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Paul Morin, l'insaisissable poète

Dernière mise à jour : il y a 7 heures


Léon Bonvin, Scène de forêt au crépuscule (1864)



Certaines trajectoires se dessinent et s’accomplissent singulièrement. C’est le cas du poète Paul Morin, né à Montréal en 1889, dont la destinée littéraire s’ouvre sur un succès prometteur avec la publication d'un premier recueil, Le Paon d’émail (1911), salué à l'époque pour son raffinement, son univers ornemental et son exotisme. L’ouvrage fait une entrée remarquée dans le paysage littéraire canadien-français, et le talent du jeune poète n’est pas sans rappeler celui d’un autre prodige de la scène poétique, Émile Nelligan [voir, sur Anthologia, Emile Nelligan dans les abîmes du Rêve]. Ainsi que le souligne Jacques Michon, qui proposa une édition critique des œuvres complètes de Paul Morin (Œuvres poétiques complètes de Paul Morin, Presses de l’Université de Montréal, 2000) : « Le Paon d’émail prolonge, en la parachevant à sa manière, l’aventure nelliganienne dans la recherche des formes éclatantes, "l’élégance extérieure et verbale" et le raffinement de l’érudition. »

Pourtant, malgré les promesses de ce premier recueil, il faut attendre près d’une décennie avant que ne paraisse un second ouvrage, Poèmes de cendre et d’or, en 1922. Entre 1912 et 1922, Morin avait bien publié quelques poèmes dans divers périodiques tels que L’Action, Le Nationaliste, Le Nigog ou La Revue moderne, mais sans rassembler ces textes en volume. Et son parcours professionnel s'était entre temps diversifié ; licencié en droit à vingt-et-un ans, docteur de la Sorbonne à vingt-quatre ans, il devint professeur de littérature à l'Université McGill à partir de 1914, puis enseigna au Smith College du Massachusetts et à l’Université du Minnesota.

Son second recueil, bien que toujours marqué par une indéniable maîtrise du vers, rencontra un écho plus discret que le premier. Henri Drombrowski écrivait en 1923 dans L’Action française que les poèmes y étaient "moins étincelants", mais "plus vrais et émouvants". Tous les critiques ne furent toutefois pas unanimes. S’ils furent nombreux à saluer l’élégance des poèmes, ils regrettèrent aussi leur froideur, une certaine distance, une absence de profondeur dans le propos. Louis Dantin, dans La Revue moderne (2 février 1923), déplore ainsi ce manque d’"empreinte personnelle" qui, selon lui, ternit un ouvrage pourtant irréprochable sur le plan formel.

Après cette publication, d'autres activités tinrent Paul Morin éloigné de sa vocation poétique pendant plusieurs années. Il devint secrétaire et bibliothécaire à l’École des beaux-arts de Montréal en 1923. Il exerça en tant que notaire à partir de 1929, et jusqu'en 1948. Il fit de la traduction — et traduisit notamment en français le long poème Evangeline, de Longfellow —, de la rédaction technique, ou encore de la vulgarisation historique. À partir de 1938, il anima même une émission radiophonique autour du langage et de la critique linguistique, Les Fureurs d'un puriste… Vers le milieu des années quarante, alors qu'il essuyait de nombreuses déconvenues, dont de graves problèmes d'argent, il renoua enfin véritablement avec la poésie, et commença la préparation d'un nouveau recueil, qui ne vit le jour que plusieurs années plus tard.

C'est en effet un nouveau silence éditorial, plus long cette fois (près de quarante ans !), qui suivit la publication du second opus poétique de Paul Morin. Ce n’est qu’en 1960, trois ans avant sa mort, que son ultime ouvrage poétique, Géronte et son miroir, fut publié. Volume d'une tout autre facture, plus fantaisiste et d'une modernité singulière, il mêle vers libre et déconstruit, et formes plus fixes (sonnets, quatrains, strophes régulières...), et se pare d'une grande liberté de ton. Le recueil se distingue par des trouvailles de langage, de style, des images décalées. Dans Géronte et son miroir, le poète a définitivement cessé de quêter l'approbation de ses pairs ; apaisé, peut-être, mais aussi désenchanté, il s'observe en poète vieilli, et s'analyse avec une mordante lucidité, et un ton souvent ironique. À nouveau, la critique n'est pas tendre avec le recueil, qu'elle juge globalement loufoque. Géronte est un "exhibitionnisme mental" qui multiplie les "pitreries et les calembredaines" et qui, inévitablement, lasse le lecteur. Plus rares sont ceux qui voient dans ces vers l’ultime marque d'un génie incompris.

