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Senancour : Obermann, Lettre XII





(1804)



LETTRE XII


28 juillet, II


Enfin je me crois dans le désert. Il y a ici des espaces où l’on n’aperçoit aucune trace d’hommes. Je me suis soustrait, pour une saison, à ces soins inquiets qui usent notre durée, qui confondent notre vie avec les ténèbres qui la précédent et les ténèbres qui la suivent, ne lui laissant d’autre avantage que d’être elle-même un néant moins tranquille.


Quand je passai, le soir, le long de la forêt, et que je descendis à Valvin, sous les bois, dans le silence, il me sembla que j’allais me perdre dans des torrents, des fondrières, des lieux romantiques et terribles. J’ai trouvé des collines de grès culbutées, des formes petites, un sol assez plat et à peine pittoresque ; mais le silence, et l’abandon, et la stérilité m’ont suffi.


Entendez-vous bien le plaisir que je sens quand mon pied s’enfonce dans un sable mobile et brûlant, quand j’avance avec peine, et qu’il n’y a point d’eau, point de fraîcheur, point d’ombrage ? Je vois un espace inculte et muet, des roches ruineuses, dépouillées, ébranlées, et les forces de la nature assujetties à la force des temps. N’est–ce pas comme si j’étais paisible, quand je trouve, au dehors, sous le ciel ardent, d’autres difficultés et d’autres excès que ceux de mon cœur ?


Je ne m’oriente point ; au contraire, je m’égare quand je puis. Souvent je vais en ligne droite, sans suivre de sentiers. Je cherche à ne conserver aucun renseignement, et à ne pas connaître la forêt, afin d’avoir toujours quelque chose à y trouver. Il y a un chemin que j’aime à suivre ; il décrit un cercle comme la forêt elle-même, en sorte qu’il ne va ni aux plaines ni à la ville ; il ne suit aucune direction ordinaire ; il n’est ni dans les vallons, ni sur les hauteurs ; il semble n’avoir point de fin ; il passe à travers tout, et n’arrive à rien : je crois que j’y marcherais toute ma vie.


Le soir, il faut bien rentrer, dites-vous, et vous plaisantez au sujet de ma prétendue solitude : mais vous vous trompez ; vous me croyez à Fontainebleau, ou dans un village, dans une chaumière. Rien de tout cela. Je n’aime pas plus les maisons champêtres de ces pays-ci que leurs villages, ni leurs villages que leurs villes. Si je condamne le faste, je hais la misère. Autrement, il eût mieux valu rester à Paris ; j’y eusse trouvé l’un et l’autre.


Mais voici ce que je ne vous ai point dit dans ma dernière lettre, remplie de l’agitation qui me presse quelquefois.


Jadis, comme je parcourais ces bois-ci, je vis, dans un lieu épais, deux biches fuir devant un loup. Il était assez près d’elles ; je jugeai qu’il les devait atteindre, et je m’avançai du même côté pour voir la résistance, et l’aider s’il se pouvait. Elles sortirent du bois dans une place découverte, occupée par des roches et des bruyères ; mais lorsque j’arrivai je ne les vis plus. Je descendis dans tous les fonds de cette sorte de lande creusée et inégale, où l’on avait taillé beaucoup de grès pour les pavés : je ne trouvai rien. En suivant une autre direction pour rentrer dans le bois, je vis un chien, qui d’abord me regardait en silence, et qui n’aboya que lorsque je m’éloignai de lui. En effet, j’arrivais presque à l’entrée de la demeure pour laquelle il veillait. C’était une sorte de souterrain fermé en partie naturellement par les rocs, et en partie par des grès rassemblés, par des branches de genévriers, de la bruyère et de la mousse.


Un ouvrier qui pendant plus de trente ans avait taillé des pavés dans les carrières voisines, n’ayant ni bien ni famille, s’était retiré là pour quitter, avant de mourir, un travail forcé, pour échapper aux mépris et aux hôpitaux. Je lui vis une armoire. Il y avait auprès de son rocher quelques légumes dans un terrain assez aride ; et ils vivaient lui, son chien et son chat, d’eau, de pain et de liberté. J’ai beaucoup travaillé, me dit-il, je n’ai jamais rien eu ; mais enfin je suis tranquille, et puis je mourrai bientôt. Cet homme grossier me disait l’histoire humaine ; mais la savait-il ? croyait-il d’autres hommes plus heureux ? souffrait-il en se comparant à d’autres ? Je n’examinai point tout cela ; j’étais bien jeune. Son air rustre et un peu farouche m’occupait beaucoup.


