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Senancour : Misère humaine




Étienne Pivert de Senancour

Libres méditations d'un solitaire inconnu

(1819)




SOIRÉE II.


Misère humaine, etc.



« HOMME misérable, disait saint Augustin, qui es-tu ? Aveugle pour les véritables lumières. tes jours s'évanouissent comme l'ombre. C'est une vie fragile et périssable, une vie remplie des périls de la mort. O, infinie et épouvantable misère de la vie humaine, je ne pense point à tes orages avec assez de sagesse et de douleur; je m'amuse aux légères consolations qui interrompent ton cours, et je ne me fortifie point contre ces montagnes de flots que tu élèves et que tu pousses contre moi »


Combien elles paraissent vénérables les voix qui devant l'Être puissant déplorent nos faiblesses ! Quelle dignité dans une douleur qu'on observe en soi-même,pour l'écarter de ses semblables ! Une longue plainte retentit au milieu de cette famille des hommes à qui appartiennent le rire et les larmes. Les larmes deviennent son aliment sur le sol malheureux où elle règne à sa manière et le rire singulier attribut d'un esprit incertain sera le signe même de sa dégénération. Redoutez le rire, trompeur dédommagement de la servitude. Votre gaîté est sinistre, et souvent elle ne vous laisse rien dont vous puissiez jouir; mais vous serez paisibles dans une sorte de tristesse, de retenue et d'indépendance. Éloignez-vous de la multitude soyez enfin attentifs au murmure qui s'élève de tous les lieux où l'homme de nos jours établit sa domination.


En examinant les maux qui vous environnent, vous vous occuperez d'une vie meilleure. Quand vous connaîtrez le calme des âmes pures et soumises, vous maudirez le trouble qui suit la rébellion. Celui-là seul n'aura plus à descendre qui aura mis toute sa grandeur à mépriser de pompeuses détresses. C'est tôt ou tard une jouissance pour un esprit juste d'approfondir le secret de cette misère humaine soit parce qu'il y a quelque charme dans les développements de la vérité même quand elle paraît nous être contraire; soit surtout parce que, voyant mieux le désavantage de notre condition dénuée d'harmonie, nous la regardons alors comme l'effet d'une chute que la miséricorde oubliera sans doute, comme une interruption de nos destinées réelles.


Fatigué du passage des heures, reposez-vous dans l'idée d'un jour perpétuel le jour des cieux n'est pas obscurci par les brumes, et l'éternité n'a point de nuits. La lumière a-t-elle pâli parce que vos jeunes années ne sont plus ? la sagesse perdra-t-elle jamais l'empire des temps ? Réjouissez-vous dans l'homme immortel pleurez sur l'homme terrestre qu'ils gémissent les hommes pervers tout peut leur être été le repentir est leur seul asile mais que les bons ne s'affligent point, qu'ils deviennent tranquilles et confiants. Oubliez ce qui-bientôt ne sera plus ce qui ne sera plus, déjà n'est rien. Les passions s'épuisent, mais la vérité demeure; et les astres subsistent quand les saisons changent.


Si les biens du monde n'ont point de stabilité, que vos regards s'en détournent. Un seul homme a-t-il osé dire : Je ne mourrai pas; il y a sur la terre un lieu qui est le mien, et des choses qui m'appartiennent ? Le siècle des vanités doit finir: tu périras, terre présomptueuse

L'univers aura-t-il alors des bornes plus étroites, et n'est-ce point du Dieu des hommes que toutes choses dépendent ? Vous ne savez pas dans quels mondes vous vivrez, mais aviez-vous connu que vous dussiez paraître dans celui- ci ? Observez, adorez, attendez: le vide et

la bassesse de ce qui vous échappe relèvent encore vos magnifiques espérances.



(...)



Écoutez les sages, vous entendrez des paroles sévères. Au sortir de l'enfance, la sagesse nous paraît triste; mais elle devient ensuite une jouissance pour le coeur, parce qu'elle s'accorde avec la nature des choses. Indépendamment de la vérité qui seule est divine, indépendamment de l'origine surnaturelle, la religion la plus persuasive serait celle qui s'occuperait de cette peine des humains, de cette douleur dont une législation imparfaite développe plus sûrement les germes. Si une religion invitait au contentement dans la vie présente, ou elle changerait pour ses sectateurs nos institutions civiles, ou cette doctrine ne serait qu'une ironie aussi dure que ridicule.


Aux idées étendues se lient nécessairement des idées sombres. Ce qui est gai, c'est une certaine agitation dans les perspectives bornées de l'intérêt présent. Les clartés de l'ordre universel ne descendent qu'à travers des nuages dans le domaine de l'homme dans ce lieu d'ignorance. La vue des deux mondes contraires, la honte dans le mal, la circonspection dans le bien même, des notions confuses et d'inexplicables désirs tout réprime nos penchants, tout agrandit notre attente, Les véritables biens existent, mais ils sont loin de nous; ainsi, notre confiance est mêlée de crainte. Mécontent de ce que je suis, et satisfait de ce que je pourrais être, je vis moins dans le présent, je me détache de ce qui passe. Je n'ai point de chagrins sans consolations; mais le plus habituel état de mon âme est un paisible renoncement, une sorte de doute favorable et de tristesse heureuse.


Vous arrivez trop promptement aux bornes de la joie. C'est la douleur qu'il faut connaître, parce qu'il faut étudier l'infini. Et d'ailleurs, trouver les choses assez bonnes telles qu'elles sont, n'est-ce pas un dangereux consentement au désordre général ? Puisse celui qui jugera les siècles, ne voir qu'avec indulgence les esprits inconsidérés dont la froide approbation autorise tous ces maux et puisse n'être pas éloigné de nous le moment où le prestige finira Je ne troublerai point l'ordre prétendu que l'on regarde comme seul naturel mais je me suis retiré, afin de. ne contribuer en aucune manière à ce merveilleux arrangement qui, dans ma pensée, ne convient tout-à-fait à personne, et ne peut jamais convenir au grand nombre.




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