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Hippolyte Taine: Lettres de jeunesse

Dernière mise à jour : 20 juin 2021




Extraits de:


Hippolyte Taine (1828-1893)

Correspondance de jeunesse

(1847-1853)




A PREVOST-PARADOL


Paris, 21 juillet 1849


... Si tu savais, mon ami, combien l'esprit et la noblesse de cœur sont choses rares au monde, tu aurais pitié de toi-même et tu respecterais ces trésors sacrés qui sont en toi. Voilà dix ans que je roule dans les classes ; et je t'ai trouvé seul ; peut-être y a-t-il ici un autre jeune homme d'un esprit égal au tien ; pour son âme, je ne la connais pas. Voilà tout.


Quand je vois l'impuissance et la sottise universelle, les petites vanités et les petites capacités qui foisonnent dans le monde, les ignorances et les préjugés infinis, et que je me retourne ensuite vers les deux ou trois personnes que j'estime pleinement, je ressemble à un homme qui, au Musée, se détourne avec dégoût de tous ces misérables barbouillages insolemment étalés, et se rejette avec ardeur et amour vers les deux ou trois tableaux des vieux maîtres, que les nouveaux n'ont pas encore cachés.


Ecris-moi souvent ainsi, et dis-moi tes peines. Contraint comme tu l'es, ce sera un soulagement. Pour moi, c'est la plus grande marque d'amitié. Y a-t-il quelque chose encore qui puisse te reposer et te pacifier l'âme ? Je l'espère ; Platon et la campagne doivent le pouvoir encore. Si cela est, le premier point est de vouloir guérir ! Il sera facile de redevenir homme au milieu de toutes les souffrances et de toutes les langueurs.


La chose est triste à dire. Mais il ne faut compter que sur soi dans ce monde; les amis vous manquent; la maladie les enlève, l'éloignement vous les rend tout changés; la politique vous les aliène. C'est la plus douce chose du monde et le seul asile dans cette vie orageuse et incertaine que nous mènerons ; mais il faut pouvoir se suffire et vivre encore quoique seul.


L'homme resté seul a encore l'étude, les arts, la nature, et l'infini, chose qui seule peut épuiser cette faculté immense d'aimer qui est dans son âme. Aussi la philosophie est-elle une grande maîtresse d'amour ; c'est encore une grande maîtresse de résignation. Quand j'ai une vive souffrance je m'occupe à considérer le mouvement général du monde, et j'oublie mon petit moi en pensant à l'universel, ou du moins en songeant que tout cela finit, et que dans trente ou quarante ans nous irons tous dormir.


Adieu.



*



A EDOUARD DE SUCKAU


Nevers, 25 novembre 1851


Cher Ed.


J'ai écrit depuis que je suis ici une quantité si incommensurable de lettres, que tu dois excuser mes retards.


Je suis loin de sentir du vide, comme toi, mon ami. La vérité est que je ne sais où donner de la tête. J'ai commencé par me charger de travaux, afin d'être sûr d'éviter cette bête incommode, l'ennui. Je crois que je l'ai trop bien évité. Du reste, tout va bien, ma santé, mes recherches. Je n'en trouve que plus de plaisir pendant mes soirées solitaires du dimanche et du jeudi, laissant trotter mes souvenirs et mes espérances dans ma cervelle, et faisant les cavalcades que tu sais dans le Possible et l'Impossible.


Quelle bonne chose, mon cher, qu'un chez soi ! (Propriétaire, vas-tu dire.) Le fait est qu'avec du feu, des livres, du tabac, un piano, il n'y a plus d'ennui, il n'y a pas besoin de compagnie. La musique, comme disait Luther, est la plus belle chose du monde après théologie. Et le pétillement de la flamme, et les bouffées sinueuses et bleuâtres des cigarettes ! Les imaginations les plus orientales et les plus fantastiques voltigent devant les yeux.


Que n'es-tu là, et que ne puis-je rêver avec toi, tranquillement assis sur un fauteuil ! Je fais du café avec un talent remarquable, je t'assure. Cela est inné et de famille. Mon pauvre grand-père, dont j'ai ici les livres et les notes, a passé sa vieillesse à philosopher, à fumer, à faire du café. (...)




*