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Jean-Claude Michéa : L'Enseignement de l'ignorance


Extrait de :

Jean-Claude Michéa

L'Enseignement de l'ignorance et ses conditions modernes





"En 1979, Christopher Lasch, l’un des esprits les plus pénétrants de ce siècle, décrivait en ces termes le déclin du système éducatif américain :


« L’éducation de masse, qui se promettait de démocratiser la culture, jadis réservée aux classes privilégiées, a fini par abrutir les privilégiés eux-mêmes. La société moderne, qui a réussi à créer un niveau sans précédent d’éducation formelle, a également produit de nouvelles formes d’ignorance. Il devient de plus en plus difficile aux gens de manier leur langue avec aisance et précision, de se rappeler les faits fondamentaux de l’histoire de leur pays, de faire des déductions logiques, de comprendre des textes écrits autres que rudimentaires. »


Vingt ans après, il faut bien admettre que la plupart de ces critiques s’appliquent également à notre propre situation. Bien entendu, il ne s’agit pas là d’une coïncidence. La crise de ce qui s’appelait autrefois l’« École républicaine » n’est pas séparable de celle qui affecte désormais la société moderne dans son ensemble. Elle participe, à l’évidence, du même mouvement historique qui, par ailleurs, défait les familles, décompose l’existence matérielle et sociale des villages et des quartiers, et d’une façon générale emporte progressivement avec lui toutes les formes de civilité qui, il y a quelques décennies encore, marquaient une part importante des rapports humains.


Ce constat, en lui-même tout à fait banal, risquerait cependant de demeurer sans conséquences (ou même de conduire à des conséquences ambiguës), si nous ne parvenions pas, en même temps, à saisir la nature de cette société moderne, c’est-à-dire à comprendre quelle logique préside à son mouvement. C’est alors seulement qu’il sera possible de mesurer à quel point les présents progrès de l’ignorance, loin d’être l’effet d’un dysfonctionnement regrettable de notre société, sont devenus au contraire une condition nécessaire de sa propre expansion.


Le mouvement qui, depuis trente ans, transforme l’École dans un sens toujours identique, peut maintenant être saisi dans sa triste vérité historique. Sous la double invocation d’une « démocratisation de l’enseignement » (ici un mensonge absolu ) et de la « nécessaire adaptation au monde moderne » (ici une demi-vérité), ce qui se met effectivement en place, à travers toutes ces réformes également mauvaises, c’est l’École du Capitalisme total, c’est-à-dire l’une des bases logistiques décisives à partir desquelles les plus grandes firmes transnationales, – une fois achevé, dans ses grandes lignes, le processus de leur restructuration – pourront conduire avec toute l’efficacité voulue la guerre économique mondiale du XXI e siècle .


Si l’on conserve le moindre doute à ce sujet, ou si l’on trouve ces propos exagérés, il suffit – conformément aux recommandations de Machiavel – de se placer un instant au point de vue de l’ennemi et de se demander ce qu’il est condamné à vouloir étant donné ce qu’il est. Ce travail de vérification est heureusement simplifié, du fait que les seigneurs de guerre des Royaumes combattants de l’économie mondiale , avec toutes leurs armées de légistes et de lettrés, sont en permanence contraints de se réunir afin de coordonner leurs stratégies rivales et de veiller à ce que jamais elles ne mettent en péril ce qu’ils appellent si bien la gouvernabilité de ce monde. De là, un certain nombre de rapports, documents, comptes rendus, notes d’information, memoranda ou tout simplement témoignages qui, s’ils ne parviennent généralement jamais à la connaissance du grand public, demeurent encore, du moins pour l’instant , en partie accessibles aux esprits curieux et aux enquêteurs obstinés.


C’est ainsi, par exemple, qu’en septembre 1995, – sous l’égide de la fondation Gorbatchev – « cinq cents hommes politiques, leaders économiques et scientifiques de premier plan », constituant à leurs propres yeux l’élite du monde, durent se réunir à l’Hôtel Fairmont de San Francisco pour confronter leurs vues sur le destin de la nouvelle civilisation. Étant donné son objet, ce forum était naturellement placé sous le signe de l’efficacité la plus stricte : « Des règles rigoureuses forcent tous les participants à oublier la rhétorique. Les conférenciers disposent tout juste de cinq minutes pour introduire un sujet : aucune intervention lors des débats ne doit durer plus de deux minutes ».


