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"Pourquoi est-ce que j'écris ?", Eugène Ionesco




Eugène Ionesco

Antidotes

(1977)




Pourquoi est-ce que j'écris ?



"Je suis encore à me le demander. J'écris depuis très longtemps. A treize ans j'écrivais une pièce de théâtre, à onze-douze ans des poèmes, à onze ans encore j'ai voulu écrire mes mémoires : deux pages de cahier d'écolier. Pourtant il y en aurait eu des choses à dire. Je sais que je gardais à l'époque des souvenirs de ma toute première enfance, quand j'avais deux ou trois ans, dont je n'ai plus que le souvenir du souvenir d'un souvenir. Il y avait déjà eu l'éveil de l'amour vers sept-huit ans quand j'étais tellement attiré par une petite fille de mon âge. Puis, à neuf ans par une autre, Agnès. Elle habitait à 8 kilomètres du moulin de La Chapelle-Anthenaise où j'ai passé mon enfance, une ferme à Saint-Jean-sur-Mayenne. Je faisais toutes sortes de grimaces pour la faire rire, elle riait en effet, en fermant les yeux, elle avait des fossettes quand elle riait, elle avait les cheveux blonds. Qu'est-elle devenue ? Si elle vit encore, c'est une grosse fermière, peut-être grand-mère.


Il y aurait eu aussi d'autres choses à raconter : la découverte du cinéma ou de la lanterne magique ; mon arrivée à la campagne, une étable, l'âtre, le père Baptiste à qui il manquait le pouce de la main droite. Beaucoup d'autres choses encore : l'école, l'instituteur, le père Guéné, le curé, le Père Durand qui s'en retournait ivre mort après ses tournées dans les fermes de la commune. On lui donnait à boire du cidre ou du poiré. Il y avait eu ma première confession, lorsque j'avais répondu oui à toutes les questions du prêtre parce que je ne les comprenais pas, à cause de sa diction, et il valait mieux prendre sur soi des péchés fictifs que d'en oublier quelques-uns. J'aurais pu parler de mes petits amis, Raymond, Maurice, Simone et raconter mes jeux. Mais il fallait toute une technique pour cela que l'on apprend bien plus tard. On parle de son enfance lorsque déjà on n'y est plus, lorsqu'on ne la comprend plus très bien. Il est évident qu'on ne se comprend pas non plus quand on est enfant, mais, en tout cas, j'avais conscience que je vivais, lorsque j'étais dans la Mayenne, dans le bonheur, la joie et que chaque instant était plénitude, sans connaître le mot plénitude. C'est dans l'éblouissement que je vivais. Ma première déchirure fut de quitter La Chapelle-Anthenaise. Mais avec le temps, la lumière se serait ternie et je ne vois pas comment j'aurais fait pour être cultivateur, si peu doué que je suis pour les travaux manuels. Certains de mes camarades de l'école communale, Lucien, Auguste sont devenus de gros fermiers. Il me semble qu'ils mènent une vie quotidienne bien dure et que leur vie n'est plus un jeu. C'est avec un œil indifférent qu'ils regardent les enfants qui jouent. J'aurais pu devenir l'instituteur du village mais je n'aurais plus eu de vacances hors des vacances qui ne sont plus de vraies vacances pour les adultes.


Une des raisons principales pour lesquelles j'écris, sans doute, c'est pour retrouver le merveilleux de mon enfance au-delà du quotidien, la joie au-delà du drame, la fraîcheur au-delà de la dureté. Le dimanche des Rameaux, les petites rues du village étaient jonchées de fleurs et de branches et tout était transfiguré sous le soleil d'avril. Les jours de fête, je montais le petit chemin rocailleux, en pente, au son des cloches de l'église que je voyais apparaître petit à petit, d'abord le haut du clocher avec la girouette, puis le clocher tout entier sur un fond de ciel bleu. Le monde était beau et j'en avais conscience, tout frais et tout pur. Je le répète, c'est pour retrouver cette beauté, intacte dans la boue, que je fais de la littérature. Tous mes livres, toutes mes pièces sont un appel, l'expression d'une nostalgie, je cherche un trésor enfoui dans l'océan, perdu dans la tragédie de l'histoire. Ou si vous voulez, c'est la lumière que je cherche et qu'il m'arrive de sembler retrouver de temps à autre. C'est la raison pour laquelle non seulement je fais de la littérature, c'est aussi la raison pour laquelle je m'en suis nourri. Toujours à la recherche de cette lumière certaine par-delà les ténèbres.


