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"Logomanie" – Léon-Paul Fargue

Dernière mise à jour : 21 mai 2023


"On mord dans les tartines du bruit comme à plaisir. On s’accroche par les dents à toutes les occasions de perdre du temps. Car parler, c’est perdre du temps plus souvent qu’à son tour. Savoir entendre est plus large et plus grand."

Léon-Paul Fargue, "Le Piéton de Paris", à Belleville

Photographie de Brassaï, 1933




Logomanie

Déjeuners de soleil, 1942



On peut se demander pourquoi la parole a été donnée à l'homme. On me l'avait dit, je l'ai oublié. C'est un grand bienfait sans doute et un grand honneur que lui a fait le Créateur. Je ne jurerais pas que Celui-ci, parfois, ne se morde le Doigt de sa gentillesse. Je me rappelle tristement cette noble citation d'un vieux Bescherelle : "La parole a été donnée à l'homme pour communiquer ses pensées." Ses pensées ! Il s'agit bien de pensées ! Ce sont en vérité les lieux communs les plus éculés, les banalités les plus galvaudées, les plus minces rognures d'idées, les trouvailles les plus confuses de leur cerveau que la plupart des hommes se versent dans les oreilles. Cette "hyperlogorrhée" est la grande maladie de ces dernières semaines : chacun a son mot à dire, son opinion, son "sentiment" sur les événements les plus récents.

Depuis la guerre, que de lèvres allaient leur train qui eussent dû moins s'agiter ! La fille de ma crémière savait exactement sur quel front étaient les uns ou les autres. Elle piquait droit sur l'épicière, comme on va tisonner un poêle, pour en discuter âprement avec elle... Le marchand de vins du coin connaissait le chiffre précis précis des avions qui étaient venus sur Paris la nuit précédente. Mon coiffeur n'ignorait rien des plans du généralissime. Aujourd'hui, chacun s'explique, commente, annonce, anticipe, confie, avec des airs de mystère, des sous-entendus, des réticences, comme il se doit : "Vous ne savez pas ?... Eh bien, voilà..."

Eh non, je ne sais pas ! Et j'ose le dire et me flatter de l'avouer. Comment saurais-je ce qu'un très petit nombre de gens savent, si d'ailleurs il est sûr qu'ils le sachent eux-mêmes ? Pourquoi disserterais-je de ces sujets, diplomatiques, économiques ou militaires, dont je n'ai qu'un savoir fort sommaire, et sur lesquels des hommes qui ont cru leur consacrer toute une vie préféreraient eux-mêmes se taire ? Je n'ai pas de "tuyaux", de "nouvelles", de "bruits". Comme chacun peut le faire, j'observe modestement, j'écoute, je réfléchis consciencieusement, si la chose promet de m'intéresser. Mais est-ce assez pour former une opinion ? Est-ce assez pour ouvrir, toutes grandes, les écluses sonores de la parole ? Il faut donc à tout prix qu'il se passe "quelque chose" – et quelque chose qui se dise en beaucoup de paroles ? Il n'y a donc pas moyen de faire autrement ? Le ronron du bavardage est notre pain quotidien. Nous ne l'entendons même plus, nous y sommes habitués, mais il nous est indispensable. Un jour sans bavardage, et l'humanité penche au bord du suicide. C'est qu'elle a failli être obligée, cette fois, de penser...

Et moi je vous dis : voici venu le temps du silence. Je songe aujourd'hui de quelques hommes qui savaient ne pas parler. Je voudrais qu'on prît un peu plus d'exemple sur eux. Lucien Guitry arrivait à nous entraîner très loin dans le mystère par ses silences qui vous passaient dans le dos comme les roues du vent. Jules Renard disait qu’il savait se taire “comme font les arbres”. Balzac remarquait avec justesse que la mondanité n’est faite ni de privilèges, ni de secrets, mais de paroles uniquement. Il était, dit-il, épouvanté par le bavardage des gens du monde. Chamfort, Rivarol, Vauvenargues, Joubert, ces moralistes à la parole concise, écoutaient longuement leur interlocuteur sans mot dire, et – ce sont leurs amis qui le racontent – exprimaient leur opinion de temps en temps seulement, en une phrase ramassée. On peut bien penser que leurs “maximes” sont nées de ce besoin de concentration, d’économie. Il y a donc des moyens de vivre, ces grands hommes nous l’apprennent, de travailler, de penser sans ouvrir la bouche, du moins sans l’ouvrir pour dire autre chose que ce qui paraît nécessaire ? Les paysans, certains artisans au métier difficile interrogent et répondent par mouvements de lèvres et plis de paupières. Ils s’entendent, ils se comprennent à demi-mot. Je voudrais que certains parleurs de ma connaissance prissent exemple sur eux.

Je ne suis certes pas pour les bouches cousues, ayant pour ma part non seulement le goût d’une langue riche, mais divers vocabulaires à ma disposition pour le cas où je me heurte à quelque mauvais coucheur sportif. Je trouve simplement qu’on abuse de la manivelle. On mord dans les tartines du bruit comme à plaisir. On s’accroche par les dents à toutes les occasions de perdre du temps. Car parler, c’est perdre du temps plus souvent qu’à son tour. Savoir entendre est plus large et plus grand. Je reconnais la qualité d’une femme à sa science d’écouter.

Les paroles nous entourent de notre propre bruit, nous persuadent avec notre propre hypocrisie, font entrer en nous des arguments brillants ou vains dont nous ne nous servions peut-être que par malice. Après avoir cuisiné quelque histoire, on est tout surpris d’y croire à son tour quand la mémoire renvoie sur le bord de la vie, comme cadavres de mer démontée, les choses dites autrefois. La plupart des vies manquées le sont à cause de paroles malheureuses. On a joué, on a parié pour une politique. Mais les paroles sont demeurées quelque part, en l’air. Puis elles passent dans l’écrit. Et nous voilà engagés… Car nous tenons beaucoup plus les serments stupides que les serments d’honneur, on ne sait trop pourquoi. Vengeance des paroles, sans doute. Il y a une énigme au fond de ce que l’on dit et de ce que l’on entend…

En d’autres termes, celui qui parle est un dilapidateur, alors que celui qui écoute est un épargnant, un économe, un riche, s’il faut tout dire. Or, aujourd’hui plus que jamais, nous avons besoin de “capitaux”, d’accumulation, de réserves. Plus que jamais aujourd’hui nous devons apprendre à nous taire.


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