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François Coppée : portrait d’un humble

Dernière mise à jour : 30 janv.

"Ma bonne maman, ton fils ne sera jamais qu’un poète ; car, malgré l’âge qui lui vient, il reconnaît toujours en lui cette naïveté de sensation, cette facilité enfantine à souffrir et à être heureux d’un rien qui sont la source des vers. Et, franchement, c’est la seule faculté qu’il souhaite de garder, intacte et pure, jusqu’à l’âge des cheveux blancs."

François Coppée, lettre à sa mère, 1872

in François Coppée, Lettres à sa mère et à sa sœur (1862-1908) publiées par Jean Monval, Alphonse Lemerre (1914)


Portrait de François Coppée, par Rajon [frontispice des Oeuvres de François Coppée, Poésies 1864-1869, éditées par Alphonse Lemerre]


François Coppée n'est plus le poète à la mode qu'il était jadis. Grand oublié des anthologies contemporaines, il ne bénéficiera sans doute pas de sitôt d’une édition critique de ses œuvres. Parmi ses contemporains, on lui préfère ses « rivaux » Rimbaud et Verlaine, et leur poésie plus torturée. On choisira le « Sonnet métaphysique » de Charles Cros, ou « Le Corps et l’âme » de Germain Nouveau plutôt que le « Tableau rural » de Coppée. Sa limpide poésie lui accorda pourtant, en son temps, les faveurs du public. Sa vie sans histoire reflète la simplicité des vers qu’il laisse à la postérité.

Poète acclamé à ses débuts, sa reconnaissance fut en demi-teinte. Entré à l'Académie Française en 1884, promu officier de la Légion d'honneur en 1888 (puis commandeur en 1896), il essuya toujours un grand nombre de critiques. Figure emblématique du mouvement parnassien, surtout célébré comme poète, on connaît pourtant à Coppée d'autres écrits en prose : de nombreux romans, des contes, des pièces de théâtre, des nouvelles et des articles. La mention de François Coppée n'évoque néanmoins plus qu'une poésie surannée et démodée, prosaïque et simpliste, que l'on ne prend plus la peine de découvrir aujourd’hui. Peut-être à tort.

Probables facteurs qui expliquent qu’il ait ainsi sombré dans l’oubli : la succession de critiques et de jugements négatifs émis à son égard par ses contemporains ; le succès grandissant que rencontrèrent ses premiers recueils poétiques néanmoins suivi de nombreux éreintements ; la profusion d’écrits en prose et en vers parfois inégaux, composés en une langue très simple et sans recherche qui donna le champ libre aux médisances des lettrés gravitant autour de maîtres ayant pratiqué une écriture nouvelle, tels Mallarmé ou Huysmans. Mais l’expression d’une forme de jalousie envers ce « nouveau-venu » de la poésie, parti de rien et déjà tôt célébré par un public enthousiaste, est également manifeste. Le fait est que l'admiré François Coppée devint assez rapidement une sorte de « bouc émissaire », de tout un groupe de jeunes et moins jeunes intellectuels. L'Album zutique, où les vers du poète sont pastichés presque à chaque page, donne un bon exemple de cet acharnement. Jugés rudimentaires et sans génie, ses vers agacèrent certainement les cénacles de l’époque. Dans Les Déliquescences, ces « Poèmes décadents » du pseudo Adoré Floupette, Floupette et Tapora, tournés en dérision par leurs créateurs Vicaire et Beauclair, se prennent de passion pour Les Humbles (« Et voilà que subitement les Humbles de François Coppée l’avaient empoigné. Il ne rêvait que misères à consoler, larmes à tarir. ») Les exemples de ce persiflage à répétition ne manquent pas.

Oui, François Coppée fut le « poète des humbles » ; et cela le servit autant que le desservit. En s’attirant la sympathie d’un lectorat modeste, il se fit aussi des ennemis parmi certains de ses confrères en littérature. Il est pourtant difficile de lui reprocher un intérêt de pure forme pour les petites gens, dont il brossa le tendre et parfois naïf portrait dans ses vers : le poète Coppée grandit en leur sein. Son père Alexandre était employé de bureau. Sa mère Rose-Louise, peinant à nourrir ses quatre enfants, copiait des textes pour des entreprises de charpenterie. François Coppée n’oubliera jamais le sens du mérite dont ses parents lui avaient donné l’exemple. Les Humbles peut aussi être lu comme un hommage à la noblesse de la simplicité, du dénuement, de la bonté sans artifice qu’il connut dans sa propre jeunesse. Il eut en outre la chance d’avoir été élevé dans l’amour des arts et des lettres ; l’éveil culturel du jeune François se fit avec la lecture de la Vie de Saint-Louis, des Contes de Perrault, des Fables de La Fontaine, de Don Quichotte, et on l’emmenait voir Athalie au Théâtre français… Le portrait familial est attachant, et évocateur de l’éducation féconde que reçurent les enfants Coppée. Deux des trois sœurs de François avaient en outre un talent certain pour la peinture.



Annette Coppée, Portrait de François Coppée (1842-1908), poète, à l'âge de neuf ans

1851



La mort du père, Alexandre Coppée, en 1863, vint troubler l’harmonie familiale. François avait vingt ans, et dut alors endosser le rôle de chef de famille. Ayant ainsi charge d’âmes, il abandonna ses études et, sans même avoir été nommé bachelier, commença à s’instruire en solitaire. Malgré une situation très précaire, des heures d'apprentissage vespéral à la lueur de la lampe de la Bibliothèque Sainte-Geneviève lui permirent de poursuivre sa quête du savoir et d’étancher son inextinguible envie d'apprendre. Son maigre salaire, obtenu en effectuant divers travaux de copie, permettait de faire vivre sa famille. Le patron de Coppée, architecte, lui conseilla de faire les Beaux-Arts, preuve que le jeune homme possédait aussi la fibre artistique de ses sœurs ; il y renonça pourtant. Il entra au Ministère de la Guerre comme « expéditionnaire surnuméraire », y resta deux ans en apprentissage, puis occupa diverses tâches au Bureau des hôpitaux et invalides pour compléter la maigre pension de veuve de sa mère. Employé modèle comme son père l'avait été, il travaillait ainsi durement tout le jour, et la nuit se jetait sur ses livres et sur ses cahiers, couchant déjà les balbutiements de sa poésie sur le papier. Il occupait son temps libre à chiner des livres sur les Quais et à s'enivrer de poésie — sans se douter qu’il serait bientôt lu avec autant de plaisir qu’il en prenait à découvrir ces inaccessibles poètes.