J'écris dans la nuit et dans l'angoisse avec, de temps à autre, l'éclairage de l'humour. Mais ce n'est pas cette lumière, ce n'est pas cet éclairage que je cherche. La pièce ou la confession intime, ou le roman restent ténébreux si je ne débouche pas, au bout des ténèbres sur la lumière. Dans mon roman Le Solitaire, tout à la fin, après le tunnel, le paysage doit apparaître, le jour éclatant dans la lumière du matin, un arbre fleuri et un buisson vert. Dans La Soif et la Faim, Jean, le personnage errant, voit apparaître une échelle d'argent dans l'azur. Dans ma pièce Comment s'en débarrasser, Amédée, le héros de la pièce, s'envole dans la voie lactée ; dans Les Chaises, les personnages n'ont que le souvenir d'une église dans un jardin lumineux et puis, comme cette lumière disparaît, la pièce débouche sur le néant. Et ainsi de suite. La plupart du temps, ces images de lumière, vite étouffées ou, au contraire, arrivant naturellement au bout du trajet n'ont pas été voulues mais trouvées. Ou alors, si elles ont été prévues consciemment, ce sont des images qui me sont apparues dans des rêves. C'est-à-dire que dans mes pièces de théâtre ou dans ma prose, j'ai le sentiment d'effectuer une exploration, à tâtons dans la nuit, dans une forêt sombre. Je ne sais pas où j'arriverai ou si j'arriverai quelque part, j'écris sans plan. La fin vient d'elle-même : constatation de l'échec, comme dans ma dernière pièce L'Homme aux valises, ou réussite lorsque la fin peut ressembler à un recommencement.


En fait, je suis à la recherche d'un monde redevenu vierge, de la lumière paradisiaque de l'enfance, de la gloire du premier jour, gloire non ternie, univers intact qui doit m'apparaître comme s'il venait de naître. C'est comme si je voulais assister à l'événement de la création du monde avant la déchéance et cet événement je le cherche à travers moi-même, comme si je voulais remonter le cours de l'Histoire ou à travers mes personnages qui sont d'autres moi-même ou qui sont comme les autres qui me ressemblent, à la recherche, consciemment ou non, de la lumière absolue. C'est parce qu'ils n'ont aucune indication sur la route à suivre que mes personnages errent dans le noir, dans l'absurde, dans l'incompréhension, dans l'angoisse. On a souvent dit que je parlais beaucoup de mon angoisse. Je crois plutôt que je parle de l'angoisse humaine que les gens essaient de résoudre par des moyens inappropriés en se débattant dans le quotidien, dans la grisaille ou dans le malheur ou qu'ils se trompent, enfermés qu'ils sont dans les impasses de l'Histoire et de la politique, des exploitations, des répressions, des guerres. Enfance et lumière se rejoignent, s'identifient dans mon esprit. Tout ce qui n'est pas lumière est angoisse, ténèbres. J'écris pour retrouver cette lumière et pour essayer de la communiquer.