Ces principes de travail une fois définis, l’assemblée commença par reconnaître – comme une évidence qui ne mérite pas d’être discutée – que « dans le siècle à venir, deux-dixièmes de la population active suffiraient à maintenir l’activité de l’économie mondiale ». Sur des bases aussi franches, le principal problème politique que le système capitaliste allait devoir affronter au cours des prochaines décennies put donc être formulé dans toute sa rigueur : comment serait-il possible, pour l’élite mondiale, de maintenir la gouvernabilité des quatre-vingts pour cent d’ humanité surnuméraire , dont l’inutilité a été programmée par la logique libérale ?


La solution qui, au terme du débat, s’imposa, comme la plus raisonnable, fut celle proposée par Zbigniew Brzezinski sous le nom de tittytainment. Par ce mot-valise il s’agissait tout simplement de définir un « cocktail de divertissement abrutissant et d’alimentation suffisante permettant de maintenir de bonne humeur la population frustrée de la planète ». Cette analyse, cynique et méprisante, a évidemment l’avantage de définir, avec toute la clarté souhaitable, le cahier des charges que les élites mondiales assignent à l’école du XXI e siècle. C’est pourquoi il est possible, en se fondant sur elle, de déduire, avec un risque limité d’erreur, les formes a priori de toute réforme qui serait destinée à reconfigurer l’appareil éducatif selon les seuls intérêts politiques et financiers du Capital . Prêtons-nous un instant à ce jeu.


Tout d’abord, il est évident qu’un tel système devra conserver un secteur d’excellence, destiné à former, au plus haut niveau, les différentes élites scientifiques, techniciennes et managériales qui seront de plus en plus nécessaires à mesure que la guerre économique mondiale deviendra plus dure et plus impitoyable. Ces pôles d’excellence – aux conditions d’accès forcément très sélectives – devront continuer à transmettre de façon sérieuse (c’est-à-dire probablement, quant à l’essentiel, sur le modèle de l’école classique 8 ) non seulement des savoirs sophistiqués et créatifs, mais également (quelles que soient, ici ou là, les réticences positivistes de tel ou tel défenseur du système) ce minimum de culture et d’esprit critique sans lequel l’acquisition et la maîtrise effective de ces savoirs n’ont aucun sens ni, surtout, aucune utilité véritable.


Pour les compétences techniques moyennes – celles dont la Commission européenne estime qu’elles ont « une demi-vie de dix ans, le capital intellectuel se dépréciant de 7 % par an, tout en s’accompagnant d’une réduction correspondante de l’efficacité de la main d’œuvre » – le problème est assez différent. Il s’agit, en somme, de savoirs jetables – aussi jetables que les humains qui en sont le support provisoire – dans la mesure où, s’appuyant sur des compétences plus routinières, et adaptés à un contexte technologique précis, ils cessent d’être opérationnels sitôt que ce contexte est lui-même dépassé.


Or, depuis la révolution informatique, ce sont là des propriétés qui, d’un point de vue capitaliste, ne présentent plus que des avantages. Un savoir utilitaire et de nature essentiellement algorithmique – c’est-à-dire qui ne fait pas appel de façon décisive à l’autonomie et à la créativité de ceux qui l’utilisent – est en effet un savoir qui, à la limite, peut désormais être appris seul, c’est-à-dire chez soi, sur un ordinateur et avec le didacticiel correspondant . En généralisant, pour les compétences intermédiaires, la pratique de l’ enseignement multimédia à distance , la classe dominante pourra donc faire d’une pierre deux coups. D’un côté, les grandes firmes (Olivetti, Philips, Siemens, Ericsson etc.) seront appelées à « vendre leurs produits sur le marché de l’enseignement continu que régissent les lois de l’offre et de la demande ». De l’autre, des dizaines de milliers d’enseignants (et on sait que leur financement représente la part principale des dépenses de l’Éducation nationale) deviendront parfaitement inutiles et pourront donc être licenciés, ce qui permettra aux États d’investir la masse salariale économisée dans des opérations plus profitables pour les grandes firmes internationales.