Paul Morin reçut le prix David en 1923 pour les Poèmes de cendre et d’or, le Jubilee Medal de Grande-Bretagne, le titre de King’s Counsel, fut lauréat de l’Action intellectuelle, et fut nommé officier de l’Académie française ; mais malgré les honneurs, et une certaine reconnaissance, il demeure un poète inclassable et intransigeant. Son œuvre rare, marquée par l’exigence, témoigne de ce parcours peu commun. Attaché dans un premier temps à la beauté formelle, puis peu à peu séduit par une expression plus libre, il sut rester fidèle à sa voix intérieure.


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Choix de poèmes



La nuit en manteau bleu ocellé d'améthystes...

GUSTAVE KAHN.


Le soir clair nous conduit au jardin taciturne

Où, diaphanes lys aux tiges de cristal,

Aux pieds de marbre blanc d'un Pan sentimental

Bleuissent les jets d'eau dans la tiédeur nocturne.


Frêle lampe de paix après l'ardeur diurne,

Le croissant nacré plane en l'azur vespéral.

Les paons ne troublent plus le calme pastoral.

Vois, la lune s'émaille aux flancs polis d'une urne.


L'air est lourd de parfums, de trouble énamouré,

L'âme des roses n'est qu'un soupir éthéré

Dans le silence grave où l'heure d'or s'endeuille ;


Mélancoliquement, d'un bel astre éveillé,

Dans mon coeur ébloui, calice émerveillé,

Comme une fleur, la nuit violette s'effeuille...


Poème sans titre

Le Paon d'émail, 1911




Nonnes

Le Paon d'émail, 1911


Porte ouverte soudain sur un doux monastère,

Où la clarisse en feu, qui ratisse la terre,

Arrose le rosier et vient nourrir le paon,

Semble être la rustique épouse du dieu Pan...

COMTESSE MATHIEU DE NOAILLES. La Savoie.


Nonnes de Bruges ou béguines de Malines,

Sous le chaste hennin qui voile vos fronts blancs

Quels souvenirs, quels deuils, quels travaux accablants

Ont cerné vos yeux gris aux moires opalines ?


Au son de verre et d'or des cloches cristallines,

Des lumineux ouvroirs aux choeurs noirs et troublants

Vous errez, un rosaire entre vos doigts tremblants,

Dans le nimbe argenté de pâles mousselines...


Au fond du clair verger dort un glauque canal,

La diaphane paix du couchant automnal

Plane, comme l'encens d'un vespéral service ;


Et là, sous l'oeil des paons recueillis et blasés,

Leurs doux cols frissonnant, pudiquement rosés,

Vos tourterelles font des grâces de novice.



Insomnie

Le Paon d'émail, 1911


Noctambule cerveau, vous êtes virtuose

En supplices exquis. Ennemi du sommeil,

Vous savez distiller la subtile névrose

Jusqu'à l'heure limpide où renaît le soleil ;


Et vous exaspérez ma longue lassitude

Par le cruel savoir de la fuite du temps.

Permettez-moi le rêve ou le somme ou l'étude,

Despote obscur et fort de la nuit... Car j'entends


Le battement sinistre et lent des froides ailes

De cet insecte affreux, louche incube, tyran,

Larve inquiète et noire aux mille élytres grêles,

Scander chaque seconde au nocturne cadran.