Cette lumière est à la frontière d'un absolu que je perds, que je retrouve. C'est aussi l'étonnement. Je me vois sur mes photos d'enfant, les yeux ronds, stupéfaits d'exister. Je n'ai pas changé. L'ébahissement primordial m'est resté. Je suis là, on m'a mis là, entouré de tout ceci et de tout cela, je ne sais toujours pas ce qui m'est arrivé. J'ai toujours été très impressionné par la beauté du monde. Lorsque j'avais huit ans, neuf ans, j'ai vécu deux mois d'avril et deux mois de mai que je n'oublie pas. Je courais sur le chemin bordé de primevères, je courais dans les prés reverdis, dans la joie indicible d'être. Ces couleurs, cet éclat hantent mon esprit et ce n'est pas profondément vrai quand je dis que le monde est une prison. Au printemps, je reconnaissais peut-être les couleurs, la beauté, la lumière d'un paradis dont je devais encore me souvenir.


Maintenant encore, pour me sortir de mes angoisses, je me mets comme en marge du monde et je le regarde, attentivement, comme si je voyais tout pour la première fois, comme au premier jour de ma conscience. A l'écart du monde, en retrait, je le contemple comme si je n'en faisais pas partie. Il m'arrive alors parfois de me sentir transporté par la joie. Quand l'étonnement est à son comble, c'est alors que je ne doute plus de rien. J'ai la certitude d'être né pour l'éternité, que la mort n'existe pas et que tout est miracle. Une glorieuse présence. Je suis reconnaissant d'assister à cette Manifestation et d'y participer. Et puisque je participe à cette Manifestation, je participerai à toutes les Manifestations de la divinité, éternellement. C'est dans ces instants-là, au-delà de tous les malheurs et de toute l'angoisse du monde, que je suis sûr d'être pleinement, véritablement conscient. Je retrouve l'âge où je me promenais avec mon bâton de coudrier parmi les primevères et les violettes, parmi les senteurs dans la lumière printanière quand le monde me paraissait être à son début, quand moi-même j'étais au début.


Oui, c'est surtout pour dire l'étonnement que j'écris. Mais la joie dans l'étonnement n'existe pas toujours, ou plutôt j'arrive rarement à être suffisamment étonné pour obtenir cette sorte de joie ou cette sorte d'extase. La plupart du temps, le ciel est sombre, la plupart du temps, je vis dans l'angoisse, l'habitude de l'angoisse. Le déclic qui fait que tout s'éclaire se produit rarement. Je tâche de me souvenir, je tâche de me raccrocher au miracle lumineux, j'y parviens quelquefois et, avec l'âge, c'est de plus en plus difficile. Les années d'histoire personnelle sont comme les siècles orageux, malheureux, démoniaques de l'Histoire universelle. Un passé tumultueux, comme s'ils étaient les souvenirs, comme s'ils étaient la mémoire du monde, me séparent et nous séparent du commencement. Nous vivons dans l'accoutumance de l'angoisse et du malheur et si je m'aperçois parfois que le monde est une fête, je sais aussi, comme vous autres, qu'il est malheur.


Il y a d'abord eu l'étonnement premier : prise de conscience de l'existence, un étonnement que je pourrais appeler métaphysique, un étonnement dans la joie et dans la lumière, un étonnement pur, sans jugement sur le monde, un étonnement que je ne retrouve que dans mes moments de grâce, qui sont bien entendu très rares. Un deuxième étonnement s'est greffé sur le premier. Un jugement étonné, constatation qu'il y a le mal ou, plus simplement, que cela va mal. La constatation que le mal existe, pour l'instant, au milieu de nous, qu'il nous ronge, qu'il nous détruit. Le mal nous empêche de prendre conscience du miracle. C'est comme si le mal ne faisait pas partie du miracle, il est quotidien, il est notre nourriture quotidienne. La joie d'être est étouffée par le malheur, submergée. Il est aussi inexplicable que l'existence, lié à l'existence. Il est la grande énigme.


