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Paul Léautaud : Qu’est-ce que l’intelligence ?





Extrait de :

Paul Léautaud

Propos d'un jour

(1947)





"Qu’est-ce que l’intelligence ? Je me le demande souvent, quand j’entends dire — à chaque instant — de tel ou tel : « Il n’est pas intelligent. » Je suis arrivé à être plein de scrupules pour prononcer ce jugement à l’égard de quiconque. Il me semble qu’être intelligent, c’est, au premier chef, être méfiant, même à l’égard de soi-même, de tout examiner avant de se prononcer, même ses propres jugements, de ne rien accepter, dans l’ordre des faits, des idées et des sentiments, que sous bénéfice d’inventaire, de ne jamais s’abandonner. Je songe à ce qu’on peut dire de moi-même.


J’ai publié récemment un fragment de mon Journal concernant la mort de Coppée, dans lequel il y a des passages sur la patrie, l’héroïsme guerrier, le sentiment national, qui ont certainement dû faire dire de moi à des gens : « Il n’est pas intelligent », — surtout après la récente guerre que nous avons vécue. Ce risque ne m’a pas du tout échappé. Ces passages, je les avais écrits à l’époque. Je les ai laissés, voilà tout. Et il est bien vrai que je trouve le civisme, et l’héroïsme guerrier, et l’orgueil national, de bien malfaisantes bêtises, — tout en me disant que ce sont peut-être là des motifs d’émulation nécessaires, — et en pensant aussitôt que cette même émulation pourrait être tirée de motifs plus élevés et s’exercer de façon plus pacifique. En tout cas, si c’est bêtise de ma propre part, au moins puis-je me vanter d’avoir d’illustres répondants, — qui n’étaient peut-être eux-mêmes que des sots, qui sait ? Les gens qui ont quelque culture sauront les nommer.


Je suis, d’autre part, animé du plus complet manque d’intérêt pour tout ce qui concerne ce qu’on appelle à notre époque la science, dans toutes ses manifestations, mais, là, pour de bon, le plus grand manque d’intérêt. Je ne suis nullement ébloui par l’aviation, la télégraphie sans fil, l’art cinématographique, etc., etc. Je dirai plus : je ne sais pas si je n’ai pas au fond de moi, à leur égard, une certaine antipathie. Mettons seulement une grande indifférence. Je n’ai jamais levé le nez en l’air pour regarder un avion. Je ne vais jamais au cinéma. Je ne voudrais pour rien au monde de la T.S.F. chez moi. Je serais millionnaire que je n’aurais pas une auto.


Je n’ai aucune sorte de considération pour ces gens qu’on appelle « savants », dont les « découvertes » sont plus le fait du hasard que de l’intelligence. Je m’éclaire à la bougie, plein de dédain pour l’électricité. Sans doute, cela encore peut faire dire que je ne suis pas intelligent. Je pense que des gens, pendant des siècles, ont vécu heureux sans connaître ni avoir tout cela et le monde me fait pitié d’avoir donné dans son existence une si grande place à ces découvertes et de béer d’admiration à leur sujet. Ce qu’on appelle si pompeusement le progrès me laisse sans aucun éblouissement. Je me rappelle toujours, à ce sujet, une ânerie de feu Lavisse qui écrivit un jour que le savoir humain a fait un grand progrès du jour de l’invention de la lampe à pétrole. Ce qui pouvait revenir à dire que rien n’avait été produit de valable dans le domaine de l’esprit auparavant.


Moi, je pense, pour ne pas remonter trop haut, qu’il y a eu les Essais de Montaigne, les tragédies de Racine, les comédies de Molière, les Maximes de La Rochefoucauld, les Mémoires de Saint-Simon, les Pensées de Pascal, les Contes de Voltaire, les œuvres de Chamfort et de Diderot, dans des temps qu’on ne s’éclairait qu’à la grossière chandelle. Le fond de ma nature, je pourrais vous le dire, si je ne craignais de me montrer trop prétentieux : c’est que je ne m’intéresse qu’aux choses de l’esprit et que ces choses on en peut jouir entre quatre murs les plus nus, une table de bois blanc, un escabeau, de quoi écrire et le moindre lumignon y suffisant.


