il n’avait pas voulu survivre à la perte de ses facultés.


Paul de Saint-Victor suggéra une explication mystique :


« Il est mort, on peut le dire, de la nostalgie de l’invisible : ouvrez-vous, portes éternelles ! et laissez entrer celui qui a passé son temps terrestre à languir et à se consumer d’attente sur votre seuil. »


(...)"



Allégorie sur la mort de Gérard de Nerval,

par Gustave Doré (1855)



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