Ce thème a été discuté par des centaines de milliers de philosophes, de théologiens, de sociologues. Je ne débattrai pas ce problème insoluble. Je veux dire simplement que, en tant qu'écrivain, le malheur universel est mon affaire personnelle, intime. Je dois traverser le mal pour atteindre, au-delà du mal, non pas le bonheur, mais une joie fugitive. Naïvement, maladroitement, mes œuvres sont inspirées par le mal et l'angoisse. Le mal a écrasé la joie. Il est mon environnement. Il m'étonne autant que la lumière. Il pèse plus lourd que la lumière. Il pèse sur mes épaules. J'ai voulu dans mes pièces, non pas le discuter, mais le présenter. Le fait qu'il est inexplicable rend absurde toute notre démarche, tous nos actes. C'est ce que je ressens en tant qu'artiste. Je trouvais l'énigme existentielle acceptable, mais pas le mystère du mal. Cela est d'autant plus inacceptable que le mal c'est la loi et que les êtres n'en sont pas responsables. Il suffit de regarder autour de nous, de lire les journaux, pour savoir que le bien est impossible. Mais il suffit aussi de regarder une goutte d'eau au microscope pour voir que les cellules, que les êtres microscopiques ne font que se combattre, que s'entre-tuer, que s'entre-dévorer. Ce qui se passe dans l'infiniment petit se passe à tous les échelons de grandeur universelle. La loi, c'est bien la guerre. Ce n'est que cela. Cela nous le savons tous, mais nous n'y prêtons plus attention. Il suffit d'en prendre conscience, il suffit d'y penser pour se rendre compte que cela ne devrait pas être ainsi, que vivre est impossible.


C'est déjà déroutant et tragique d'être coincé entre la naissance et la mort, mais être obligé de tuer et d'être tué est inadmissible. La condition existentielle est inadmissible. Nous vivons en économie fermée, rien ne nous vient d'ailleurs, nous sommes bien obligés de nous manger entre nous. Mangez-vous les uns les autres. J'ai l'impression que les créatures ne sont pas d'accord avec cet état de choses. Nous faisons un geste et nous provoquons la catastrophe des univers protozoaires. Un coup de pelle et je détruis des nations de fourmis. Chaque geste, chaque mouvement, si insignifiants soient-ils, provoquent désastres et catastrophes. Je me promène dans ce pré paisible et je ne pense pas que toutes les plantes s'y disputent un peu d'espace vital et que les racines de ces arbres magnifiques, en s'enfonçant dans la terre, provoquent des tragédies et des souffrances, tuent. Chaque pas que je fais tue également. Et je me dis que la beauté du monde est un leurre.


Plus tard, vers quatorze ou quinze ans, à l'âge où nous sommes tous pascaliens, sans avoir lu nécessairement Pascal, en regardant les étoiles, je fus pris du vertige des espaces infinis. L'infiniment petit est encore plus vertigineux que l'infiniment grand. Ne pas pouvoir concevoir un monde sans limites, ne pas pouvoir imaginer l'infini est notre infirmité fondamentale. Nous ne savons pas non plus ce que nous faisons. On nous fait faire des choses que nous ne comprenons pas, dont nous ne sommes pas responsables. Pour une intelligence supérieure, nous sommes comme ces fauves ridicules à qui l'on fait faire, au cirque, des actions, des gestes commandés dont ils ne peuvent comprendre le sens. On se moque de nous, nous sommes le jouet de quelqu'un. Si, au moins, nous pouvions savoir. Nous sommes plongés dans l'ignorance, nous faisons autre chose que ce que nous croyons faire, nous ne sommes pas les maîtres de nous-mêmes. Tout échappe à notre contrôle. Nous faisons la révolution pour instaurer la justice et la liberté. Nous instaurons l'injustice et la tyrannie. Nous sommes dupes. Tout se retourne contre nous. Je ne sais pas s'il y a un sens ou non, si le monde est absurde ou non, pour nous il est absurde, nous sommes absurdes, nous vivons dans l'absurde. Nous sommes nés trompés.


