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Socrate, l'éveilleur (par Georges Gusdorf)




Extraits de :

Georges Gusdorf

Pourquoi des professeurs

Pour une pédagogie de la pédagogie.

(1963)




"Le Socrate platonicien du Ménon résume ainsi le paradoxe de tout enseignement : « Il est impossible à un homme de chercher ni ce qu'il sait ni ce qu'il ne sait pas. Ni d'une part ce qu'il sait, il ne le chercherait en effet, car il le sait, et en pareil cas il n'a pas du tout besoin de le chercher ; ni d'autre part ce qu'il ne sait pas, car il ne sait pas davantage ce qu'il devra chercher. » Personne ne peut donc rien apprendre ni rien enseigner, au dire du patriarche de toute pédagogie en Occident, et la civilisation scolaire, dans toute son ampleur, apparaît comme un gigantesque trompe l'oeil.


Socrate, maître d'ironie, ne s'en tient pas là. Pour confirmer sa thèse il se livre à un célèbre exercice de haute école éducative en donnant une leçon de géométrie à un jeune esclave sans formation mathématique. Celui-ci, confronté avec quelques figures tracées sur le sable, et méthodiquement interrogé, définit un certain nombre de vérités apparentées au théorème de Pythagore. La maestria de l'examinateur est telle, de question en réponse, que le jeune esclave semble tirer de son propre fonds tout ce que Socrate lui fait dire. La conclusion s'impose : rien n'est venu du dehors enrichir cette intelligence ; elle a découvert en elle-même les relations constitutives du monde mathématique ; elles étaient déjà là. Elles attendaient pour venir à la conscience l'appel de l'enchanteur.


(...)


On sait que le Socrate platonicien ne tentait sa démonstration de l'inutilité du maître que pour confirmer la doctrine de la réminiscence. L'enseignement n'introduit rien de nouveau dans l'esprit ; il éveille seulement des connaissances qui s'y trouvaient déjà déposées depuis le temps immémorial des commencements mythiques où l'âme, avant de venir au monde, a contemplé les Idées en lesquelles se résument toutes les vérités essentielles. L'ignorance n'est qu'une apparence, ou plutôt un oubli et une infidélité. La majorité des hommes se laissent détourner d'eux-mêmes par une inertie qui fait écran à la vigilance, à la présence de l'esprit. La conversion philosophique, détournant la pensée du domaine des apparences trompeuses, la ramènera à ses origines, et lui restituera le patrimoine des certitudes, ensevelies pour un temps, mais nullement perdues. C'est ainsi que le jeune esclave, soumis à l'examen par Socrate, se ressouvient ; il récupère un savoir pré-existant, tout au fond de lui-même, parce que lié, en quelque sorte, à sa vocation d'homme.


(...)


La leçon de géométrie apparaît ainsi comme une leçon d'humanité. Dès lors Socrate a raison de soutenir que l'humanité n'est pas, dans l'homme, un produit importé du dehors. L'intervention du maître ne peut être que le dévoilement de l'être humain tel qu'en lui-même enfin l'humanité le change. La visitation socratique n'opère pas comme une grâce souveraine, suscitant du néant quelque chose qui n'existait pas. L'appel de Socrate est une vocation, mais cette voix venue du dehors doit rejoindre, elle doit délivrer la voix intérieure d'une vocation en attente. La raison au Bois Dormant du jeune esclave s'éveille à l'appel de Socrate, le Prince charmant de la connaissance.


Et certes, on ne peut dire que rien ne s'est passé, comme l'affirme Socrate avec une feinte modestie ; quelque chose s'est passé, qui consacre l'un des plus hauts moments de l'existence humaine : une rencontre a eu lieu, capitale pour ceux qui se sont ainsi affrontés, capitale aussi pour la culture d'Occident, qui n'a depuis lors cessé de commémorer la scène, réelle ou fictive, dont le dialogue platonicien nous a conservé l'inoubliable témoignage. La parole du maître est une incantation : un esprit se dresse à l'appel d'un autre esprit ; par l'efficace de la rencontre, une vie est changée, non qu'elle doive désormais se vouer à imiter cette haute existence qui, à un moment donné, a croisé et illuminé la sienne. Une vie est changée, non a la ressemblance de l'autre vie qui l'a visité, mais à sa ressemblance propre et singulière. Une vie sommeillait dans l'ignorance ; et maintenant elle se connaît et s'appartient ; elle est à elle-même son propre enjeu et se sait responsable de son accomplissement.


Toute naissance est un mystère. Le mystère pédagogique auréole la naissance d'un esprit, la venue d'un esprit au monde et à lui-même. Or le mystère, dans l'ordre de la logique, se projette en forme de contradiction, cette contradiction même que souligne la parabole du Ménon. Si chaque vie s'appartient à elle-même, comment transférer quelque chose d'une existence à une autre ? Une pensée n'est pas un objet matériel et anonyme, un morceau de bois ou une pièce de monnaie qui va de l'un à l'autre sans rien perdre de sa réalité. Une pensée porte la marque de celui qui la pensa ; son sens s'établit par son insertion dans l'ensemble d'un paysage mental, lui-même indissolublement lié à la totalité d'une vie.