N’ai-je pas fait dire de moi, récemment, — dans mon dos, — que je baisse, que je suis ramolli, parce que je venais d’exprimer ce point de vue : J’ai été critique dramatique. J’ai écrit le plus grand mal de bien des pièces. Si j’avais connu l’auteur, quelquefois, aurais-je écrit de même ? Si j’avais trouvé un homme simple, modeste, qui aurait pu dire : « Je le sais bien que ma pièce n’est pas un chef-d’œuvre. Les chefs-d’œuvre sont rares, vous le savez comme moi et je le sais comme vous. Je n’ai jamais prétendu en avoir fait un. J’ai fait de mon mieux, voilà tout. » Au lieu de mes malices, de mes ironies, de mes méchancetés, de mes férocités même, quelquefois, j’aurais écrit peut-être : L’auteur est un brave homme. Il a fait ce qu’il a pu. Il n’a pas pu grand-chose, voilà tout.


Il y a pourtant un domaine dans lequel je me sens assez d’assurance pour déclarer qu’un homme n’est pas intelligent. C’est quand je vois un écrivain, — j’en vois tous les jours, — ayant dépassé la cinquantaine, écrire encore, comme au temps de sa jeunesse, d’un style fleuri, précieux, contourné, souvent même un pur pathos, aux images aussi absurdes qu’enfantines. Parler, par exemple, à propos d’un square d’enfants, quand les bonnes remmènent les bambins et rangent les balles dans les voitures, de « balles qui vont dormir ». Des balles qui vont dormir ! Je me dis qu’il faut n’être guère intelligent, étant loin d’être un jeune homme, pour écrire encore de ces pauvres bêtises, et pour que des années de travail, de lecture, de réflexions (je suppose), aient fait faire si peu de progrès. Alors qu’il semble, pour un écrivain, que chaque page qu’il écrit doive être pour lui une nouvelle leçon dans l’art d’écrire, — comme un homme qui, de liaison en liaison, augmente sa connaissance des choses de l’amour. — Également un nouveau progrès vers le naturel et la simplicité. L’esprit, c’est autre chose.


Oui, qu’est-ce que l’intelligence, et être intelligent ? Ne suis-je pas inintelligent pour mon voisin parce que je ne pense pas comme lui ? Et ne l’est-il pas pour moi pour la raison inverse ? On est toujours l’imbécile de quelqu’un, comme on est toujours bête sur un point ou sur un autre. Il faut toujours se dire, en écrivant, en parlant, en jugeant, — et j’ajouterai même : dans ses rapports avec la femme qu’on aime, — « Attention ! Tu n’es peut-être pas si malin que tu le crois. » C’est une élégance d’esprit, — et une prudence.


Il y a aussi l’impression que prend un lecteur, sur sa lecture, de l’écrivain qu’il lit. Exacte ? Erronée ? J’essaie, par exemple, depuis plusieurs années, de lire Alain, si célébré, dont on dit qu’il a eu grande influence sur certains « jeunes », — pauvres « jeunes » ! Je ne dis pas que je le juge inintelligent. Mais cette monotonie, ce ton sentencieux, prétentieux, pédagogue, satisfait, cette conviction à pouvoir trancher de tout, cette sensation qu’il donne d’un homme qui, comme d’autres s’écoutent parler, se regarde écrire. Un sot ! Je me trompe peut-être complètement, tout en étant bien certain, au fond de moi, que je ne me trompe pas.


Par contre, un homme qui me donne l’impression de l’intelligence, de tout comprendre, dans tous les domaines, — il gagnerait souvent à avoir un vocabulaire plus exact et à être un peu moins précieux, — c’est Paul Valéry. Il est vrai que je le connais, ce qui est beaucoup pour le jugement d’un homme. Encore, ce que je dis là est-il bien sûr, que cette connaissance soit si nécessaire pour prendre cette notion complète ? Je songe à Stendhal, dont je ne connais que les livres et qui, lui aussi, la donne, cette notion, sans conteste. De même, — je fais un saut ! — un homme comme Faguet.


Être vraiment, pleinement intelligent ? On le serait, on n’oserait plus écrire, ni parler, ni juger, tant tout a sa contre-partie, aussi valable que la première partie. On s’abîmerait dans le silence, dans une réflexion, dans un doute sans bornes, on ne vivrait plus. Il faut de la passion, du parti pris, une sorte d’aveuglement prémédité de j’m’en fichisme, pour vivre et pour agir, — et pour écrire.


Ce qui précède fera-t-il dire de moi : Un homme intelligent ? Ou tout le contraire ?


Au petit bonheur !"



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