Douceur de la maison

Le Paon d'émail, 1911


Douceur de la maison paisible qui sommeille,

De la chambre muette et de la bonne veille,

Douceur du soir tranquille et du volume ouvert

Dans le chaud cercle d'or que fait l'abat-jour vert...


O nocturnes amis, petit cénacle tendre.

Mes poètes sont là, qui paraissent m'attendre,

Et de leurs feuillets clos, mélancolique émoi,

L'âme des livres vient errer autour de moi !


Douceur des soirs d'hiver où mon âme peureuse

Appelle d'énervants parfums de tubéreuse,

Je ne vis que par vous, calmes jardins secrets

Que je fleuris de blancs et frêles minarets.


Je crois qu'il n'est de joie égale à cette joie

De feuilleter, avec un bruit léger de soie,

Les contes d'Orient qui laissent à la main

Une fugace odeur de cèdre et de jasmin...


Mais de l'ombre surgit le rire d'une estampe,

Un rayon monte aux flancs d'un gobelet d'étain...

Hélas ! voici venir le rose et frais matin,

Et tout un monde meurt à la mort de ma lampe...



Réveil

Poèmes de cendre et d'or, 1922


Je me suis dit : Morin, il faut écrire des vers ;

le temps passe, l'automne est fini, et l'hiver

semble aussi devoir s'écouler sans un poème.

Ces longues nuits avec les poètes que tu aimes,

ta lampe verte, ta théière,

et ton chat gris

qui contemple la flamme en pensant aux souris,

et ce jaune feu de cèdre, qui met des reflets d'ambre

aux pans plutôt fanés de ta robe de chambre

et, dans ce vieux logis, morose et puritain,

répand un vague arôme constantinopolitain...

ces soirées, mon ami, ne me disent rien qui vaille.


Secoue un peu ta noble indolence. Travaille.

Pédagogue amateur, à la prose obligé,

ayant, d'un oeil distrait, aujourd'hui corrigé

trente-trois compositions sur la Pléiade,

ne t'imagine pas que la vie est maussade !

Je conçois qu'il y a des jouissances plus vives

que d'expliquer en classe La Princesse de Clèves ;

mais courage, que diable ! il faut que tu revives :

Art is long, disait Longfellow, ce vieux bonze,

(The Psalm of Life, ligne onze,

ou treize, je ne sais plus,) et la vie est brève.

Oublie tous les dégoûts et toutes les rancœurs ;

depuis longtemps tu n'as causé avec ton cœur.

Vous devez tous les deux, pourtant, avoir des choses

à vous dire, et des mots gris, et des mots roses ?...


Non.


Et ces grandes amours qui ravageaient ta vie ?

Ce n'est que l'éternelle et l'enfantine envie

de la lèvre nouvelle et du choc inédit.


Et tes voyages, tes beaux voyages aux paradis

que tu chantas jadis : les aurores de Parme,

les nuits vénitiennes, l'or des jardins, la mer ?


On n'en rapporte que des regrets et des larmes

(pour la rime, uniquement) amers,

rythmés classiquement chez Alphonse Lemerre.


Mais enfin, tu as bien, dans ton âme sonore,

un désir, un souvenir candide, un remords ?


Je ne me penche plus sur l'émouvant tumulte

qu'allumaient dans mon être le baiser ou l'insulte.

Rien n'est vrai que l'ennui, et peut-être la mort...


Fadaises, mon ami, fadaises ! Fariboles !

Allons, tu n'es pas fait pour être maître d'école

et ton esprit, jadis passable, se ratatine

d'avoir trop commenté monsieur de Lamartine.

Ne cite plus, sans t'en douter, tous ces gens qui te hantent ;

il n'est plus élégant d'être mil-huit-cent-trente.

Travaille et prends de la peine,

c'est le fonds qui manque le moins, et La Fontaine

fut plus sage que toute l'école hugolienne !


Mais tout a été dit, et merveilleusement ?...


Ô nouveau Mallarmé! tu voudrais me redire

combien la chair est triste, et ce fait alarmant

qu'ayant lu tous les livres, il n'est plus rien à lire ?

