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Octave Mirbeau : Avec Balzac

Dernière mise à jour : 13 nov. 2021





Octave Mirbeau Avec Balzac

Bibliothèque Charpentier — Fasquelle, 1907


Avec Balzac.


"J’adore Balzac. Non seulement j’adore l’épique créateur de La Comédie humaine, mais j’adore l’homme extraordinaire qu’il fut, le prodige d’humanité qu’il a été.


Sa vie — du moins par ce que l’on en connaît — ressemble à son œuvre. On peut même dire qu’elle la dépasse. Elle est énorme, tumultueuse, bouillonnante. C’est un torrent qui a roulé de tout. Malheureusement, on la connaît peu… Bien des années de cette vie nous échappent, sûrement les plus intéressantes, puisque ce furent celles que Balzac se plut à dissimuler le mieux. Ainsi, nous lui connaissons quelques liaisons qui furent célèbres. Mais les autres ?… Mais toutes les autres ?… Car ce fut un grand conquérant d’âmes. Il était courtaud, boulot, bedonnant, très laid : l’allure épaisse d’un chantre d’église. La première impression en était désagréable. Mme Hanska a dit que, lorsqu’elle le vit pour la première fois, elle eut honte de son enthousiasme et ne pensa qu’à fuir… Quoi ! C’était là cet homme sublime, ce héros ? Comme tous ceux qui écrivent beaucoup, Balzac parlait peu… Mais, dès qu’il parlait, le charme opérait. Il y avait, dans sa parole, une telle autorité, une telle séduction, qu’on oubliait très vite ses disgrâces physiques. L’esprit rayonnait des yeux et donnait au visage de la beauté. Il avait conscience de sa force fascinatrice, comme il avait conscience de son génie. C’était, d’ailleurs, la même chose… Balzac créait de l’amour, comme il créait un livre. Pas plus que les idées, les femmes ne pouvaient lui résister.


Pourtant, j’ai sur lui ce détail intime et un peu ridicule, que la nature l’avait parcimonieusement armé pour l’amour. Il est d’autant plus beau que, n’ayant pas – ou si peu – de quoi satisfaire les femmes, il lui ait été donné, plus qu’à aucun autre, la vertu délicate et rare de les exalter. Quelqu’un, qui a souvent rencontré Balzac, me disait : « Quand on parlait femmes, il se gonflait d’orgueil et faisait la roue, comme un dindon… Mais il ne racontait jamais rien. » Malgré son infatuation, parfois comique, Balzac était infiniment discret. Il poussa la discrétion sur sa vie sentimentale jusqu’au mensonge, jusqu’au mystère, jusqu’aux complications un peu naïves du mélodrame. Il se vantait d’être chaste, pour mieux dérober ses vices et ses bonnes fortunes. Afin qu’on n’en retrouvât plus les traces, il effaçait les pas derrière lui. Cette discrétion, si rare chez un homme de lettres – mais Balzac n’était point un homme de lettres et, si belle qu’elle soit, son œuvre est, peut-être, ce qui nous intéresse le moins en lui, – nous irrite beaucoup, parce qu’elle nous le cache davantage. Lui, dont la gloire européenne avait popularisé les traits, partout, il eut le pouvoir de se rendre, quand il le voulait, invisible. Il déroutait les curiosités, dépistait les espionnages, se servant de ses amis, sans qu’ils se doutassent du rôle qu’il leur faisait jouer. Il avait le génie de la police, comme il avait le génie de l’amour, comme il avait le génie de tout.


Un jour, il partait, ou, plus exactement, il disparaissait de Paris. Et on ne savait plus absolument rien de lui. Où était-il ? S’enfermait-il pour travailler ? Avait-il entrepris un voyage d’enquête pour ses livres ? Poursuivait-il une intrigue amoureuse ?… Une affaire ?… Plutôt une intrigue, car ses voyages d’enquête et se déplacements d’affaires étaient moins mystérieux. Il en parlait. On les connaît presque tous, entre autres ce fameux voyage en Sardaigne, d’où il rapporta ces pyrites, à propos desquelles il rêva une fortune de milliardaire. Son absence durait un an, deux ans. Et puis, un beau soir, sans que personne de son entourage fût prévenu, il reparaissait soudainement. On le revoyait à l’Opéra, avec son habit bleu, sa canne dont il disait – le dindon – que la pomme avait été ciselée dans l’or fondu des bracelets de ses amies… Il semblait reprendre une conversation interrompue la veille, était au courant des moindres potins de salon ou de journal, de tout ce qui s’était passé quand il n’était pas là… De son absence pas un mot. Il affectait de ne rien comprendre aux allusions, d’ailleurs discrètes, qu’on y faisait.


On a prétendu qu’il y avait peu de sincérité et beaucoup de mise en scène en tout cela; qu’il aimait à jouer cette comédie pour les autres et pour lui-même ; qu’il en tirait une sorte de mystère, par conséquent, de l’importance. Peut-être bien. Ce qui est certain, c’est qu’il y eut aussi des drames.




