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Poème du jour : "Les Spectres", de Fagus

"Ces spectres dont plus tard on fera des statues Ont un nom dérisoire à force d'être grand : Poètes ! leur génie les soulève et les tue, Demi-dieux égarés dans des cerveaux d'enfants."

Fagus (Georges Faillet)

Photographie d'Henri Manuel



Les Spectres

Poème de Fagus (1872-1933), paru dans le n° 85 de La Phalange (20 juillet 1913).



Hodie tibi, cras mihi


Dans les plis sinueux des vieilles capitales

Où tout, même l'horreur, tourne aux enchantements,

Je suis, obéissant à mes humeurs fatales,

Des êtres singuliers, sublimes et navrants.


Ces spectres dont plus tard on fera des statues

Ont un nom dérisoire à force d'être grand :

Poètes ! leur génie les soulève et les tue,

Demi-dieux égarés dans des cerveaux d'enfants.


J'ai vu Alfred Jarry dans la rue Mazarine

Avec trois sous de schnick venant laver son coeur,

Laforgue à gros caillots qui crache sa poitrine,

Guérin agonisant près de Samain qui meurt ;


J'ai vu Jean Lorrain mort, vu Charles Baudelaire

Retroussant en avare un pantalon limé,

Et j'ai vu Paul Verlaine ivre à rouler par terre

Que retenait, pleurant, Stéphane Mallarmé ;


J'ai vu Léon Deubel sur les dalles gluantes

Qui baisèrent le corps de Gérard de Nerval :

J'ai vu Francis Latouche amas de chairs saignantes,

Aplati contre un mur par l'autobus trivial ;


Albert Fleury traînant jusqu'à Dieu son squelette,

Moréas attendant la mort parmi les fleurs,

Charles-Louis Philippe, Henri Degron, Lafayette,

Et tous ceux que j'oublie ou qui sont morts ailleurs !


Signoret lapidé par le voyou des rues,

Barbey d'Aurevilly risée des cocodès,

Rimbaud en quarantaine ainsi qu'un incongru,

Villiers de l'Isle-Adam tutoyé par Mendès !


Et je me suis vu, moi, ivrogne et famélique,

Qui râcle son génie comme un ulcère au flanc,

Consentir au métier de la fille publique

Pour apporter du pain à mes petits enfants.


Qu'importe, allons ! sous les sanies, sous les huées,

Cœurs infirmes d'amour dévorés, dieux proscrits :

Pour nous saigne, ivre de bonheur, dans la nuée,

La face pleine de rayons de Jésus-Christ.

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