Car la vie parisienne lui donna l'occasion de bienheureuses rencontres. Jeune homme épris de lettres et d’art, François Coppée s'était mis à fréquenter les cafés (le Séville, à Montmartre, ou le Bullier, en plein cœur du Quartier latin), où l'on pouvait croiser nombre d'écrivains et d'hommes politiques. Au café de Séville, son introduction à Catulle Mendès donna lieu à une belle collaboration ; peut-être l’un des points de départ de la carrière littéraire de Coppée. C’est certainement à Mendès que Coppée doit ses premières leçons de poète… Et il ne devait jamais oublier la figure généreuse de celui qui lui tendit la main alors qu'il était encore un parfait inconnu.

Sous le patronage des Maîtres qu’il avait rencontrés et dont il était devenu proche, les portes des salons s’ouvrirent petit à petit à François Coppée et, en 1864, on le voyait déclamer ses vers au vénéré Théodore de Banville. Là encore, l'accueil donné par le grand poète à son disciple fut des plus chaleureux. Coppée avait alors vingt-deux ans. Une solide amitié naquit de cette rencontre entre deux âmes qu'un rien émerveillait, que tout semblait relier. Petit à petit, le Paris littéraire de l'époque commençait à bien connaître l'humble jeune homme qui avait péniblement travaillé, dans l'ombre, pour soutenir sa mère et ses sœurs. En peu de temps, il avait côtoyé ou même approché de grands noms du milieu littéraire, tels Leconte de Lisle, José-Maria de Heredia, Huysmans, Mallarmé, Sully Prudhomme ou de moins connues comme André Lemoyne, Léon Dierx, Albert Glatigny — (ces derniers, et c’est regrettable, particulièrement oubliés de nos jours). Ces contacts furent une chance pour Coppée, qui aurait bien peiné à trouver un éditeur s'il n'avait pas bénéficié du secours de ses camarades du Parnasse.

En 1866, Alphonse Lemerre fit éditer le Parnasse contemporain, première véritable occasion de faire découvrir les vers de François Coppée au public. Car ils y figurèrent — et derrière ceux de Théophile Gautier, de Banville ou encore de Heredia. De quoi faire jaser la critique. Barbey d'Aurevilly ne se priva pas : sous sa plume, Coppée apparaît tel un malheureux « sous-Victor Hugo » en quête de reconnaissance. Qu'importe. Coppée fit publier Le Reliquaire la même année, toujours par Lemerre, et le volume fut plutôt bien accueilli — avec quelques réserves, certes, mais qui n'entachèrent nullement la timide renommée du poète. Intimités, son deuxième volume de vers, parut ainsi deux ans plus tard, en 1868, et cette fois aux frais de l'éditeur. François Coppée s'était fait remarquer en affichant publiquement son admiration et son soutien à Victor Hugo ; on commençait à prendre le jeune poète au sérieux. Il fallait croire en son don, et le faire savoir.

Mais le véritable succès vint avec Le Passant, sa première pièce de théâtre, jouée en 1869 au théâtre de l'Odéon. Les célèbres tragédiennes Agar et Sarah Bernhardt y tenaient les rôles principaux, preuve d’une consécration avérée. Le soir de la représentation fut un triomphe. Ovation dans la salle. Alphonse Lemerre fit savoir à son protégé, le lendemain, que plus un seul exemplaire du Reliquaire ni d'Intimités ne restait dans sa boutique... A vingt-sept ans, François Coppée était décidément devenu le poète en vogue dont il fallait avoir lu l'œuvre. Cela n’empêcha pas la critique de s’agiter en tous sens ; après Barbey, c'est Villiers de L'Isle-Adam qui se montra peu tendre : « Qu'est-ce qu'il a créé, Coppée ? des types ou des marionnettes ? »*. Alors, lorsque sa pièce Deux Douleurs fut sur le point d’être jouée à la Comédie Française le 20 avril 1870, Coppée écrivit à sa mère : « Le jour de la première est fixé à mercredi : c’est Agar qui me l’a écrit hier. Je ne me fais aucune illusion ; ayant contre moi la plus grande partie de la presse, presque tous les gens du théâtre, tous les républicains et tous les envieux, le sort de ma pièce est presque certain. » On voulait peut-être faire payer à son auteur, en effet, le triomphal succès du Passant.  

La guerre de 1870 inspira à Coppée quelques poèmes ainsi qu'un petit conte, Une idylle à Paris pendant le siège. Surtout, elle consolida le patriotisme de Coppée, qui lui valut plus tard un engagement politique quelque peu risqué. Après quelques nouvelles œuvres qui rencontrèrent un succès très modéré (le poète écrira de nouveau à sa mère, en 1870 : « J’ai pris un grand parti ; je ne lis plus aucun journal. De cette façon, j’ignorerai les méchancetés qu’ils pourraient dire et mon inquiétude, tout en persistant, sera plus vague »), la publication de Promenades et Intérieurs et des Humbles en 1872 marqua un véritable tournant dans l'œuvre de François Coppée. Il semblait avoir trouvé son chemin propre, même si, pour cela, il avait mis un peu de distance entre lui et les Parnassiens. On lui reprocha, avec ces deux recueils, une hypocrisie et une « fausse générosité » mal dissimulées. « On n’ouvre pas un livre de poète pour s’y renseigner sur les humbles », devait ainsi durement trancher Jules Renard dans son Journal, en 1908, après la mort de Coppée. Villiers de l'Isle-Adam se montra une nouvelle fois particulièrement cruel. Coppée vécut alors une période plus sombre. La perte de sa mère en 1874 acheva de noircir un tableau jadis presque idyllique. Mais les portes du succès lui seraient bientôt à nouveau ouvertes… C’est bien à une forme de triomphe ambivalent que François Coppée sera toujours confronté.

