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Socrate et la sagesse indienne




Extraits de :

Socrate et la sagesse indienne

Revue du Nord ; Année 1954


"Un petit livre fervent et aventureux, récemment paru, nous entretient de Socrate et de la Sagesse indienne. Notre propos n'est pas de discuter la thèse qu'il suggère, et selon laquelle l'admirable et mystérieuse personnalité du grand philosophe grec pourrait s'éclairer d'un jour nouveau et révélateur, si on la rapprochait du type de « spirituels » indiens connus sous le nom de « délivrés vivants » et tenus par la tradition de leur pays pour avoir consommé l'« expérience libératrice » décrite ailleurs par le même auteur.


Nous voudrions seulement prendre occasion de ce bref mais stimulant ouvrage, et réfléchir un instant ici, pour notre propre compte et dans nos propres perspectives, sur les questions qu'il pose.


Peut-on d'abord penser que Socrate ait eu avec l'Inde un rapport personnel quelconque ? La réponse devrait être affirmative, si l'on avait le droit de faire fond sur une tradition antique remontant à Aristoxène de Tarente (seconde moitié du IVe siècle av. J.-C) : un visiteur indien aurait effectivement fréquenté à Athènes le futur maître de Platon. Un de leurs entretiens aurait porté sur la grande préoccupation socratique : connaître l'Homme, se connaître soi-même, plutôt que la Nature. Et l'Indien de répliquer — non sans ironie, mais suivant une ligne conforme à celle des Upanishads — que seule la science du divin pouvait donner l'intelligence de l'humain.


Or, cette réponse se retrouve sur les livres de Socrate lui-même dans l'un des tout premiers dialogues platoniciens, l'Alcibiade I. L'essentiel de l'homme ayant été ramené à l'âme, l'enquête se poursuit en ces termes :


« Or dans l'âme, pouvons-nous distinguer quelque chose de plus divin que cette partie où résident la connaissance et la pensée ? — Non, cela ne se peut. — Cette partie-là, en effet, semble toute divine et celui qui la regarde, qui sait y découvrir tout ce qu'il y a en elle de divin, un dieu et une pensée, celui-là a le plus de chance de se connaître lui-même ».


L'analogie est indéniable entre une telle manière d'aborder le problème de l'homme et l'un des leitmotive les plus constants de l'indianité ; elle reste cependant trop générale pour constituer une véritable confirmation du récit d'Aristoxène. Elle manque de ces précisions topiques faute desquelles il ne paraît pas légitime de conclure avec certitude à une influence déterminante de l'interlocuteur indien sur l'orientation profonde du chercheur grec.


D'autre part, sans apparaître impossible, la présence, en l'Athènes du Ve siècle, d'un hôte qui doive être accepté pour un témoin direct de la tradition brahmanique, aurait besoin d'un supplément de preuves. Et l'on peut fort bien concevoir qu'à l'époque des expéditions d'Alexandre en Asie, le milieu auquel appartenait Aristoxène, informé des choses de l'Orient, intéressé par elles, frappé de la ressemblance entre l'enseignement du Premier Alcibiade et celui du Vedânta, en ait « trouvé » l'explication dans une anecdote appropriée. En sorte que la vérité ou la fausseté de ce récit un peu suspect ne sont pas établies.


L'analogie constatée n'en demeure pas moins. Et c'est à ce problème de structures et d'attitudes intellectuelles et spirituelles comparables qu'il nous faut maintenant nous arrêter. Le portrait de Socrate dessiné par Platon comporte des traits qui évoquent, pour l'indianiste, la physionomie typique du sage indien.


(...) Le « recueillement » du Sage, que les sollicitations sensibles, la turbulence des passions, les exigences de la vie sociale ne parviennent pas à faire sortir de son essentielle et profonde intériorité, Socrate en est la vivante preuve, par son comportement de tous les jours au milieu du va-et- vient de la cité, et, plus encore, dans les moments où il s'absorbe totalement en lui-même. Durant cette même campagne de Potidée,


« concentré... dans ses pensées, il s'était, à l'endroit même où il se trouvait au point du jour, tenu debout à viser quelque idée, et, comme elle ne lui venait pas, au lieu d'abandonner la partie, il était ainsi resté en plant, à chercher. Il était midi déjà ; les hommes le regardaient ; l'un à l'autre ils se racontaient la merveille : « Depuis le petit jour, Socrate est planté là, en train de faire ses réflexions ! » En fin de compte, le soir venu, quelques-uns de ces observateurs, après leur dîner, et comme justement on était alors en été, transportèrent dehors leurs lits de camp : en même temps qu'ils couchaient à la fraîche, en même temps aussi ils surveillaient si Socrate passerait encore la nuit debout. Or, debout il resta jusqu'à ce que le jour parût et que se fût levé le soleil ! Puis, après avoir fait à celui-ci sa prière, il quitta la place et s'en alla ». [Banquet]


Dès le début du Banquet, Platon nous avait préparés à pareille scène, presque banale dans l'Inde, extraordinaire en Grèce :


