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La Bruyère : De l'homme / Du jugement

Dernière mise à jour : 17 août 2023


Jean de La Bruyère (1645-1696)



Extraits de :

Jean de La Bruyère

Les Caractères

(1688)



De l’homme



I


Ne nous emportons point contre les hommes en voyant leur dureté, leur ingratitude, leur injustice, leur fierté, l’amour d’eux-mêmes, et l’oubli des autres : ils sont ainsi faits, c’est leur nature, c’est ne pouvoir supporter que la pierre tombe ou que le feu s’élève.



2


Les hommes en un sens ne sont point légers, ou ne le sont que dans les petites choses. Ils changent leurs habits, leur langage, les dehors, les bienséances ; ils changent de goût quelquefois : ils gardent leurs mœurs toujours mauvaises, fermes et constants dans le mal, ou dans l’indifférence pour la vertu.



5


Il est difficile de décider si l’irrésolution rend l’homme plus malheureux que méprisable ; de même s’il y a toujours plus d’inconvénient à prendre un mauvais parti, qu’à n’en prendre

aucun.



46


Le regret qu’ont les hommes du mauvais emploi du temps qu’ils ont déjà vécu, ne les conduit pas toujours à faire de celui qui leur reste à vivre un meilleur usage.



48


Il n’y a pour l’homme que trois événements : naître, vivre et mourir. Il ne se sent pas naître, il souffre à mourir, et il oublie de vivre.



50


Les enfants sont hautains, dédaigneux, colères, envieux, curieux, intéressés, paresseux, volages, timides, intempérants, menteurs, dissimulés ; ils rient et pleurent facilement ; ils ont

des joies immodérées et des afflictions amères sur de très petits sujets ; ils ne veulent point souffrir de mal, et aiment à en faire : ils sont déjà des hommes.



55


La paresse, l’indolence et l’oisiveté, vices si naturels aux enfants, disparaissent dans leurs jeux, où ils sont vifs, appliqués, exacts, amoureux des règles et de la symétrie, où ils ne se pardonnent nulle faute les uns aux autres, et recommencent eux-mêmes plusieurs fois une seule chose qu’ils ont manquée : présages certains qu’ils pourront un jour négliger leurs devoirs, mais qu’ils n’oublieront rien pour leurs plaisirs.



60


On ne vit point assez pour profiter de ses fautes. On en commet pendant tout le cours de sa vie ; et tout ce que l’on peut faire à force de faillir, c’est de mourir corrigé.


Il n’y a rien qui rafraîchisse le sang comme d’avoir su éviter de faire une sottise.



76


Nous cherchons notre bonheur hors de nous-mêmes, et dans l’opinion des hommes, que nous connaissons flatteurs, peu sincères, sans équité, pleins d’envie, de caprices et de préventions. Quelle bizarrerie !



87


Tout l’esprit qui est au monde est inutile à celui qui n’en a point : il n’a nulles vues, et il est incapable de profiter de celles d’autrui.



99


Tout notre mal vient de ne pouvoir être seuls : de là le jeu, le luxe, la dissipation, le vin, les femmes, l’ignorance, la médisance, l’envie, l’oubli de soi-même et de Dieu.




101


L’ennui est entré dans le monde par la paresse ; elle a beaucoup de part dans la recherche que font les hommes des plaisirs, du jeu, de la société. Celui qui aime le travail a assez de soi-même.



102


La plupart des hommes emploient la meilleure partie de leur vie à rendre l’autre misérable.



109


L’on s’insinue auprès de tous les hommes, ou en les flattant dans les passions qui occupent leur âme, ou en compatissant aux infirmités qui affligent leur corps ; en cela seul consistent

les soins que l’on peut leur rendre : de là vient que celui qui se porte bien, et qui désire peu de choses, est moins facile à gouverner.



136


Il n’y a pour l’homme qu’un vrai malheur, qui est de se trouver en faute, et d’avoir quelque chose à se reprocher.



149


L’on se repent rarement de parler peu, très souvent de trop parler : maxime usée et triviale que tout le monde sait, et que tout le monde ne pratique pas.