 

Ouvrons une parenthèse sur sa poésie, certes contrastée mais bien loin d’être sans intérêt, avec l’exemple de Promenades et Intérieurs, justement, qui adopte pour titre celui d’une partie du recueil Les Humbles (1872), et qui esquisse subtilement une suite d’anecdotes ou croquis que l’on peut considérer comme des paysages mentaux. Ce recueil semble très représentatif de sa poésie, y compris, d’ailleurs, dans son inégalité. On y découvre un Coppée étonnamment proche des Impressionnistes quand il célèbre les bords de Seine en banlieue, la Bièvre, « l’île de Grenelle », lors de ses promenades parisiennes. Son cri du cœur, « j’adore la banlieue », fait de cet ensemble de poèmes une sorte de tableau à la Renoir, une esquisse d’un monde révolu. Ce Coppée des années 1870 porte sur la vie quotidienne des « petites gens » un regard de tendresse parfois empreint d’embarras, comme s’il ne savait trop où se situer ; du côté de l’habit noir du bourgeois compassé (« j’ai regret de porter du drap noir tous les jours ») ou de celui, vivant et populaire, de l’ouvrier en goguette dans les cabarets des bords de Seine, ces guinguettes et cabarets des « gens du peuple sous la treille » :

 

Un rêve de bonheur qui souvent m’accompagne,

C'est d’avoir un logis donnant sur la campagne,

Près des toits, tout au bout du faubourg prolongé,

Où je vivrais ainsi qu’un ouvrier rangé.

C'est là, me semble-t-il, qu'on ferait un bon livre.

 

Si ce « rêve de bonheur » a quelque chose d’un peu propret, il ne faut pas s’arrêter, chez Coppée, à ces quelques clichés. Quand il célèbre l’espace de transition entre la capitale et la campagne, cet espace intermédiaire et un peu suspect où Jean Lorrain et tant d’autres s’encanailleront bientôt, c’est à une étonnante fête sensorielle qu’il convie son lecteur ; odeur forte des jardins pendant les nuits d’été, musiques des bals en plein air et du « grincement rythmé des lourdes balançoires », mouvements du « vent fugitif » dans les ramures… C’est cet aspect, la célébration du sensible, ainsi que la prépondérance du thème du souvenir, qui « sauvent », si l’on peut dire, la poésie de François Coppée, et contredisent la réputation d’académisme et de facilité qui le poursuit encore aujourd’hui.

Le recueil est une promenade entre intérieurs calfeutrés et extérieurs animés. C’est même ce qui assure sa cohérence, du début à la fin des quatre parties qui le composent. On trouvera par exemple, à la fin du recueil, dans « Musée de Marine », l’aspiration du citadin à l’échappée belle. Mais c’est « au Louvre » que le tableau favorise l’évasion. Dans ce lieu clos et parisien, l’appel du large est fortifié par le contraste, et le « forçat de Paris dès longtemps pris au piège » peut d’autant plus rêver le voyage au long cours qu’il est assuré de ne pas le faire. Cette tension fait de la lecture elle-même une déambulation entre espaces clos et espaces ouverts. Et le poète semble toujours intérioriser le spectacle observé ; qu’il s’agisse de salons ou de champs, de loges de théâtre ou de parties de pêche, c’est la remémoration au coin du feu, l’intériorisation, décidément, qui mènent à la genèse d’une œuvre. Les sens, goûts ou parfums, suscitent en lui des paysages sensoriels. « Volupté des parfums ! - toute odeur est fée », note-t-il joliment, avant de donner trois exemples de ce voyage olfactif en des lieux imaginaires nés d’une sensation et esquissés par le talent poétique ; une orange épluchée rappelle le théâtre, un feu dans la cheminée évoque des chasseurs dans une forêt en hiver, l’odeur de l’asphalte un quai où vient s’amarrer une goélette. Alexandre Dumas avait, dès 1872, bien remarqué ce poème et souligné la force singulière de cette évocation des odeurs. « Un de nos poëtes contemporains, François Coppée, a ingénieusement analysé en vers pleins d'originalité cette merveilleuse hallucination des parfums : « Volupté des parfums ! oui, toute odeur est fée » [...] . Or, chacun sait que les odeurs et les saveurs ont d'intimes connexités, et que, par exemple, l’eau fondante et parfumée d'une bonne pêche réjouit aussi délicieusement l'odorat que le goût. Il n'est donc pas étonnant que les poëtes et les artistes, dont la mémoire et l'imagination ont une sensibilité exquise, soient plus particulièrement affectés et charmés par les saveurs et les odeurs. »

Coppée est ainsi surtout un grand sensitif, conjuguant sensation et souvenir, et expérimentant avant Proust le temps figé par le souvenir, et le bonheur que procure le retour de la sensation ancienne qui semble ne jamais s’être perdue.

 

De même que Rousseau jadis fondait en pleurs

A ces seuls mots : « Voilà de la pervenche en fleurs, »

Je sais tout le plaisir qu’un souvenir peut faire.

Un rien, l’heure qu’il est, l’état de l’atmosphère,

Un battement de cœur, un parfum retrouvé,

Me rendent un bonheur autrefois éprouvé.

C’est fugitif, pourtant la minute est exquise.

Et c’est pourquoi je suis très heureux à ma guise

Lorsque, dans le quartier que je sais, je puis voir


Un calme ciel d’octobre, à cinq heures du soir.

