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Pierre Leroux : "Du Bonheur"




[Pierre-Henri Leroux (1797-1871) est un éditeur, philosophe et homme politique français.]




Le bonheur absolu n’existe pas.


"Connais-toi toi-même."

Socrate.



Depuis Job jusqu’aux poètes de notre temps, que d’avis solennel sur la tristesse de la condition de l’homme ! Salomon, après avoir éprouvé toutes les félicités, conclut que tout est vanité et mensonge : Risum reputavi errorem, et gaudio dixi : Quid frustra deciperis ? Pindare appelle la vie de l’homme le rêve d’une ombre ; et Shakspeare a dit : Le bonheur, c’est de n’être pas né.


S’il nous plaisait de faire ici un long recensement des témoignages du passé, nous verrions les philosophes et les poètes tous d’accord en cette vérité, que le bonheur est une chimère ; nous les ferions tous apparaître, et tous, le front triste, confesseraient que le bonheur n’est, à le bien prendre, qu’une apparence trompeuse, et, s’il est permis de parler ainsi, un mirage moral qui égarera toujours ceux qui penseront y rencontrer de la réalité.


Parmi les philosophes, Épicure lui-même soutenait que nos plus grands consentements ont leur siège dans la mémoire, et qu’ils dépendent uniquement du souvenir des choses passées. Quant aux poètes, les plus heureux en apparence, les plus charmés du séjour de la terre ont, au milieu de leurs joies, des accents d’une profonde mélancolie qui trahissent le secret de leur âme. Anacréon trouve la cigale plus heureuse que l’homme ; et Horace répète sur tous les tons que la vie est courte et fugitive :


Linquenda tellus, et domus, et uxor.


Ce même Horace commence ses Satires par reprocher aux hommes qu’aucun d’eux n’est content de son sort. (..) Ainsi, suivant lui, nul n’est heureux ; car si d’un côté le vulgaire se rend inévitablement malheureux par sa faute, d’un autre côté le sage est condamné à avoir continuellement les yeux sur la fragilité de toute chose, et à savourer, pour ainsi dire, la mort, afin d’apprendre à goûter et à tolérer la vie.


Nous retrouvons chez les modernes, comme chez les anciens, le même consentement pour attester que le bonheur n’est qu’une idée sans réalité. Combien de fois Voltaire n’a-t-il pas écrit, sous toutes les formes :


« Bonheur, chimère. Si on donne le nom de bonheur à quelques plaisirs répandus dans cette vie, il y a du bonheur en effet ; mais si par là on entend autre chose, le bonheur n’est pas fait pour ce globe terraqué : cherchez ailleurs. »


Cette question et tous les problèmes qui s’y rapportent venaient le troubler au milieu de ses attaques contre le christianisme. Il avait beau faire, le malheur de la condition humaine se retrouvait toujours devant lui.


« Il serait bien plus important, s’écrie-t-il, de découvrir un remède à nos maux ; mais il n’y en a point, et nous sommes réduits à rechercher tristement leur origine. »


Bolingbroke et Pope avaient prétendu échapper à la théologie, en établissant que l’ordre de la Nature est parfait en lui-même, que la condition de l’homme est ce qu’elle doit être, qu’il jouit de la seule mesure de bonheur dont son être soit susceptible. Voltaire ne put se tenir à ce système ; il écrivit Candide, il écrivit son Poème sur Lisbonne, il écrivit vingt autres ouvrages contre l’axiome que tout est bien :


Ô malheureux mortels, ô terre déplorable ! Ô de tous les fléaux assemblage effroyable !

D’inutiles douleurs éternel entretien ! etc.


Les maux de l’humanité (et ceci est peut-être sa plus grande gloire) le frappaient et le désolaient à tel point, qu’il aimait mieux parfois être inconséquent et paraître retourner à la révélation, que de les nier.