De tout ce qui a été écrit sur cet homme extraordinaire, nous n’avons pour ainsi dire qu’une quantité énorme de travaux bibliographiques, et des jugements littéraires, — ce n’est pas ce que je recherche, — mais nous n’avons rien qui soit réellement une biographie.


On ne peut donner comme tels les livres de Gautier et de Gozlan, qui racontent ce qu’ils virent, ne virent sûrement pas grand’chose : de l’extériorité, des gestes superficiels, des manies, avec quoi ils composèrent des anecdotes qui nous amusent et ne nous apprennent rien. Gautier et Gozlan n’étaient pas des amis de Balzac, qui n’avait pas d’amis. Laurent Jan non plus, qui fut pourtant celui que le maître préféra. C’étaient de jeunes séides, des admirateurs fervents, mais intimidés, que le grand homme intéressa un peu, dit-on, à ses œuvres, pas du tout à son existence, et à qui le respect eût fermé les yeux et clos la bouche, s’ils avaient vu quelque chose d’anormal et d’énorme en leur dieu.


Mme Surville n’a laissé sur son frère que quelques pages insignifiantes, une apologie froide, banale, où nous n’avons pas une seule note à prendre, pas un seul document à retenir. Elle avait reçu, pourtant, bien des confidences. Quand il en avait trop gros sur le cœur, à de certains moments trop heureux ou trop tragiques de sa vie, comme cette première entrevue, à Neuchâtel, avec Mme Hanska, ou bien cette naissance et cette mort mystérieuse de son dernier enfant, Balzac, en dépit de sa force de renfermement, éprouvait le besoin de s’épancher… Mais en qui ? Sa mère ? elle lui était fort à charge, ne l’obsédait que de questions d’argent. Sa sœur ? malgré l’hypocrite tendresse de ses dédicaces, il ne l’aimait pas, et elle, non plus, au fond, ne l’aimait pas… Mais il était sûr d’elle ; sûr qu’elle saurait garder un secret, ne fût-ce que pour l’honneur de la famille… Et puis, il n’avait qu’elle… Et puis, habitude d’enfance, sans doute… C’était une petite âme bourgeoise, très honnête, peu sensible, qui faisait ce qu’elle pouvait. Mais elle ne pouvait rien comprendre à une telle âme, si distante de la sienne ; elle ne pouvait rien comprendre à ce génie, dont les hardiesses visionnaires, l’immoralité l’épouvantaient. Du reste, Balzac ne lui demanda pas de comprendre, de partager ses chagrins ou ses bonheurs, pas plus qu’on ne demande au vase de savoir pourquoi on le remplit de poisons ou de parfums.


Mme Surville sut ainsi beaucoup de choses, en gémit, en souffrit, et se tut.





Un seul homme pouvait, devait écrire une vie de Balzac : M. de Spoelberch de Lovenjoul.


Tout ce qui existe de documents, sa piété fureteuse, sa curiosité passionnée l’ont rassemblé. Il a des trésors. Il les garde. Et cette vie prodigieuse, unique, dont lui seul connaît ce qui en demeure d’attestations certaines et d’authentiques témoignages, il ne l’a pas écrite ; il ne l’écrira pas. De temps en temps, il en détache de menus fragments, il en agite de pauvres petites images, comme pour mieux aguicher notre curiosité, avec l’intention, peut-être ironique, de ne la satisfaire jamais. Allusions, réticences, commencements, inachèvements qui nous agacent et, après nous avoir surexcités au plus haut point, nous laissent encore plus ignorants, plus cruellement déçus.


Jeu dangereux. L’imagination rôde autour des grands hommes, ardente, féroce, carnassière. Elle ne se contente pas des bavardages, maigres os qu’on jette à sa faim. Elle s’acharne à vouloir déterrer le gros morceau. Et, un jour, elle le « mangera », mais à sa façon. Un jour (pour ne pas continuer des métaphores désobligeantes envers une aussi noble faculté), elle inventera — c’est son métier — elle inventera des légendes, mille fois plus préjudiciables que la réalité, à la gloire qu’on aura voulu préserver du mépris des sots, par le silence ou par le mensonge. Peut-être que M. de Spoelberch de Lovenjoul, qui est un homme honorable, une nature modeste, un écrivain de peu de force, ne se juge pas de taille à écrire une vie de Balzac. Je voudrais le rassurer. Personne n’attend de lui une œuvre d’art. On ne lui demande que des documents utiles à l’histoire de la littérature, ce qui est peu de chose, utiles à l’histoire de l’humanité, ce qui est tout. D’autres feront le reste.