 

Cette sensibilité s’exprime aussi dans « Nostalgie parisienne », qui évoque les souffrances du poète lorsque, las de la capitale, il se réfugie à la campagne. Il éprouve la nostalgie de Paris, moins pour les plaisirs que la ville procure que pour les souvenirs qui y sont associés. Derrière le lieu, il y a un temps, celui de l’enfance, encore et toujours sacralisée : « c’est là que mes yeux d’enfant se sont ouverts ». Ses dons d’observation en font le maître des choses vues ; en prose, mais aussi ici en vers.  On croise, dans ces poèmes, un éléphant au Jardin des Plantes, un train qui passe devant la maison de l’aiguilleur, une géante dans sa baraque à la foire. Sa compassion réelle s’exerce autant à l’égard de jeunes sourds-muets que d’un animal maltraité. Puis, ménageant une pause dans sa promenade, le poète s’adresse soudain au lecteur, mais aussi à lui-même, pour interroger sa propre démarche et la finalité de celle-ci :

 

J’écris ces vers, ainsi qu’on fait des cigarettes,

Pour moi, pour le plaisir ; et ce sont des fleurettes

Que peut-être il valait bien mieux ne pas cueillir ;

Car cette impression qui m’a fait tressaillir,

Ce tableau d’un instant rencontré sur ma route,

Ont-ils un charme enfin pour celui qui m’écoute ?

Je ne le connais pas. Pour se plaire à ceci,

Est-il comme moi-même un rêveur endurci ?

 

La deuxième section reprend le thème du souvenir, mais de façon plus personnelle, plus lyrique aussi. La forme change. Le poème « Mon père » évoque les promenades faites jadis pendant l’enfance avec le père, en ce même Paris que Coppée aime à célébrer ; celui des Boulevards et des Invalides. Le « je » est alors ouvertement autobiographique, dans l’évocation même d’un père « très pauvre » travaillant toute la journée dans un humble bureau, d’une famille de quatre enfants dont le poète constitue l’unique garçon, et d’un cinquième étage où il faisait bon vivre malgré la pauvreté. C’est encore le souvenir qui pousse le poète à revenir sur ces lieux, le refuge dans un passé heureux constituant un rempart contre le « spleen décourageant ». « Mon père » est tiré d’Olivier, poème paru de manière autonome chez Lemerre, en 1876, « son unique essai de grand poème intime et autobiographique » comme le définit Mathurin François Adolphe de Lescure.

A certains poèmes qui ont peut-être moins bien vieilli que d’autres, on peut donc préférer ceux qui reprennent le fil de la remémoration ; qu’il s’agisse de promenades dans un Paris qui rappelle l’enfance, de la vision fugace d’une élégante amazone engendrant chez le poète l’image de l’hirondelle, d’un morceau de musique qui ramène des années en arrière. C’est bien « la mémoire », « faculté sublime à l’égal du génie » qui est au centre du recueil et il est intéressant qu’un poème soit ainsi intitulé, placé précisément au cœur du livre. La section « Écrit pendant le siège », et le premier poème, « En faction », nous replongent dans la période de la Commune. Le soldat-poète, pendant le siège de Paris, redécouvre avec nostalgie la banlieue de son enfance et la Bièvre aux odeurs de cuir. Ce paysage désolé, meurtri par les bombes, trouve un prolongement dans le poème suivant, « le chien perdu », évocation pathétique d’un chien errant des faubourgs. Le lien avec le poème précédent est également historique, car l’anecdote reflète une réalité que la compassion de Coppée constate et déplore l’abandon des animaux pendant la guerre contre la Prusse et le siège de Paris.

Faut-il vraiment choisir le ricanement un peu cynique lorsqu’on lit ces poèmes, alors que la sincérité et l’émotion de leur auteur sont en réalité parfaitement authentiques, et que la revendication de l’humilité des origines communes se fait chez lui avec fierté, lorsqu’il s’adresse « Aux humbles, comme moi nés dans la pauvreté » ?

         Le sonnet « Écrit sur l’album des chats d’Henriette Ronner » achève le recueil avec un éloge des chats qui est aussi une discrète confession personnelle, autoportrait de vieux célibataire au chat angora :

 

Et, dans mon calme coin de vieux célibataire,

Toujours les chats prudents, les chats silencieux

Promènent leur beauté, leur grâce et leur mystère…

 

A côté de poèmes un peu faciles, on décèle donc quelques très belles pièces, des fulgurances et des lignes de force, telles celles, précédemment évoquées, du souvenir, ou encore le motif musical, repris de façon originale par un poème comme le « Rythme des Vagues ». La belle idée d’un océan réciteur des vers du Créateur est aussi une manière simple, à la Coppée, sans emphase, d’évoquer le principe même de la poésie. Idée originale et forte dont nous voyons la genèse dans une lettre à sa sœur, Annette. Comme souvent chez Coppée, la prose et le vers entrent en dialogue ; ici, la correspondance éclaire la naissance de l’idée poétique. C’est sur une plage d’Étretat que le « rythme des vagues » a engendré le rythme du vers :

 

« Ma bonne Annette,

Me voici dans cet Étretat qui est charmant. La saison n’étant pas encore trop avancée, la grande gomme n’est pas encore là, et, sauf les propriétaires de villas et quelques familles bourgeoises, qui amènent leurs toilettes blanches et leurs chapeaux de paille sur le galet, on pourrait encore se croire dans l’ancien trou de pêcheurs découvert par Alphonse Karr. Elle est exquise, cette petite anse de galets, si gracieusement taillée dans la falaise, et j’y ai déjà passé de longues heures, le derrière sur les cailloux, comme un simple chien, à écouter cet admirable rythme des lames que le bon Dieu a inventé, je crois, pour donner aux hommes l’idée de faire des vers cadencés et harmonieux. »

         Il convient peut-être aussi de lire ou relire Coppée de cette manière : en laissant parfois de côté l’imagerie redondante, et en prêtant attention au rythme et à la musicalité du vers.