Restent enfin, bien sûr, les plus nombreux ; ceux qui sont destinés par le système à demeurer inemployés (ou à être employés de façon précaire et flexible , par exemple dans les différents emplois MacDo) en partie parce que, selon les termes choisis de l’OCDE, « ils ne constitueront jamais un marché rentable » et que leur « exclusion de la société s’accentuera à mesure que d’autres vont continuer à progresser ». C’est là que le tittytainment devra trouver son terrain d’élection. Il est clair, en effet, que la transmission coûteuse de savoirs réels – et, a fortiori, critiques –, tout comme l’apprentissage des comportements civiques élémentaires ou même, tout simplement, l’encouragement à la droiture et à l’honnêteté, n’offrent ici aucun intérêt pour le système , et peuvent même représenter, dans certaines circonstances politiques, une menace pour sa sécurité. C’est évidemment pour cette école du grand nombre que l’ignorance devra être enseignée de toutes les façons concevables.


Or c’est là une activité qui ne va pas de soi, et pour laquelle les enseignants traditionnels ont jusqu’ici, malgré certains progrès, été assez mal formés. L’enseignement de l’ignorance impliquera donc nécessairement qu’on rééduque ces derniers, c’est-à-dire qu’on les oblige à « travailler autrement », sous le despotisme éclairé d’une armée puissante et bien organisée d’experts en « sciences de l’éducation ». La tâche fondamentale de ces experts sera, bien entendu, de définir et d’imposer (par tous les moyens dont dispose une institution hiérarchisée pour s’assurer la soumission de ceux qui en dépendent) les conditions pédagogiques et matérielles de ce que Debord appelait la « dissolution de la logique » : autrement dit « la perte de la possibilité de reconnaître instantanément ce qui est important et ce qui est mineur ou hors de la question ; ce qui est incompatible ou, inversement, pourrait bien être complémentaire ; tout ce qu’implique telle conséquence et ce que, du même coup, elle interdit ».


Un élève ainsi dressé, ajoute Debord, se trouvera placé « d’entrée de jeu, au service de l’ordre établi, alors que son intention a pu être complètement contraire à ce résultat. Il saura pour l’essentiel le langage du spectacle, car c’est le seul qui lui est familier : celui dans lequel on lui a appris à parler. Il voudra sans doute se montrer ennemi de sa rhétorique : mais il emploiera sa syntaxe ».


Quant à l’élimination de toute common decency , c’est-à-dire à la nécessité de transformer l’élève en consommateur incivil et, au besoin, violent, c’est une tâche qui pose infiniment moins de problèmes. Il suffit ici d’interdire toute instruction civique effective et de la remplacer par une forme quelconque d’ éducation citoyenne, bouillie conceptuelle d’autant plus facile à répandre qu’elle ne fera, en somme, que redoubler le discours dominant des médias et du show-biz ; on pourra de la sorte fabriquer en série des consommateurs de droit , intolérants, procéduriers et politiquement corrects, qui seront, par là même, aisément manipulables tout en présentant l’avantage non négligeable de pouvoir enrichir à l’occasion, selon l’exemple américain, les grands cabinets d’avocats.


Naturellement, les objectifs ainsi assignés à ce qui restera de l’École publique supposent, à plus ou moins long terme, une double transformation décisive. D’une part celle des enseignants, qui devront abandonner leur statut actuel de sujets supposés savoir afin d’endosser celui d’animateurs de différentes activités d’éveil ou transversales , de sorties pédagogiques ou de forums de discussion (conçus, cela va de soi, sur le modèle des talk-shows télévisés) ; animateurs qui seront préposés, par ailleurs, afin d’en rentabiliser l’usage, à diverses tâches matérielles ou d’accompagnement psychologique.


D’autre part, celle de l’École en lieu de vie démocratique et joyeux, à la fois garderie citoyenne – dont l’animation des fêtes (anniversaire de l’abolition de l’esclavage, naissance de Victor Hugo, Halloween ...) pourra avec profit être confiée aux associations de parents les plus désireuses de s’impliquer – et espace libéralement ouvert à tous les représentants de la cité (militants associatifs, militaires en retraite, chefs d’entreprise, jongleurs ou cracheurs de feu, etc.) comme à toutes les marchandises technologiques ou culturelles que les grandes firmes, devenues désormais partenaires explicites de « l’acte éducatif », jugeront excellent de vendre aux différents participants. Je pense qu’on aura également l’idée de placer, à l’entrée de ce grand parc d’attractions scolaires, quelques dispositifs électroniques très simples, chargés de détecter l’éventuelle présence d’objets métalliques."



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