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"Silence", par Léon-Paul Fargue





Léon-Paul Fargue

Déjeuners de soleil

(1942)




SILENCE



Le silence, dans un pays qui vit encore en dedans de la guerre, consiste exactement à ne jamais parler de ce que l’on ne connaît pas. Car on ne parle, aux heures graves, que pour se renseigner, pour se soulager ou pour se calmer. Dès qu’on se croit parfaitement au courant d’une chose, il faut faire aussitôt le silence autour d’elle, et pour ainsi dire naturellement, comme si les vérités utiles se défendaient elles-mêmes contre la parole. Il n’en demeure pas moins que le silence est un grave problème, surtout si l’on tourne une oreille sur le passé.


Le silence d’avant la guerre s’était enfoui si loin de nous, effarouché par le bruit, chassé par les orgues humaines, si loin que nous n’avions plus de mots, plus d’appâts, plus d’aimants pour le rappeler à nous. Pour lui faire signe et le persuader, il ne nous restait plus que le bruit qui l’épouvante. Les dictionnaires n’ont pas de verbe pour dire être silencieux. Car l’habitude s’est perdue de rester calme, de ne pas bouger, d’attendre. En un quart de siècle, le bruit et les rumeurs avaient eu raison de la concentration de l’esprit. Les hommes ne réfléchissaient plus, n’aimaient plus, n’admiraient plus, ne souffraient plus. Ils bâillaient devant un tableau, ils couraient bêtement sans être pressés, ils voulaient fumer en avion. Ils ne pouvaient même plus rester seuls dans un taxi et avaient inventé le petit buffet de la T.S.F. dans la voiture… Ils ne voulaient plus entendre parler de mystiques, de méditations, d’extase. Il y avait plus grave : les hommes ne parlaient plus, ils faisaient du bruit.


Tels nous étions avant la guerre. Mais la guerre avait encore porté à leur comble nos manies de remuer idées fausses, langues ou meubles. Avant septembre, nous parlions tous politique. Depuis septembre, nous avions remplacé la politique par la stratégie et par la tactique. Nous voulions tout savoir. Nous inventions tous quelque personnage haut placé, cousin, chef de cabinet, d’état-major, de bureau, chef de file, chef de corps, directeur de Service Secret ou Éminence Grise, qui nous renseignait scrupuleusement. Et il se mêlait presque toujours quelque parcelle de vérité à nos commérages. Depuis l’armistice, nous avons repris la politique.


Car aujourd’hui, qu’on le veuille ou non, l’ensemble des événements favorise des aspirations et des poussées profondes vers le bavardage ou l’éloquence, par l’écrit ou par la parole. Il va sans dire que tout homme, au plus secret de ses désirs, place la parole avant le silence. La plupart des individus boudent la réserve parce qu’ils ne veulent pas avoir l’air de ne rien savoir des événements. Alors, ils tournent la manivelle et bouleversent les lignes de prudence… Le silence est une arme, et peut-être la plus efficace de toutes. C’est la lumière bleue du verbe, c’est un camouflage, c’est une cuirasse.


Sans doute, il est un peu paradoxal de prétendre que le comble du bruit est fait des murmures les plus anodins. C’est là pourtant une idée que je tiens pour juste depuis longtemps. Apprenons donc à vivre dans le drame en retenant notre langue, sans nous trahir et sans trahir personne.


Car le silence a encore ceci d’excellent qu’il donne le goût de travailler. Mais, avides de thésauriser, de mettre du bruit de côté, comme ils font pour l’argent, les hommes avaient bourré de grincements et de soupirs, de bacchanales, d’échos et de fausses nouvelles ces sortes de coffres-forts appelés postes de radio, mettant ainsi le mensonge à la portée de toutes les mains et de toutes les oreilles. Ils avaient assommé de thèses, de vues, d’opinions, d’idées et de confidences, leurs familles, leurs amis et leurs adversaires. Ils ont joué aux renseignés, et ils étaient ignorants… comme tout le monde. Qu’ils se taisent aujourd’hui, au moins pour essayer de rattraper le temps perdu. Qu’ils se taisent, et ils seront pardonnés.



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