« Il avoue, dit-il, avec toute la terre, qu’il y a du mal sur la terre ; il avoue qu’aucun philosophe n’a pu jamais expliquer l’origine du mal ; il avoue que Bayle, le plus grand dialecticien qui ait jamais écrit, n’a fait qu’apprendre à douter, et qu’il se combat lui-même ; il avoue qu’il y a autant de faiblesses dans les lumières de l’homme que de misères dans sa vie. Il dit que la révélation seule peut dénouer ce grand nœud, que tous les philosophes ont embrouillé ; il dit que l’espérance d’un développement de notre être dans un nouvel ordre de choses peut seule consoler des malheurs présents, et que la bonté de la Providence est le seul asile auquel l’homme puisse recourir dans les ténèbres de sa raison et dans les calamités de sa nature faible et mortelle. »


Avant Voltaire, Fontenelle, à l’entrée du dix-huitième siècle, avait discouru sur le bonheur. Lui aussi, comme Bolingbroke et tous les purs déistes, ne connaît pas autre chose que la Nature et son ordre immuable. Le présent, voilà tout son horizon ; sa philosophie est dénuée d’idéal. Son art d’être heureux consiste à s’arranger le moins mal possible au milieu des calamités innombrables qui nous entourent.


« Apprenons, dit-il, combien il est dangereux d’être homme, et comptons tous les malheurs dont nous sommes exempts pour autant de périls dont nous sommes échappés. »


Il déclare d’avance que c’est à un petit nombre d’esprits d’élite que ses leçons pourront convenir. Ses leçons, il faut bien le dire, sont des leçons d’égoïsme ; mais ce n’est pas ce qui nous importe ici. Ce que nous voulons constater, c’est qu’en se bornant au bonheur même le plus mesquin, Fontenelle trouve encore le bonheur presque impossible, et refusé à la presque totalité du genre humain.


« C’est l’état qui fait le bonheur ; mais ceci est très fâcheux pour le genre humain. Une infinité d’hommes sont dans des états qu’ils ont raison de ne pas aimer ; un nombre presque aussi grand sont incapables de se contenter d’aucun état : les voilà donc presque tous exclus du bonheur, et il ne leur reste pour ressources que des plaisirs, c’est-à-dire des moments semés çà et là sur un fond triste qui en sera un peu égayé. Les hommes dans ces moments reprennent les forces nécessaires à leur malheureuse situation, et se remontent pour souffrir. Celui qui voudrait fixer son état, non par la crainte d’être pis, mais parce qu’il serait content, mériterait le nom d’heureux ; on le reconnaîtrait entre tous les autres hommes à une espèce d’immobilité dans sa situation ; il n’agirait que pour s’y conserver, et non pas pour en sortir. Mais cet homme là a-t-il paru en quelque endroit de la terre ? »


Si un philosophe aussi sec que Fontenelle trouve le bonheur si difficile et son existence si problématique, faut-il nous étonner des cris de désespoir que des hommes plus passionnés que lui, et moins heureusement doués pour ce bonheur négatif dont il se contentait, ont poussés depuis trois siècles, depuis que le christianisme n’a plus été là pour leur montrer le Ciel ? Est-il étonnant que Shakspeare, sous l’habit d’Hamlet, repousse si durement l’amour de sa maîtresse ? Est-il étrange que la croyance au paradis étant tombée et nous trouvant, sans Ciel, en présence de cette terre où germe si difficilement le bonheur, nous ayons entendu toutes ces lamentations qui depuis vingt années retentissent à nos oreilles comme un chant de l’enfer ? Ce que Byron et tant d’autres avec lui nous ont révélé de douleurs était implicitement renfermé dans les aveux de Fontenelle et de Voltaire. Il était évident que la réalité étant si triste, et la Nature nous ayant laissés à la merci de tant de maux, une fois que nous ne croirions plus qu’à la réalité présente et à la Nature, nous serions désespérés.