 

         C’est auprès de cette même sœur Annette que François Coppée vieillit, en éternel « vieux garçon », travaillant orgueilleusement à sa dense production littéraire quand il ne recevait pas ses confrères chez lui, de temps à autres. Entre deux parutions d’œuvres en vers et en prose (à cette époque parmi les plus célèbres, la pièce Le Luthier de Crémone, en 1876, Les Récits et les Élégies, en 1878, Contes en vers et poésies diverses, en 1880), il donna également diverses conférences, en France comme à l’étranger. La publication chez Lemerre des Contes en prose en 1882, puis de Vingt contes nouveaux l’année suivante, et le triomphe de la pièce Severo Torelli en 1883, parachevèrent l’ascension littéraire de Coppée. Après s’en être vu précédemment refuser l’entrée, cette fois fort du succès de sa dernière pièce et plus que jamais confiant dans la qualité et la richesse de son œuvre déjà imposante, il posa de nouveau sa candidature à l’Académie française — et en fut proclamé membre le 21 février 1884.

         La troisième édition du Parnasse contemporain, en 1876, avait signé le déclin du mouvement dont déjà quelques poètes s’étaient émancipés. Le Parnassien Coppée sacré académicien essuya des critiques de plus en plus acerbes ; la place était désormais aux décadents et au Symbolisme, et plus que jamais, les vers de Coppée apparaissaient nettement mièvres. Mais on continuait, chez les initiés et surtout chez les amis de toujours, à réserver à Coppée un accueil enthousiaste et une affection toute particulière. Car il était un convive agréable, riant volontiers à ses propres traits d’humour, et contant toujours diverses histoires avec l’émotion et la simplicité qui lui étaient naturelles. Un biographe de Coppée rapporte le mot d’Alphonse Daudet lorsque le poète des Humbles venait à les honorer de sa présence lors d’une soirée ou d’un dîner : « Nous avons Coppée ! ». Resté parfaitement lucide, celui qui avait écrit à sa mère « Ah ! que c’est bon de voir des paysans pour mesurer toute la vanité de la gloire littéraire » (24 mars 1869), était bien parvenu, au fil des années, et sans jamais rien renier de ce qui constituait l’unicité de son identité, à faire valoir la légitimité de son aspiration à cette « gloire littéraire » dont il n’avait jamais, au fond, pensé être digne.

         Le recueil Arrière-saison parut en 1887. Coppée avait quarante-cinq ans. Plus mûr, plus sûr de lui, installé dans un confort et une aisance qu’il n’aurait osé espérer quelques années auparavant, l’homme conservait ce tempérament égal qui le caractérisait, veillant avec tendresse sur sa production littéraire qui devait voir éclore encore quelques belles œuvres. Le temps avait passé ; et Villiers de l’Isle-Adam, devenu très pauvre, gravement malade, eut la surprise de compter sur le soutien de Coppée, qui, sans rancune pour les médisances passées de son confrère en littérature, s’était employé à le faire entrer à l’hôpital et à apporter l’aide pécuniaire nécessaire à cette prise en charge. L’année 1890 vit la publication du roman quasi-autobiographique Toute une jeunesse, dans lequel Coppée revint encore sur le thème de l’enfance, mais en prêtant cette fois les souvenirs relatés à un dénommé Amédée Violette. Il donna une chronique hebdomadaire au Journal, dont il réunit par la suite les textes dans deux volumes publiés : Mon franc-parler (1894) et La Bonne Souffrance (1898). Mon franc-parler rassemble notamment ses idées politiques ; il s’y décrit comme une « espèce de socialiste sentimental un peu sceptique », « pas mal réactionnaire au fond ».

         La pièce Pour la Couronne fut représentée au théâtre de l’Odéon le 19 janvier 1896. Grand succès. Un an plus tard, François Coppée, dont la santé avait toujours été délicate, tomba gravement malade. Ayant à deux reprises échappé à la mort, Coppée se tourna vers le catholicisme auquel il avait jusque-là accordé une attention distraite. Et Bloy, évidemment, de le railler ; Coppée laisse dire...

Lorsque l'affaire Dreyfus éclata, François Coppée y prit part — et d’une manière assez peu attendue, lui qui s’était toujours tenu à bonne distance de la politique et de ses enjeux. Anti-dreyfusard de la première heure, il s’était farouchement opposé au « J’accuse ! » de son vénéré maître, Zola. Mais après avoir présidé la Ligue de la Patrie française, aux côtés de Jules Lemaître, et s’être vu remercié après les résultats désastreux des élections législatives, il était revenu sur ce bref enthousiasme patriotique (dont il avait cependant certainement conservé la flamme). Devant admettre qu’il était de constitution trop fragile pour se laisser emporter par les secousses de la vie politique, il retourna à la littérature. La vie calme reprit ; les visites des amis, l’écriture, aussi, mais plus rare d’années en années. L’harmonie recouvrée après quelques années fut de nouveau perturbée par une santé de plus en plus défaillante. Les temps avaient changé, Coppée avait tout dit. Et, bientôt, on se pressa à son chevet pour tenter d’attraper au vol quelques mots du poète qui se sentait mourir.

Le 4 avril 1908, il composa ce sonnet, qui constitue peut-être ses derniers vers, en dédicace d’un exemplaire du Passant appartenant à son vieil ami Arthur Meyer :

 

Jeune front caressé par un rayon de gloire,

Tel il fut. C’est l’auteur acclamé du Passant.

Malade, infirme et vieux, tel il est à présent.

Que c’est loin, cette aurore, et voici la nuit noire !

 

Pourtant ils restent chers à plus d’une mémoire,

Le gentil Zanetto qu’enivre avril naissant

Et Silvia, devant tant de charme innocent,

Sur son désir pervers remportant la victoire.

 

Déjà quarante fois avril a reverdi,

Poète, et ton Passant est encore applaudi.

Peut-être, avec ton nom, l’œuvre durera-t-elle.

 

Démon des écrivains, arrière, vanité !

Qu’ils sonnent faux, les mots gloire et postérité,

Pour le croyant qui songe à la vie éternelle.

 

Le 23 mai, à une heure de l’après-midi, François Coppée fut délivré de ses souffrances. Annette, la sœur dévouée, la compagne de toute une vie, était morte juste six jours avant lui, le 17 mai 1908.