C'est pourquoi un savoir demeure toujours le secret de celui qui sait ; une parole cache son auteur autant qu'elle l'exprime. À tout le moins, son sens n'est jamais donné ; il faut le chercher, d'équivoque en équivoque, sans être sûr de réussir à le deviner. Il fut un temps où le maître gardait pour lui ses plus décisives pensées, tel l'alchimiste médiéval réservant jusqu'à son lit de mort ses procédés de fabrication, pour ne les confier à son heure dernière qu'au plus fidèle disciple. Et dans la sagesse antique, la doctrine véritable du philosophe revêt l'aspect confidentiel des secrets d'atelier, des recettes de fabrication jalousement préservées. Dans les écoles anciennes, le sage n'enseigne pas n'importe quoi à n'importe qui ; le platonisme même distinguait de l'enseignement ouvert à tous un enseignement plus rare, portant sur les instances dernières, jamais formulé par écrit, et communiqué seulement aux rares initiés qui paraissaient dignes d'une telle révélation, après de longues et difficiles études, jalonnées d'épreuves de plus en plus difficiles. De Platon, dont tant d’oeuvres nous sont parvenues, nous ne connaissons que les doctrines avant-dernières ; les affirmations capitales nous demeurent inconnues. Ceux qui en reçurent la confidence ont emporté avec eux le précieux dépôt.


L'école philosophique conserve ainsi certains des caractères de la secte religieuse, sélectionnant les élus auxquels sera réservée la confidence des traditions. La vérité philosophique telle qu'on l'entend aujourd'hui semble se caractériser au contraire par son universalité et sa publicité. Écrite noir sur blanc, elle est censée devoir s'imposer sans effort à tous les hommes, pourvu qu'ils y mettent un minimum de bonne volonté. L'expérience enseigne pourtant que la sagesse ne peut s'acquérir à si peu de frais. La vérité ne se réduit pas à une leçon qu'on récite ; elle suppose une application de toute la personnalité, une mise en direction obtenue par un lent façonnement que consacre, récompense suprême, la révélation des plus hautes certitudes.


La leçon de Socrate vient ici confirmer ces vues. Le bonhomme Socrate, philosophe à ciel ouvert, philosophe des rues et des bois, s'adresse familièrement aux uns et aux autres, dans le style le plus simple, et sans le moindre hermétisme. Or de cet homme, qui s'était donné pour tâche d'être l'instructeur universel des Athéniens, on est encore à se demander ce qu'il voulait bien enseigner. Les documents ne manquent pas ; ils surabonderaient plutôt, et certains d'entre eux s'offrent à nous avec une précision quasi sténographique. Pourtant la littérature socratique cache la pensée de Socrate beaucoup plus qu'elle ne l'expose. Maître d'ironie, Socrate questionne, réfute, argumente ; il pousse l'interlocuteur dans ses retranchements, mais il se garde bien de fournir aux troubles qu'il provoque une solution préfabriquée. Il dévoile des énigmes ; il ne donne jamais le mot de l'énigme.


Rien ne saurait mettre en meilleure lumière le mystère de l'enseignement. Socrate ne se prêche pas lui-même, pour cette raison précisément que la vérité ne peut être le cadeau d'un homme à un autre homme. Elle apparaît comme le fruit d'une enquête et d'une conquête que chacun doit mener à bien pour son propre compte. Tel est d'ailleurs le sens du commandement delphique allégué par Socrate : « Connais-toi toi-même... » Le chemin de la vérité ne conduit pas à un alignement sur tel ou tel personnage extérieur ; il passe par l'examen de conscience où chacun doit reconnaître ses propres raisons d'être.


La conversion socratique se résumerait donc en la réclamation d'une sorte de pédagogie de soi par soi. Pour Socrate l'éveilleur, l'enseignement d'une doctrine quelle qu'elle soit serait l'invitation à un nouveau sommeil dogmatique. Aussi bien, une certitude valable ne peut se fonder que sur la certitude d'une exigence intérieure. Le poète romantique Novalis l'affirme en toute netteté :


« Comment un homme pourrait-il comprendre une chose sans en avoir le germe en lui ? Ce que je peux comprendre doit s'épanouir en moi selon des lois organiques; et ce que je semble apprendre n'est réellement à mon organisme qu'un aliment et une incitation. »


Selon la sagesse romantique, prolongeant elle-même de vénérables traditions, le mouvement apparent de l'enseignement, qui va du dehors au dedans, ne peut aboutir que s'il rencontre un mouvement inverse, du dedans vers le dehors, et fait unité avec lui. (...) « Nous ne naissons pas seuls, enseigne à son tour le poète Claudel. Naître, pour tout, c'est connaître. Toute naissance est une connaissance. »


(...)"



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