Condamnés à ne rien savoir, sauf que la tragédie est universelle, on nous dit maintenant que la mort est un phénomène naturel, que la souffrance est naturelle, qu'il faut l'accepter parce qu'elle est naturelle. Ce n'est pas une solution. Pourquoi cela est-il naturel et que veut dire naturel ? Le naturel c'est justement l'incurable que je n'accepte pas, c'est la loi que je nie, mais rien à faire, je suis pris au piège de ce qui me semble être la beauté du monde. Nous pouvons être conscients tout de même d'une chose : que tout est tragédie. Expliquer cela par le péché originel, ce n'est pas non plus une explication. Pourquoi y a-t-il eu péché originel, s'il y a eu vraiment péché originel ? Ce qu'il y a de plus extraordinaire, c'est que finalement chacun de nous est conscient de la tragédie universelle. Et que chacun de nous est le centre de l'univers, chaque être vit dans une angoisse qu'il ne peut partager avec les milliards d'autres êtres qui, pourtant, vivent la même angoisse, chacun d'entre nous est comme Atlas qui supporte tout le poids du monde.


Pourtant, me dit-on, je peux discuter de tout cela avec un ami qui ne va pas forcément m'assassiner, je peux aller ce soir au concert ou au théâtre. Pour y entendre quoi, pour y voir quoi ? La même tragédie insoluble. Je peux, tout à l'heure, aller faire un bon repas, j'y mangerai des bêtes qu'on aura tuées, des végétaux dont on aura interrompu la vie. Ce que je peux faire, c'est de ne pas y penser. Mais attention, la menace pèse sur nous. Nous allons être tués à notre tour, par des hommes ou par des microbes ou par un déséquilibre fonctionnel de notre physiologie. Il n'y a que des moments de trêve, de courte récréation aux dépens des autres. Je me rends compte, je le répète, que ce que je dis ne sont que des banalités. On appelle cela banalités, ce sont les vérités fondamentales qu'on essaye d'écarter afin de ne plus y penser et de pouvoir vivre. On vous dira qu'il ne faut pas être obsédés par ces choses, qu'il est anormal que ces choses vous obsèdent. Il me semble qu'il est anormal que ces choses ne nous obsèdent point et que le goût de vivre, le désir de vivre endorment notre conscience. Nous sommes aliénés métaphysiquement. On ajoute l'inconscience à notre aliénation.


Dans ces conditions, un homme que j'appelle conscient, un homme pour qui ces vérités élémentaires sont présentes, peut-il accepter de vivre ? J'ai un ami, philosophe de la désespérance, pas du tout insensible, qui vit dans le pessimisme comme dans son élément. Il parle beaucoup, il parle bien et il est gai. « L'homme moderne, dit-il, bricole dans l'incurable. » C'est ce qu'il fait lui-même. Faisons comme lui. Nous vivons sur plusieurs niveaux de conscience. Puisqu'il n'y a rien à faire, puisque nous sommes voués à la mort, soyons gais. Mais ne soyons pas dupes. Conservons, à l'arrière-plan de notre conscience, ce que nous savons. Et nous devons le dire, parce qu'il faut mettre les gens dans la vérité. Tuons le moins possible. Les idéologies ne font que nous encourager à tuer. Démystifions.