 

 

Notes :

  * (Initialement cité dans Fernand Calmettes, Leconte de Lisle et ses amis, 1902. Repris dans la très bonne, bien qu’ancienne, biographie de Léon Le Meur, La vie et l'œuvre de François Coppée, Editions Spes, 1932).



Citons pour finir ce portrait posthume et paradoxal du féroce Léautaud, ici attendri par la nostalgie de son propre passé. Il brosse le portrait d’un homme simple, petit bourgeois peut-être, mais authentique. On découvre Coppée en personnage indissociable d’un temps et d’un lieu en voie de disparition, lui-même « lieu commun littéraire » selon une jolie formule. Après tout, selon Léautaud, Coppée avait bien mérité une gloire qu’il n’eut pas, lui qui fut « plus poète que Heredia »…


Paul Léautaud, Journal, mai 1908


« En réalité, il était bien resté le « petit bourgeois ». Rien ne l’avait changé, ni les succès, ni, les honneurs, et cela est plutôt à son éloge, gardant toutes les traces de son origine, disant « une homme », je l’ai entendu prononcer ainsi à l’inauguration du monument Sainte-Beuve, au Luxembourg, mangeant sur une toile cirée. La fortune ne lui avait même pas donné le goût d’un peu de luxe, l’idée du beau linge, d’une belle nappe fine, qui rend un repas plus agréable. Signe d’une médiocrité innée, cela. Une vie heureuse, après tout. D’abord l’enfant délicat, maladif, choyé par toute la famille, puis le jeune homme, beau, presque tout de suite célèbre, aimé des femmes, poussé par elles, marchant d’honneurs en honneurs, restant attaché au milieu dans lequel il était né, n’en reniant rien. Il y a là une simplicité assez jolie, tout à fait belle, même.

Que la qualité de sa poésie soit un peu basse, c’était quand même un poète, plus poète que Heredia et que Sully Prudhomme. Il avait rendu la rue Oudinot célèbre. Maintenant, c’est un lieu commun littéraire qui va disparaître. On démolit beaucoup dans le quartier. On mettra sans doute bientôt bas sa maison pour élever à la place une grande bâtisse modern-style. Il ne restera plus rien de ce cadre célèbre et charmant, la vieille cour, le petit pavillon défraîchi sur la droite, les petites pièces modestes, l’étroit jardin parisien.

Lui-même, c’est quelque chose d’un quartier de Paris qui s’en va, comme une vieille et jolie maison mise à bas. Il était tout le quartier, et son homme célèbre et aimé. On ne le rencontrera plus, le soir, vers cinq heures, montant la rue Rousselet et passant rue de Sèvres pour aller au Café des Vosges, et attablé là comme un bon bourgeois, ni le dimanche après-midi sur le boulevard Montparnasse, du côté de la rue Delambre, où habitait sa maîtresse, fin, simple, distingué, l’air rêveur et mélancolique, avec ce visage que tout le monde connaissait et qui faisait s’arrêter et se retourner tout le monde.

Où est le temps de la rue Monsieur-le-Prince, quand j’avais dix-neuf ans, que j’écrivais des vers coppéens, que je venais flâner rue Oudinot, et regarder, de la porte, la maison du maître ?

Quelle émotion quand je le vis pour la première fois. Je me rappelle très bien. C’était une après-midi, probablement un jeudi, jour de Séance académique. J’étais avec van Bever en train de bavarder avec ce bouquiniste, que je connais toujours, auquel nous vendions des livres de temps en temps. Sans doute, nous parlions de Coppée. Il me dit tout à coup : « Tenez, le voilà, votre grand homme ! » Je quittai tout pour courir le regarder. Et je dis que je n’ai jamais été jeune ! »



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Choix de poèmes


Et nunc et semper

Le Reliquaire (1866)


Sous l’éclat blanc du jour, sous la fraîcheur des cèdres,

Sous la nuit où poudroie un peuple de soleils,

Longtemps j’ai promené mes souvenirs, pareils

Aux tragiques douleurs des Saphos et des Phèdres ;


Mais l’azur clair, les bois profonds, les blondes nuits

En moi n’ont point versé leurs influences calmes ;

Sous les astres, sous les rayons et sous les palmes,

Sans espoir je promène encore mes ennuis.


Que la forêt frémisse ainsi qu’un chœur de harpes,

Ou que le soir s’embaume aux calices ouverts,

Le son ou le parfum des maux jadis soufferts

Descend sur ma pensée en funèbres écharpes.


Âmes tristes des fleurs, chastes frissons des bois,

Me haïssez-vous donc, puisqu’il faut que je sente

Dans vos arômes chers les baisers de l’absente

Et que j’entende en vos échos vibrer sa voix ?



X

Intimités (1867)


Je suis un pâle enfant du vieux Paris, et j'ai

Le regret des rêveurs qui n'ont pas voyagé.

Au pays bleu mon âme en vain se réfugie,

Elle n'a jamais pu perdre la nostalgie

Des verts chemins qui vont là-bas, à l'horizon.

Comme un pauvre captif vieilli dans sa prison

Se cramponne aux barreaux étroits de sa fenêtre

Pour voir mourir le jour et pour le voir renaître,

Ou comme un exilé, promeneur assidu,

Regarde du coteau le pays défendu

Se dérouler au loin sous l'immensité bleue,

Ainsi je fuis la ville et cherche la banlieue.

Avec mon rêve heureux j'aime partir, marcher

Dans la poussière, voir le soleil se coucher

Parmi la brume d'or, derrière les vieux ormes,

Contempler les couleurs splendides et les formes

Des nuages baignés dans l'occident vermeil,

Et, quand l'ombre succède à la mort du soleil,

M'éloigner encor plus par quelque agreste rue

Dont l'ornière rappelle un sillon de charrue,

Gagner les champs pierreux, sans songer au départ,

Et m'asseoir, les cheveux au vent, sur le rempart.