Souviens-toi du conseil du grand Jules Racine :

écris d'abord des livres, tu les liras plus tard !

Et puis, trêve de blague, mon petit ! Ça m'assomme,

Tu n'es plus un poète ? Sois, simplement, un homme.

Ouvre un peu ta fenêtre et regarde au dehors :

il est peut-être en toi quelque Rêve qui dort...


J'obéis.


Ô réveil de mon âme alanguie !

Le soir, baigné de lune et de grâce infinie,

chassa soudain la fourbe et lourde lâcheté

qui depuis tant de jours m'empêchait de chanter.

Tissés de brefs, d'errants, d'innombrables désirs,

faits de surprise heureuse et d'alerte plaisir,

dans ma chair, apaisée après des jeux cruels,

tremblèrent mille charmants souvenirs sensuels.

Je regoûtais la vie. L'air était constellé

d'astres depuis longtemps à mes regards voilés.

Au firmament de cendre et frissonnant d'argent

dansait le diaphane et fluide croissant.

Les sapins odorants tendaient avec mystère

vers les pelouses bleues leurs bras sexagénaires.

Mes yeux, indifférents depuis tant de saisons,

voyaient le jardin noir et la blanche maison ;

mes pas, comme autrefois, sur le seuil de ma porte,

lents, glissaient pour ne pas froisser les feuilles mortes.

Ô philtre, talisman, sortilège nocturne !

des fils d'opale liaient Andromède à Saturne...

tous mes rêves d'antan et tous mes souvenirs

refleurirent devant ce calme paysage...


Tel un homme, rouvrant ses vieux livres d'images,

je vis les jours anciens, de pleurs et de sourires,

et les nuits, consacrées aux pures harmonies

des rythmes caressants, des rimes éblouies,

apparurent, magiques, à mon cerveau fiévreux.

Ah, je pourrais encore écrire !


J'étais heureux.


Déjà chantaient en moi les mots ensorceleurs

qui disent la couleur de la ronde des heures ;

déjà s'entrelaçaient les vers consolateurs

qui, mieux qu'un mot d'amour, font bondir notre coeur...

Quand, tout à coup, jaillie du doux abîme d'ombre

que fait un jardin nocturne, tiède et sombre,

une voix frêle et pure déchira la nuit.

Ah, quelle âme ingénue de très petite fille

rêvant à la lune, elle aussi, sous les charmilles,

de quelque fulgurant et tendre prince choisi,

clamait sa douce angoisse et sa mélancolie ?

Ce fut une fusée harmonieuse, et telle

que l'air en fut brodé d'une lente dentelle.

Chantez, chantez, petite dame seulette,

le rossignol, ce soir, manquait seul au poète !

Mais vous ne chantez plus ?... C'est peut-être la muse

qui, dans les fontaines et les fleurs, s'amuse,

enivrée de parfums, de rosée, et de lune,

à dicter ses caprices plus haut que de coutume ?

C'est l'heure où la Poésie, jadis familière,

posait sur mon front las sa main fraîche et légère...

Ecoutons-la. Fermons les blanches persiennes.

Je ne suis plus moi-même, la nuit m'a fait sienne.

Pourrai-je, dans son pur et sonore silence,

louer, comme autrefois, sa mystique puissance,

et se peut-il que ce funeste enchantement

qui me liait, tel le Seigneur au Bois Dormant,

immobile et muet aux pieds de la Beauté,

se rompe et se dissipe avec l'obscurité ?


Je rentrai.


Un point d'or rougeoyait dans ma lampe.

Dans l'âtre, des flammèches couraient sur la cendre.

Aux murs, Sisyphe et Prométhée,

dur dilemme, tendaient leurs masques contractés.

L'un disait : Pauvre enfant, l'effort est fol et vain !

L'autre : Tu ne sauras d'autre but que la Flamme...

Ô conquête du feu ! le châtiment divin

n'a pu éteindre l'étincelle dans mon âme !


L'aube naissait, limpide et froide. Ses rayons

argentaient mes livres sur la table...


Travaillons.