Confessons donc franchement que le bonheur nous est refusé, du moins dans notre vie actuelle. Et comment en effet pourrions-nous le rencontrer en cette vie, et, comme on dit, sur cette terre, où habite avec nous la douleur et la mort ? Tout ce que nous aimons étant périssable, nous nous trouvons ainsi, par notre amour, continuellement exposés à souffrir. Il faudrait donc ne rien aimer pour ne pas souffrir. Mais ne rien aimer est la mort de notre âme, la mort la plus affreuse, la véritable mort. Ainsi, soit que nous sortions de nous-mêmes pour nous attacher à quelque objet extérieur, soit que nous nous détachions de tous les objets que le monde nous offre à aimer, nous sommes assurés de souffrir. Mais ce n’est pas seulement parce que tous les objets du monde sont changeants et périssables que nous souffrons ; c’est encore parce qu’ils sont si misérablement imparfaits, qu’ils ne sauraient remplir notre soif de bonheur.


Et ce n’est pas encore leur fragilité et leur imperfection seules qui font notre souffrance : le même ver qui les dévore nous dévore nous-mêmes ; nous souffrons parce que nous sommes nous-mêmes horriblement imparfaits, parce que tout en nous est changeant et périssable. Comme des coursiers qui manqueraient tout à coup sous leurs cavaliers, les vagues de nos passions qui nous portent s’affaissent continuellement, et, après nous avoir élevés, se retirent, et, en nous brisant, nous abandonnent sur des fonds desséchés. Le bonheur le plus ardemment désiré, quand il est obtenu, effraie l’âme de son insuffisance. Notre cœur est semblable au tonneau des Danaïdes que rien ne pouvait remplir.


En nous, donc, autour de nous, tout est combat, tout est lutte. Si nous considérons le monde, nous y voyons tout en guerre : les espèces se dévorent, les éléments luttent ensemble ; la société humaine est à bien des égards une lutte continuelle et une guerre. Combien de philosophes ont trouvé que le plus cruel ennemi de l’homme était l’homme :


Homo homini lupus !


Le monde que nous habitons n’est formé que de ruines, et nous ne pouvons y faire un pas sans détruire. Que nous le prenions, ce monde dans le temps ou dans l’espace, sous ses deux dimensions c’est un réseau de mal, de destruction, et de carnage, si bien tissé et si plein, que cela ressemble à ce tableau de Salvator, où tout tue et est tué en même temps, où hommes, chevaux, et jusqu’à un oiseau qui passe sur le champ de bataille, tout est frappé, tout meurt, sous un ciel pâle, dans un affreux ravin, tandis que le soleil s’éteint tristement à l’horizon. Admirable tableau, sublime expression de la mélancolie que le mal moral et le mal physique répandus dans le monde peuvent jeter dans notre âme !


Saint Paul, le grand poète, le grand théologien, a résumé d’un mot cette douleur universelle de la nature quand il a dit :


Omnis creatura ingemiscit.

[Toute créature gémit.]


Et la théologie chrétienne n’est pas la seule qui ait constaté ce gémissement de toute créature. Toutes les antiques religions ont eu des mythes pour exprimer cette idée ; et nous venons de voir que les siècles dits de lumières et de philosophie, les siècles d’incrédulité, rendent également témoignage de la vanité de ce mot bonheur. Pourtant le mépris qu’on faisait du Ciel à ces époques aurait dû tourner au profit de la félicité terrestre. On voulait détrôner des religions vieillies, il fallait donc exalter la réalité aux dépens de leur idéal ; on n’avait que la terre, il fallait donc en jouir ; on ne croyait qu’au présent, il fallait donc en profiter.


Comme le sage Fontenelle, on a pris la vie pour une trouvaille, et on s’est montré peu difficile avec elle ; on s’est fait peu exigeant à l’égard de la Nature, cette mère aveugle qui remplaçait la Providence ; on a donné le moins de gages qu’on a pu à la fortune ; on a concentré toute son attention et rassemblé toute sa prudence sur soi-même, on a mis tout son génie à être égoïste avec art ; on a appelé cela sagesse, raison, philosophie : et, en fin de compte, on a été forcé d’avouer que le bonheur n’était pas fait pour l’homme.


(...)"



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