Au loin, dans la lueur blême du crépuscule,

L'amphithéâtre noir des collines recule,

Et, tout au fond du val profond et solennel,

Paris pousse à mes pieds son soupir éternel.

Le sombre azur du ciel s'épaissit. Je commence

A distinguer des bruits dans ce murmure immense,

Et je puis, écoutant, rêveur et plein d'émoi,

Le vent du soir froissant les herbes près de moi,

Et parmi le chaos des ombres débordantes,

Le sifflet douloureux des machines stridentes,

Ou l'aboiement d'un chien, ou le cri d'un enfant,

Ou le sanglot d'un orgue au lointain s'étouffant,

Ou le tintement clair d'une tardive enclume,

Voir la nuit qui s'étoile et Paris qui s'allume.



Le Lys

Poèmes divers (1869)

À Amédée Baudit.


Hors du coffret de laque aux clous d’argent, parmi

Les fleurs du tapis jaune aux nuances calmées,

Le riche et lourd collier, qu’agrafent deux camées,

Ruisselle et se répand sur la table à demi.


Un oblique rayon l’atteint. L’or a frémi.

L’étincelle s’attache aux perles parsemées,

Et midi darde moins de flèches enflammées

Sur le dos somptueux d’un reptile endormi.


Cette splendeur rayonne et fait pâlir des bagues

Éparses où l’onyx a mis ses reflets vagues

Et le froid diamant sa claire goutte d’eau ;


Et, comme dédaigneux du contraste et du groupe,

Plus loin, et sous la pourpre ombreuse du rideau,

Noble et pur, un grand lys se meurt dans une coupe.



Petits Bourgeois

Les Humbles (1872)


Je n'ai jamais compris l'ambition. Je pense

Que l'homme simple trouve en lui sa récompense,

Et le modeste sort dont je suis envieux,

Si je travaille bien et si je deviens vieux,

Sans que mon coeur de luxe ou de gloire s'affame,

C'est celui d'un vieil homme avec sa vieille femme,

Aujourd'hui bons rentiers, hier petits marchands,

Retirés tout au bout du faubourg, près des champs.

Oui, cette vie intime est digne du poète.

Voyez : le toit pointu porte une girouette,

Les roses sentent bon dans leurs carrés de buis

Et l'ornement de fer fait bien sur le vieux puits.

Près du seuil dont les trois degrés forment terrasse,

Un paisible chien noir, qui n'est guère de race,

Au soleil de midi, dort couché sur le flanc.

Le maître, en vieux chapeau de paille, en habit blanc,

Avec un sécateur qui lui sort de la poche,

Marche dans le sentier principal et s'approche

Quelquefois d'un certain rosier de sa façon

Pour le débarrasser d'un gros colimaçon.

Sous le bosquet, sa femme est à l'ombre et tricote;

Auprès d'elle, le chat joue avec sa pelote.

La treille est faite avec des cercles de tonneaux,

Et sur le sable fin sautillent les moineaux.

Par la porte, on peut voir, dans la maison commode,

Un vieux salon meublé selon l'ancienne mode,

Même quelques détails vaguement aperçus :

Une pendule avec Napoléon dessus

Et des têtes de sphinx à tous les bras de chaise.

Mais ne souriez pas. Car on doit être à l'aise,

Heureux du jour présent et sûr du lendemain,

Dans ce logis de sage observé du chemin.

Là sont des gens de bien, sans regret, sans envie,

Et qui font comme ont fait leurs pères. Dans leur vie

Tout est patriarcal et traditionnel.

Ils mettent de côté la bûche de Noël,

Ils songent à l'avance aux lessives futures

Et, vers le temps des fruits, ils font des confitures.

Ils boivent du cassis, innocente liqueur !

Et chez eux tout est vieux, tout, excepté le coeur.

Ont-ils tort, après tout, de trouver nécessaires

Le premier jour de l'an et les anniversaires,

D'observer le Carême et de tirer les Rois,

De faire, quand il tonne, un grand signe de croix,

D'être heureux que la fleur embaume et l'herbe croisse,

Et de rendre le pain bénit à leur paroisse ?

— Ceux-là seuls ont raison qui, dans ce monde-ci,

Calmes et dédaigneux du hasard, ont choisi

Les douces voluptés que l'habitude engendre.

— Chaque dimanche, ils ont leur fille avec leur gendre ;

Le jardinet s'emplit du rire des enfants,

Et, bien que les après-midi soient étouffants,

L'on puise et l'on arrose, et la journée est courte.

Puis, quand le pâtissier survient avec la tourte,

On s'attable au jardin, déjà moins échauffé,

Et la lune se lève au moment du café.

Quand le petit garçon s'endort, on le secoue,

Et tous s'en vont alors, baisés sur chaque joue,

Monter dans l'omnibus voisin, contents et las,

Et chargés de bouquets énormes de lilas.


— Merci bien, bonnes gens, merci bien, maisonnette,

Pour m'avoir, l'autre jour, donné ce rêve honnête,

Qu'en m'éloignant de vous mon esprit prolongeait

Avec la jouissance exquise du projet.



V

Les Humbles (1872)


Le soir, au coin du feu, j’ai pensé bien des fois,

A la mort d’un oiseau, quelque part, dans les bois,

Pendant les tristes jours de l’hiver monotone,

Les pauvres nids déserts, les nids qu’on abandonne,

Se balancent au vent sur le ciel gris de fer.

Oh ! comme les oiseaux doivent mourir l’hiver !

Pourtant lorsque viendra le temps des violettes,

Nous ne trouverons pas leurs délicats squelettes

Dans le gazon d’avril où nous irons courir.

Est-ce que les oiseaux se cachent pour mourir ?



Tristement

Le Cahier rouge (1874)


Obsédé par ces mots, le veuvage et l'automne,

Mon rêve n'en veut pas d'autres pour exprimer

Cette mélancolie immense et monotone

Qui m'ôte tout espoir et tout désir d'aimer.


Il évoque sans cesse une très-longue allée

De platanes géants dépouillés à demi,

Dans laquelle une femme en grand deuil et voilée

S'avance lentement sur le gazon blêmi.