Mais non. Je crois plutôt que M. de Spoelberch de Lovenjoul a, comme tout le monde, presque tout le monde, le déplorable préjugé du grand homme. Le grand homme doit être un personnage sympathique, comme au théâtre. Le grand homme n’est véritablement un grand homme qu’à la condition qu’on fasse le silence sur ses faiblesses, et qu’on le diminue de tout ce qu’il eut d’humain. Ainsi de Verlaine, qu’on nous présente aujourd’hui comme une sorte de brave bourgeois, régulier, comme un de ces excellents radicaux socialistes, ennemis de la bohème, qui paient bien leurs contributions et font l’ornement de la respectabilité française. Pour qu’un grand homme entre, par la bonne porte, dans la postérité, il faut le parer de vertus bien décentes et bien basses, et de ces héroïsmes grossiers qui enchantent la foule. Il lui faut, comme au chrétien qui veut entrer dans le Paradis, toutes les comédies sacramentelles de l’Extrême-Onction, et l’absolution, par la crapule, de ses péchés.


Or c’est par ses péchés qu’un grand homme nous passionne le plus. C’est par ses faiblesses, ses ridicules, ses hontes, ses crimes et tout ce qu’ils supposent de luttes douloureuses, que Rousseau nous émeut aux larmes, et que nous le vénérons, que nous le chérissons, de tous les respects, de toutes les tendresses qui sont dans l’humanité.



Nous ne devons point soumettre Balzac aux règles d’une anthropométrie vulgaire. L’enfermer dans l’étroite cellule des morales courantes et des respects sociaux, c’est ne rien comprendre à un tel homme, c’est nier, contre toute évidence, le prodige, l’exception qu’il fut. Nous devons l’accepter, l’aimer, l’honorer tel qu’il fut.


Tout fut énorme en lui, ses vertus et ses vices. Il a tout senti, tout désiré, tout réalisé de ce qui est humain. Il fut Bianchon, Vandenesse, Louis Lambert ; il fut aussi Rubempré ; il fut même Vautrin. Il ne faut pas s’indigner, pas s’étonner surtout si ses curiosités, disons passionnelles, s’affranchissant parfois, comme la nature elle-même, de ce qu’on appelle les lois de la nature, — laquelle n’a pas de lois, — s’en allèrent chercher des voluptés ou des dégoûts, — des sensations, — dont nous retrouvons çà et là, dans ses livres, des traces discrètes mais certaines, et que nous pourrions, paraît-il, retrouver mieux expliquées dans une correspondance tombée aux mains de M. de Spoelberch de Lovenjoul. Michel-Ange, Shakspeare, Gœthe, des rois, des empereurs, des papes, des cardinaux, des académiciens, des frères ignorantins diraient-ils que c’est là une exception ? Nous coudoyons, dans la vie de tous les jours, des gens dont nous connaissons les « fureurs secrètes » et à qui, selon leur rang social, nous ne témoignons pas moins d’estime, d’amitié, de respect. Oscar Wilde n’inspire plus de colère, même aux sectaires de la vertu. Tous n’ont plus, pour lui et pour son martyre, que de la pitié douloureuse.


La vie de Balzac ? Un permanent foyer de création, un perpétuel, un universel désir, une lutte effroyable. La fièvre, l’exaltation, l’hyperesthésie constituaient l’état normal de son individu. La pensée, les passions grondaient en lui, comme des laves en activité dans un volcan. Avec une aisance qui confond, — une aisance, une force d’élément, — il menait de front quatre livres, des pièces de théâtre, des polémiques de journal, des affaires de toutes sortes, des amours de tout genre, des procès, des voyages, des bâtisses, des dettes, du bric-à-brac, des relations mondaines, une correspondance énorme, la maladie. Balzac écrit :


« Le docteur Dubois frémissait de ma vie. »


Et, au milieu de tout cela, on ne constate pour ainsi dire pas un affaissement, un découragement, un doute, un arrêt. Il va toujours, plus ardent, plus précis à mesure qu’il va. L’esprit infatigable soutient le corps surmené ; il le relève, défaillant. Loin d’être accablé, écrasé par les besognes du présent, aux courtes heures du repos, il conçoit avec une lucidité merveilleuse les besognes de l’avenir. Balzac ne s’est pas reposé le septième jour. Quel exemple pour nos chétives neurasthénies !


Et il n’a vécu que cinquante et un ans !… Et non seulement il a accompli une œuvre prodigieuse, mais il en a rêvé, mais il en a préparé une plus prodigieuse encore. Il a laissé des projets, parfaitement débrouillés, de livres, de pièces, d’affaires, que trois cents ans de vies humaines ne suffiraient pas à réaliser. Quand on lit ces émouvantes, ces stupéfiantes Lettres à l’Étrangère, quand on se penche au bord de ce gouffre, quand on regarde, quand on entend bouillonner, au fond, l’existence surhumaine de cet homme, on est pris de vertige. Et l’on ne s’étonne plus que son cerveau ait pesé si lourd et qu’il soit mort d’une hypertrophie du cœur.


(...)"



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