Ainsi nous pouvons nous rendre compte, par exemple, que des empires coloniaux se sont édifiés et des massacres ont été perpétrés au nom du christianisme et de l'amour. De nouveaux empires coloniaux se constituent aujourd'hui au prix de tueries plus grandes encore, au nom de la justice ou de la fraternité. Sachons donc que les idéologies ne sont que les masques permettant l'explosion de l'irrationalité ou de l'extra-rationalité du crime inscrit dans notre nature. Si nous avons un combat à mener, qu'il soit mené contre les instincts du crime qui cherche dans les idéologies, des alibis. Si nous ne pouvons pas ne pas massacrer les animaux et les plantes, épargnons les hommes. Ni les philosophies, ni les théologies, ni le marxisme n'ont pu résoudre le problème du mal, ni expliquer sa présence. Aucune société, et surtout pas la société communiste, n'a réussi à l'écarter ou le diminuer. La colère est partout. La justice n'est pas équité, elle est vengeance et châtiment. Si le mal que les hommes se font les uns aux autres change d'aspect, il reste le même dans sa nature profonde. J'ai écrit pour m'interroger à mon tour sur ce problème, ce mystère. Et c'est le thème de ma pièce Tueur sans gages où le tueur questionne l'assassin pour lui demander, vainement, quelles sont les raisons de sa haine. La haine peut avoir des prétextes, elle n'a pas de raisons. L'assassin tue parce qu'il ne peut faire autrement, sans motivation, avec une sorte de candeur et de pureté. En tuant d'autres, c'est nous-mêmes que nous tuons. Vivre au-delà du bien et du mal, considérer une chose au-delà du bien et du mal, comme le voulait Nietzsche, n'est pas possible. Lui-même est devenu fou de pitié en voyant un vieux cheval s'écrouler et crever. Il y a donc la pitié, non pas l'Éros mais l'Agapê. Mais la charité est une grâce, un don.


Une seule issue peut-être. C'est encore la contemplation, l'émerveillement devant le fait existentiel, comme je le disais tout à l'heure. C'est tout de même là une façon d'être au-delà du bien et du mal. Je sais, il est difficile de vivre dans l'étonnement lorsque l'on est au bagne, lorsque des mitrailleuses vous tirent dessus ou simplement lorsque l'on a mal aux dents. Vivons cependant dans l'émerveillement tant que cela nous est possible. La richesse de la création est infinie. Aucun homme ne ressemble à l'autre, aucune signature ne ressemble à une autre signature. On ne trouve pas deux hommes ayant les mêmes empreintes digitales, personne n'est personne d'autre que lui-même. Cela aussi peut vous plonger dans la stupéfaction. Cela aussi est miracle. En Amérique, les hommes de science moderne ont dépassé l'athéisme. Ce sont des physiciens, des mathématiciens, des naturalistes. Ils croient comprendre que la création a une finalité, qu'il y a un plan, une conscience qui la dirige. Chaque individu ne peut pas être né pour rien. Si l'univers a une finalité, l'individu lui-même doit en avoir une et chaque particule de la matière. Gardons confiance donc. Cela passera. Le monde n'est peut-être qu'une farce énorme que Dieu a jouée à l'homme. C'est ce que s'écrie le personnage de ma pièce Ce formidable bordel qui, à la fin d'une vie où il n'a fait que s'interroger ou qu'interroger le mystère, se met à rire, en croyant comprendre que tout n'aura été qu'une bonne ou une terrible blague.


J'ai sans doute été inspiré par l'histoire de ce moine zen qui, arrivé au seuil de la vieillesse, après avoir cherché durant toute sa vie un sens à l'univers, un début d'explication, une clef, a tout d'un coup une illumination. Regardant autour de lui avec un regard neuf, il s'écrie : « quel leurre ! » et rit aux éclats. Je pense également à ce film italien, dont j'ai oublié le titre et le metteur en scène, que j'ai vu il y a très longtemps, tout de suite après la dernière guerre. Des soldats allemands occupent un couvent. Les partisans italiens attaquent le couvent et les Allemands se retirent, sauf un, plus distrait. Un soldat portant des lunettes, un intellectuel sans doute. Surpris tout seul dans le couvent, il est poursuivi avec un couteau par un des partisans italiens, jusque dans la chapelle. L'Italien veut tuer un Allemand et il poursuit le soldat allemand qui se réfugie en vain dans la chapelle du monastère. Dans sa fuite éperdue, l'Allemand fait tomber une statue de la Vierge, une croix où figure le Christ crucifié et sanglant. L'Allemand est rattrapé par l'Italien qui lui plante le couteau dans le dos. L'Allemand s'écroule. Il regarde autour de lui, comme s'il voyait le monde pour la première fois dans son horreur, il enlève ses lunettes, demande à haute voix : « pourquoi, mais pourquoi ? » et il meurt. Là aussi il y a une sorte d'illumination et cette question ultime n'est qu'un constat terrible. C'est pour la première fois et la dernière qu'il a vraiment réfléchi sur le monde et qu'il s'est rendu compte de l'horreur existentielle. Pourquoi l'horreur, pourquoi le non-sens de l'horreur ? Cette question peut se poser dès la naissance de notre conscience, comme elle peut se poser à la fin de la vie. Mais toute la vie nous sommes tous plongés dans l'horreur comme si cela allait de soi, sans demander pourquoi. Nous sommes tellement pris là-dedans que c'est de questionner qui nous semble absurde, alors qu'il est insensé que nous ne nous le demandions point. C'est ainsi que se poser la question fondamentale est déjà une illumination. C'est au moins la prise de conscience du problème fondamental : pourquoi l'horreur ?