« II arriva un (domestique) avec cette nouvelle que le Socrate demandé avait pris pour retraite le vestibule des voisins et qu'il y était tout droit planté : « Malgré mes appels, il refuse d'entrer. — Quelle absurdité me contes-tu ? s'écria Agathon. Vite, tu vas l'appeler encore et ne pas le lâcher ! » — « Je pris alors la parole, racontait Aristodème : « Pas du tout !... laissez-le plutôt en paix : c'est en effet une habitude qu'il a, de s'isoler parfois ainsi et de rester planté à l'endroit où il lui arrive de se trouver. Mais il viendra tout à l'heure, à ce que je crois ; ne le troublez donc pas et laissez-lui la paix ». [Banquet]


De telles notations ne s'inventent guère, et le témoignage de Platon doit être ici pris à la lettre. Socrate pratiquait donc de manière habituelle le recueillement de l'esprit, et parvenait de temps à autre — spontanément ou par méthode, il n'est pas possible de le préciser — à des états de concentration hors du commun. L'explication platonicienne de tels états nous est donnée par le Phédon :


« Mettre le plus possible l'âme à part du corps, l'habituer à se ramener, à se ramasser sur elle-même en partant de chacun des points du corps, à vivre autant qu'elle peut, dans les circonstances actuelles aussi bien que dans celles qui suivront, isolée et par elle-même, entièrement détachée du corps comme si elle l'était de ses liens... N'est-il pas vrai que le sens précis du mot « mort », c'est qu'une âme est détachée et mise à part d'un corps ?.. Oui, et que ce détachement-là... ceux qui le plus l'ont toujours et qui seuls l'ont à cœur, ce sont ceux qui, au sens droit du terme, se mêlent de philosopher : l'objet propre de l'exercice des philosophes est même de détacher l'âme et de la mettre à part du corps ».

(...)


On ne saurait ici ne pas penser au yoga, du moins au yoga classique dont le but dernier est précisément l'esseulement de l'esprit, et qui consiste avant toute chose en une technique de concentration spirituelle. Et pourtant, quelles différences !


Bien qu'il utilise à ses fins austérités et virtuosités ascétiques, le yoga n'est pas, de soi, une mortification. Il a toujours gardé de ses origines lointaines une saveur vitaliste très prononcée et tend à la libération de l'esprit par la maîtrise de la vie. La discipline du souffle — et le souffle c'est le principe vital — est un moment cardinal de la méthode, même lorsque l'immortalité biologique — peut-être uniquement visée par certaines formes archaïques ou populaires de yoga — doit céder le pas à l'éternité spirituelle.


Dans l'ordre intellectuel, l'indianité — yoga inclus — sait faire un usage brillant du discours logique, de l'analyse et de la synthèse, de la précision notionnelle. Mais, par-delà ces modes de pensée, par-delà même toute intuition encore prégnante d'un contenu analysable, elle tend à un état spirituel de pure transparence à soi-même, absolu et simple. Pour elle, concepts et discours, relations et oppositions ne sont, en définitive, que des constructions mentales, des superstructures ajoutées à l'essentiel, déformantes et asservissantes. Libérer l'esprit, c'est le débarrasser, le « vider » de tout ce contenu adventice, statique ou dynamique. Mais le recueillement de l'âme, chez Socrate, ne s'accompagne pas que l'on sache, d'une doctrine du vide.

Dans l'ordre moral enfin le Soi-même socratique est profondément engagé dans le réseau des relations sociales. L'exercice de sa pensée est à deux temps alternants dont aucun ne semble l'emporter décisivement sur l'autre : le temps du recueillement, dont nous avons parlé, et le temps du dialogue et de la dialectique. Socrate est un citadin. On se rappelle la plaisante anecdote du Phèdre. Socrate s'extasie sui les beautés champêtres des bords de l'Ilissos. Alors Phèdre :

« Et toi mirifique ami, tu es bien le plus extraordinaire quidam qui se voie !... tu fais l'effet d'un étranger qu'on guide et non pas d'un indigène. Le fait est que tu ne quittes la ville, ni pour voyager au delà des frontières, ni, tout compte fait, si je m'en crois, pour sortir hors les Murs. »

Socrate répond :


« Sois indulgent pour moi, mon bon ami ; j'aime à apprendre, vois-tu. Cela étant, la campagne et les arbres ne consentent pas à rien m'apprendre, mais bien les hommes de la ville. »

Le Sage indien se forme et s'accomplit dans la solitude. Sans doute cultive-t-il la non-violence, la bienveillance, la compassion, comme moyens de perfection quand il n'est pas encore arrivé au terme, par générosité pure lorsqu'il l'a atteint. Sans doute peut-il consentir à la conversation des hommes, aux soucis de la charge de maître, à la dévotion encombrante et tyrannique des disciples et de la foule, lorsqu'il se sent assez fort pour porter ce fardeau sans que sa paix essentielle en soit troublée. Mais le soi-même du sage indien se situe au delà de l'opposition de soi et d'autrui, au delà de tout dialogue et de toute relation, même spirituelle. Il est absolu, et, pour la plus importante des écoles brahmaniques, total et unique.


S'il était prouvé quelque jour que Socrate ait entendu le message de la Sagesse indienne, l'originalité profonde de son interprétation serait établie du même coup."



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