151


Si l’homme savait rougir de soi, quels crimes, non seulement cachés, mais publics et connus, ne s’épargnerait-il pas !



156


La raison tient de la vérité, elle est une ; l’on n’y arrive que par un chemin, et l’on s’en écarte par mille. L’étude de la sagesse a moins d’étendue que celle que l’on ferait des sots et des impertinents.


Celui qui n’a vu que des hommes polis et raisonnables, ou ne connaît pas l’homme, ou ne le connaît qu’à demi : quelque diversité qui se trouve dans les complexions ou dans les mœurs, le commerce du monde et la politesse donnent les mêmes apparences, font qu’on se ressemble les uns aux autres par des dehors qui plaisent réciproquement, qui semblent communs à tous, et qui font croire qu’il n’y a rien ailleurs qui ne s’y rapporte.


Celui au contraire qui se jette dans le peuple ou dans la province y fait bientôt, s’il a des yeux, d’étranges découvertes, y voit des choses qui lui sont nouvelles, dont il ne se doutait pas, dont il ne pouvait avoir le moindre soupçon : il avance par des expériences continuelles dans la connaissance de l’humanité ; il calcule presque en combien de manières différentes l’homme peut être insupportable.



*



Des jugements



7

Il est étonnant qu’avec tout l’orgueil dont nous sommes gonflés, et la haute opinion que nous avons de nous-mêmes et de la bonté de notre jugement, nous négligions de nous en servir pour prononcer sur le mérite des autres. La vogue, la faveur populaire, celle du Prince, nous entraînent comme un torrent : nous louons ce qui est loué, bien plus que ce qui est louable.


8

Je ne sais s’il y a rien au monde qui coûte davantage à approuver et à louer que ce qui est plus digne d’approbation et de louange, et si la vertu, le mérite, la beauté, les bonnes actions, les beaux ouvrages, ont un effet plus naturel et plus sûr que envie, la jalousie, et l’antipathie. Ce n’est pas d’un saint dont un dévot sait dire du bien, mais d’un autre dévot. Si une belle femme approuve la beauté d’une autre femme, on peut conclure qu’elle a mieux que ce qu’elle approuve. Si un poète loue les vers d’un autre poète, il y a à parier qu’ils sont mauvais et sans conséquence.



9


Les hommes ne se goûtent qu’à peine les uns les autres, n’ont qu’une faible pente à s’approuver réciproquement : action, conduite, pensée, expression, rien ne plaît, rien ne contente ; ils substituent à la place de ce qu’on leur récite, de ce qu’on leur dit ou de ce qu’on leur lit, ce qu’ils auraient fait eux-mêmes en pareille conjoncture, ce qu’ils penseraient ou ce qu’ils écriraient sur un tel sujet, et ils sont si pleins de leurs idées, qu’il n’y a plus de place pour celles d’autrui.



10


Le commun des hommes est si enclin au dérèglement et à la bagatelle, et le monde est si plein d’exemples ou pernicieux ou ridicules, que je croirais assez que l’esprit de singularité, s’il pouvait avoir ses bornes et ne pas aller trop loin, approcherait fort de la droite raison et d’une conduite régulière.



I8


Il faut très peu de fonds pour la politesse dans les manières ; il en faut beaucoup pour celle de l’esprit.



24


Si nous entendions dire des Orientaux qu’ils boivent ordinairement d’une liqueur qui leur monte à la tête, leur fait perdre la raison et les fait vomir, nous dirions : « Cela est bien barbare. »



27


Il ne faut pas juger des hommes comme d’un tableau ou d’une figure, sur une seule et première vue : il y a un intérieur et un cœur qu’il faut approfondir. Le voile de la modestie couvre le mérite, et le masque de l’hypocrisie cache la malignité. Il n’y a qu’un très petit nombre de connaisseurs qui discerne, et qui soit en droit de prononcer ; ce n’est que peu à peu, et forcés même par le temps et les occasions, que la vertu parfaite et le vice consommé viennent enfin à se déclarer.




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