Je répète que je n'ai pas l'impression d'avoir dit des choses nouvelles mais d'avoir vécu intensément ces deux sentiments contradictoires : le monde est à la fois merveilleux et atroce, un miracle et l'enfer, et ces deux sentiments contradictoires, ces deux vérités évidentes constituent la toile de fond de mon existence personnelle et de mon œuvre littéraire. Je disais au début de cette conférence que je me demandais pourquoi j'écrivais. En m'analysant moi-même, je crois donc avoir trouvé une réponse provisoire mais substantielle. J'écris pour rendre compte de ces vérités fondamentales, de ces questions absolues : pourquoi l'existence ou plutôt comment l'existence, et comment le mal est-il possible ou plutôt pourquoi le mal s'insère dans le miracle existentiel ? J'écris donc pour rappeler aux gens ces problèmes, pour qu'ils en prennent conscience, pour qu'ils soient en éveil, pour qu'ils n'oublient pas. Ou plutôt pour qu'ils s'en souviennent de temps à autre. Pourquoi ne pas oublier, pourquoi se le rappeler ? Pour que nous ayons conscience de notre destin, pour savoir comment nous situer vis-à-vis des autres et de nous-mêmes. Notre conscience sociale découle de notre conscience métaphysique, de notre conscience existentielle. N'oubliant pas ce que nous sommes, où nous en sommes, nous nous comprendrons mieux. Une fraternité fondée sur la métaphysique est plus sûre qu'une fraternité ou une camaraderie fondées sur la politique.


L'interrogation sans réponse métaphysique est plus sûre, plus authentique, finalement plus utile que les réponses fausses ou partielles que prétend donner la politique. Sachant que chaque individu, parmi les milliards d'individus, est un tout, un centre, que tous les autres sont nous-mêmes, nous serons plus conciliants vis-à-vis de nous-mêmes, c'est-à-dire, ce qui est pareil, vis-à-vis des autres. Il faut considérer que chacun d'entre nous est, paradoxalement, le nombril du monde. Ainsi, chaque individu pourra acquérir une importance plus grande, une moindre importance nous-mêmes, une plus grande importance l'autre. Nous sommes à la fois peu importants et très importants et notre destinée est identique. C'est à partir de cette conscience que de nouveaux rapports pourront s'établir. C'est le sentiment de l'étonnement et de l'émerveillement face au monde que nous contemplons, lié au sentiment que tout est, en même temps, souffrance, c'est cela qui peut constituer la base fondamentale d'une fraternité et d'un humanisme métaphysique. L'enfer c'est les autres, est la formule célèbre d'un écrivain et philosophe contemporain. Les autres c'est nous-mêmes, peut-on répondre. Si nous ne pouvons faire un paradis de notre vie commune, nous pouvons en faire un passage moins désagréable, moins épineux."




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