Ses longs vêtements noirs lui faisant un sillage

Traînent en bruissant dans le feuillage mort ;

Elle suit du regard la fuite d'un nuage

Sous le vent déjà froid et qui chasse du nord.


Elle songe à l'absent qui lui disait : Je t'aime !

Et, sous le grand ciel bas qui n'a plus un rayon,

S'aperçoit qu'avec la dernière chrysanthème

Hier a disparu le dernier papillon.


Elle chemine ainsi dans l'herbe qui se fane,

Bien lasse de vouloir, bien lasse de subir,

Et toujours sur ses pas les feuilles de platane

Tombent avec un bruit triste comme un soupir.


– En vain, pour dissiper ces images moroses,

J'invoque ma jeunesse et ce splendide été.

Je doute du soleil, je ne crois plus aux roses,

Et je vais le front bas, comme un homme hanté.


Et j'ai le cœur si plein d'automne et de veuvage

Que je rêve toujours, sous ce ciel pur et clair,

D'une figure en deuil dans un froid paysage

Et des feuilles tombant au premier vent d'hiver.



Fantaisie nostalgique

Le Cahier rouge (1874)


D'être ou de n'être pas je n'ai point eu le choix,

Mais, dans ce siècle vide, ennuyeux et bourgeois

Je suis comme un enfant volé par des tziganes,

Qui chassa les oiseaux avec des sarbacanes,

Et devint saltimbanque et joueur de guzla.

Longtemps il n'a mangé que le pain qu'il vola,

Et, comme un loup, il n'eut que les bois pour repaire.

Puis, un beau jour, il est retrouvé par son père,

Un magnat, tout couvert de fourrure et d'acier,

Portant l'aigrette blanche à son bonnet princier.

Le vieil homme l'emporte en sanglotant de joie.

On habille l'enfant de velours et de soie ;

Il couche sur la plume et mange dans de l'or.

Quand il rentre au château, le nain sonne du cor,

Et, monté comme lui sur un genet d'Espagne,

Un antique écuyer balafré l'accompagne.

Un clerc, très-patient, lui donne des leçons.

Son père, en son fauteuil tout chargé d'écussons,

L'attire quelquefois tendrement, puis se penche

Et longtemps le caresse avec sa barbe blanche.

Des femmes, dont les yeux sont doux comme les mains,

Baisent son front hâlé par le vent des chemins

Et détachent pour lui le bijou qui l'occupe,

Ne sachant pas qu'il sent leurs genoux sous la jupe

Et qu'au pays bohème où l'enfant voyagea,

Avant d'avoir quinze ans, on est homme déjà.

Mais ni les beaux habits, ni les tables chargées

De gâteaux délicats, de fruits et de dragées,

Ni le vieil écuyer qui lui dit ses combats,

Ni les propos du clerc qui le flatte tout bas,

Ni les doux oreillers de la profonde alcôve,

Ni le palefroi blanc harnaché de cuir fauve,

Ni les jeux féminins qui font bouillir son sang,

Ni son père qui rit et pleure en l'embrassant,

Rien ne peut empêcher que son cœur ne se serre

Alors qu'il se souvient de sa libre misère.

Ah ! qu'il aimerait mieux le fruit à peine mûr

Qu'on dérobe et qu'on mange, à cheval sur un mur,

Le revers du fossé pour dormir et la source

Pour laver ses pieds nus fatigués d'une course,

Mais du moins le plein ciel et le vaste horizon !

– Parfois, sur le rempart de sa noble prison,

On le voit, poursuivant sa chimère innocente

Caresser de ses doigts une guitare absente

Et, les regards au ciel, le seul pays natal,

Se chanter à voix basse un air oriental.



Rhythme des vagues

Le Cahier rouge (1874)


J’étais assis devant la mer sur le galet.

Sous un ciel clair, les flots d’un azur violet,

Après s’être gonflés en accourant du large,

Comme un homme accablé d’un fardeau s’en décharge,

Se brisaient devant moi, rythmés et successifs.

J’observais ces paquets de mer lourds et massifs

Qui marquaient d’un hourra leurs chutes régulières

Et puis se retiraient en râlant sur les pierres.

Et ce bruit m’enivrait; et, pour écouter mieux,

Je me voilai la face et je fermai les yeux.

Alors, en entendant les lames sur la grève

Bouillonner et courir, et toujours, et sans trêve

S’écrouler en faisant ce fracas cadencé,

Moi, l’humble observateur du rhythme, j’ai pensé

Qu’il doit être en effet une chose sacrée,

Puisque Celui qui sait, qui commande et qui crée,

N’a tiré du néant ces moyens musicaux,

Ces falaises aux rocs creusés pour les échos,

Ces sonores cailloux, ces stridents coquillages

Incessamment heurtés et roulés sur les plages

Par la vague, pendant tant de milliers d’hivers,

Que pour que l’Océan nous récitât des vers.



Crépuscule

Arrière-saison (1887)


Ainsi qu’un malheureux, le corps frileux et gourd,

Tâche de se chauffer en soufflant sur des braises,

L’amer couchant d’octobre, au lointain du faubourg,

A fait flamboyer ses fournaises.


Dans les squelettes noirs des arbres nus et droits,

Le vent du soir, tout bas, parle d’une voix rauque ;

Un archipel d’îlots couleur de feu, mais froids,

Nage dans la paix du ciel glauque.


Combien de fois déjà par des soirs tout pareils,

Où l’esprit sur lui-même en souffrant se replie,

L’adieu rouge et glacé des suprêmes soleils

M’a versé sa mélancolie !


Combien de fois ce vent aux sinistres soupirs,

Dont le gémissement se glisse sous les portes,

A fait devant mes yeux tourner mes souvenirs

Dans la valse des feuilles mortes !


Automne nostalgique, automne évocateur,

Qu’ils me font mal, tes ciels qu’un dernier rayon moire,

Tes purs et tristes ciels, froids comme la douleur

Et profonds comme la mémoire !

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