La course

Poèmes de cendre et d'or, 1922


Comme vous galopez, coursier aveugle, ô Temps !

La fleur, à peine ouverte, est sous vos pas fauchée.

Et des plus beaux espoirs, la funèbre jonchée

Borde la route où vont vos pieds impatients ;


Les désirs ingénus et les corps palpitants

Sont broyés sans répit par votre chevauchée,

Le sanglot, l'anathème, et la plainte arrachée,

Rythment le choc de vos sabots indifférents.


Mais je suis de vos jeux les fatidiques courbes

Sereinement, laissant à d'autres de chanter

L'Espérance, la fluide fée aux yeux fourbes ;


Car vous donnez, seul pitoyable au coeur qui souffre,

La morne, l'obsédante et sombre volupté

D'aller toujours plus vite en approchant du gouffre.



Paonnades

Géronte et son miroir, 1960


Le Destin m'a choyé, choyé toute ma vie. ..............................................

Minuscule potache habitant Montréal,

ma vierge comprenure était déjà ravie

par deux courts de tennis, d'un vert pomme idéal,

vis-à-vis le logis paternel

(les rouges en-tout-cas ne furent la fashion

que bien plus tard —alors que je n'étais plus jeune).

Au reste, je n'aime rien de fonctionnel...


« À quoi vise », se dit le lecteur somnolent,

« cette admiration pour les vastes espaces

(qui ne m'intéresse, en somme, que mollement) ? »

C'est que certains instincts, naïfs mais perspicaces,

serraient déjà mon cœur dans leurs griffes tenaces :

bambin, je préférais au plus hilare jeu

la fleur, l'herbe en velours, le feuillage et l'air bleu.

Encore enfant, je haïssais confusément

l'impur et monotone et morne alignement

de chenils sériés de la cité moderne

(cent fois mieux une étroite et farouche caverne

sur les lugubres bords du Styx ou de l'Averne !)...

et je suppliais le bon Dieu,

en un style filialement familier,

de ne « jamais, jamais » avoir à m'éveiller

dans un lit d'où l'on voit ces abris bien rangés

— fausse brique, faux marbre et pseudo-fers forgés...

IL m'exauça.


Bien entendu ce ne fut pas

toujours les mimosas

criblant de boules d'or une plaza

de Cuença,

ni l'hibiscus dément

qui poignarde les ifs des Giardini Sforza

— mes fleurs, à moi, sont moins ostentatoires que ça... —

mais, bonnement, bourgeoisement,

à cinq ans, mon cher Luxembourg

(tilleuls, bassins, fontaines,

lointaines

dianes de tambour) ;

à quinze ans : le Pincio (scabieuses, violettes...) ;

à vingt-deux : les caroubs

du claude-farrérien

(et surtout pierre-lotien)

cimetière d'Eyoub,

les Kew Gardens, aux pelouses proprettes,

et les lilas

du Ranelagh,

et les volubilis et le myosotis

dont (si narquoisement coquette)

s'empaysanne La Muette...


La Vie passa.

Toute cette splendeur (comme on dit) se tassa.

Il fallut revenir au pays, enseigner

les tropes de Regnard et les trucs de Régnier

à mille dindes étourdies

en quête d'un M. A., voire d'un Ph.D....

Dégringolade !


Le retour outre-mont fut, au bas mot, maussade

(aimable entr'acte: Halifax —

je lui préfère Alger

où la mer est plus bleue et l'éther plus léger) ;

mais, de ma tente, au flanc des Wellington Barracks,

je voyais tout de même étinceler la rade...

McGill et son campus me parurent étroits

(mes collègues itou) : « la route qui poudroie »

mais sait aussi broder des méandres adroits,

m'invitait à quitter ces macadams trop droits...


Je m'en fus donc golfer (et trouer mes chaussettes)

sur les links pelucheux (a) du vieux Massachusetts,

(b) de l'Université du Minnesota

(Ah! ces vastes décors qu'onc Fatum ne m'ôta!).

Enfin, trente-huit ans dans la calme City

of Westmount : béatitude, prospérité...