Je lui avais offert un écu ; il l’accepta, et me dit qu’il aurait du vin : ce mot-là diminua de mon estime pour lui. Du vin ! me disais-je ; il y a des choses plus utiles : c’est peut-être le vin, l’inconduite qui l’auront mené là, et non pas le goût de la solitude. Pardonne, homme simple, malheureux solitaire ! Je n’avais point appris alors que l’on buvait l’oubli des douleurs. Maintenant je connais l’amertume qui navre, et les dégoûts qui ôtent les forces ; je sais respecter celui dont le premier besoin est de cesser un moment de gémir ; je suis indigné quand je vois des hommes à qui la vie est facile, reprocher durement à un pauvre qu’il boit du vin, et qu’il n’a pas de pain. Quelle âme ont donc reçue ces gens-là, qui ne connaissent pas de plus grande misère que d’avoir faim !


Vous concevez à présent la force de ce souvenir qui me vint inopinément à la bibliothèque. Cette idée rapide me livra à tout le sentiment d’une vie réelle, d’une sage simplicité, de l’indépendance de l’homme dans une nature possédée.


Ce n’est pas que je prenne pour une telle vie celle que je mène ici, et que, dans mes grès, au milieu des plaines misérables, je me croie l’homme de la nature. Autant vaudrait, comme un homme du quartier Saint-Paul, montrer à mes voisins les beautés champêtres d’un pot de réséda appuyé sur la gouttière, et d’un jardin de persil encaissé sur un côté de la fenêtre ; ou donner à un demi-arpent de terre entouré d’un ruisseau, des noms de promontoires et de solitudes maritimes d’un autre hémisphère, pour rappeler de grands souvenirs et des mœurs lointaines entre les plâtres et les toits de chaume d’une paroisse champenoise.

Seulement, puisque je suis condamné à toujours attendre la vie, je m’essaye à végéter absolument seul et isolé : j’ai mieux aimé passer quatre mois ainsi, que de les perdre à Paris dans d’autres puérilités plus grandes et plus misérables. Je veux vous dire, quand nous nous verrons, comment je me suis choisi un manoir, et comment je l’ai fermé ; comment j’y ai transporté le peu d’effets que j’ai amenés ici sans mettre personne dans mon secret ; comment je me nourris de fruits et de certains légumes ; où je vais chercher de l’eau ; comment je suis vêtu quand il pleut ; et toutes les précautions que je prends pour rester bien caché, et pour que nul Parisien, passant huit jours à la campagne, ne vienne ici se moquer de moi.


Vous rirez aussi, mais j’y consens : votre rire ne sera pas comme le leur ; et j’ai ri de tout ceci avant vous. Je trouve pourtant que cette vie a bien de la douceur, quand, pour en mieux sentir l’avantage, je sors de la forêt, que je pénètre dans les terres cultivées, que je vois au loin un château fastueux dans les campagnes nues ; quand, après une lieue labourée et déserte, j’aperçois cent chaumières entassées, odieux amas, dont les rues, les étables et les potagers, les murs, les planchers, les toits humides, et jusqu’aux hardes et aux meubles, ne paraissent qu’une même fange, dans laquelle toutes les femmes crient, tous les enfants pleurent, tous les hommes suent. Et si, parmi tant d’avilissement et de douleurs, je cherche, pour ces malheureux, une paix morale et des espérances religieuses, je vois pour patriarche, un prêtre avide, aigri par les regrets, séparé trop tôt du monde ; un jeune homme chagrin, sans dignité, sans sagesse, sans onction, que l’on ne vénère pas, que l’on voit vivre, qui damne les faibles, et ne console pas les bons : et pour tout signe d’espérance et d’union, un signe de crainte et d’abnégation, étrange emblème, triste reste d’institutions antiques et grandes que l’on a misérablement perverties.


Il est pourtant des hommes qui voient cela bien tranquillement, et qui ne se doutent même pas qu’on puisse le voir d’une autre manière.


Triste et vaine conception d’un monde meilleur ! Indicible extension d’amour ! Regret des temps qui coulent inutiles ! Sentiment universel, soutiens et dévore ma vie : que serait-elle sans ta beauté sinistre ? C’est par toi qu’elle est sentie, c’est par toi qu’elle périra.


Que quelquefois encore, sous le ciel d’automne, dans ces derniers beaux jours que les brumes remplissent d’incertitude, assis près de l’eau qui emporte la feuille jaunie, j’entende les accents simples et profonds d’une mélodie primitive. Qu’un jour, montant le Grimsel ou le Titlis, seul avec l’homme des montagnes, j’entende sur l’herbe courte, auprès des neiges, les sons romantiques bien connus des vaches d’Underwalden et d’Hasly ; et que là, une fois avant la mort, je puisse dire à un homme qui m’entende : Si nous avions vécu !



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