(ô mes vingt peupliers ! ô mon plaisant jardin ! )

Bref, le Sort me guettait — et ce furent soudain

la plus sinistre dèche et la plus noire mouise :

adieu, chers lacs Léman, Trasimène et Louise !


Alors, misère aidant, je quittai... Malaga (?)

pour la culture

et l'art (si purs)

d'Hochelaga.

L'âge

et la pénurie alliant leurs outrages,

onze fois je cherchai quelque bouge splendide

où « vivre radieux dans un monde sordide »,

et me voici mourant de honte et de chagrin,

sans sou ni maille — avec des goûts de mandarin.


Ai-je trouvé, grâce à mes yeux de basilic,

le gîte qui verra ma dernière agonie ?

C'est encore vis-à-vis un grand jardin public

qui, paisible la nuit, dissipe l'insomnie.

Assis à ma fenêtre (aux rideaux déplorables)

mais l'œil toujours tourné vers le hêtre ou l'érable,

en relisant, with zest and dash,

Greville ou les Portraits de la comtesse Dash,

mélancolique, toujours seul,

mes regards se reposent

sur des gazons, géométriques et moroses,

qu'avec amour arrose

un monsieur Corbillard...

Plus verts et plus unis qu'un tapis de billard,

ils sont, du beau Passé, le bilieux linceul.


Quoi! Pas de visiteurs, d'amis, de connaissances ?

— Personne, sauf la Vierge Marie,

et Geneviève

(dans mes rêves);

trois Anges familiers, mes Saints, d'autres Puissances,

royalement compensent

ces humaines absences...

Mais, j'oubliais ! Parfois,

de mes dix doigts,

sur mes genoux, ma table, ou le bras d'un fauteuil

(du Myra Hess en trompe-l'œil),

je pianote les fugues Sébastiennes,

ces fugues surhumaines

jadis l'extase de ma vie.


Voilà pour mes relations intra-muros ;

quant aux autres : néant —

ni Damon ni Éros!...

MAIS j'ai mes paons.

« Ce vieux rimeur délire »,

murmure le lecteur,

« il a faussé sa lyre !

Certes, mieux vaudrait qu'un trépas libérateur

le mît au rang de nos gloires défuntes... »

Comme on dit en anglais, bon Lecteur, tu empruntes

les pensers que je forme et que je n'ose écrire.

Tu te trompes, Compère ;

écoute-moi bien, « coopère ! »

Voici l'affaire :

Dans le susdit jardin

voisin,

j'appris qu'il y avait des paons,

et même des flamants,

sans parler de cent autres charmantes bestioles.

Il paraît, tout d'abord, qu'elles n'étaient pas folles

de plaisir, de me voir si près des ex-idoles

que j'avais célébrées en maints versiculets

(la jalousie fleurit même au cœur des poulets...).

Les paons, bien entendu,

voulaient venir me voir,

présenter leur hommage,

exhiber leur plumage...

mais leur gardien — esclave du devoir —

leur dit tout sec : « C'est défendu ! »

Cet oiseau de Junon, je suis prêt à l'admettre,

peut être rudement sciant,

mais sylvain ou champêtre,

il est omniscient.

Auprès de ce pavonin psychiatre

le grapevine de la jungle n'est plus qu'un sport folâtre...

Or donc, ayant ouï — les dieux savent comment —

que je logeais en face,

quotinocturnement

et à minuit tapant,

paons, paonnes et paonneaux, en guise de postface,

se tournent vers mon embrasure...


De cette aigre voix dont ils ont le monopole

je les entends crier, à travers la verdure,

« Bonne nuit, Oncle Paul ! »


Et le cacatoès (qui n'est qu'un grand serin)

marmotte en ronchonnant : « Bonsoir, Monsieur Morin. »


Ce dernier poème est accompagné de nombreuses notes explicatives, disponibles dans l’édition critique établie par Jacques Michon (Oeuvres poétiques complètes de Paul Morin, Presses de l’Université de Montréal, 2000).



Paul Morin

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