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"Un souvenir de Marcel Proust", par Anna de Noailles

"Ce grand sensoriel avait des passions décisives, un temps limité, une prescience de ses besoins spirituels, une solitude intérieure que l'on n'envahissait pas."

Jacques-Émile Blanche, Deuxième étude pour le portrait d’Anna de Noailles (1922)



Un souvenir de Marcel Proust

in Marcel Proust, Correspondance générale, t. 2 : Lettres à la Comtesse de Noailles, 1901-1919, Paris, Plon, 1931.



J'ai plusieurs fois évoqué pour ceux qui l'aimaient comme pour ceux qui l'admiraient sans l'avoir connu, le visage et l'esprit de mon cher ami Marcel Proust. Tout dernièrement j'ai fait précéder d'un portrait que je crois coloré, mobile, quelques-unes des lettres magnifiques qu'il m'a écrites. J'espère être parvenue à excuser l'encens qu'il fait brûler vers moi si généreusement, que le lecteur est plus en contact avec le nuage aromatique émané de son coeur qu'avec moi-même, enveloppée et transfigurée par ce baume sans pareil. Mais il y aurait une coupable avarice de l'esprit à ne pouvoir transporter, dans l'écriture, une part de la conversation perpétuelle que nous consacrons si aisément, et pour notre propre bonheur, à un ami disparu, enchaîné par notre mémoire et nos récits à notre destinée persévérante.

Platon affirme que les corps séduits par les grâces de l'univers et qui subirent trop vivement les voluptueux sortilèges, se détachent péniblement de la terre, que leurs désirs y viennent péniblement rôder avec regret et une douloureuse convoitise. Marcel Proust, après avoir tout aimé religieusement et à travers une souffrance sans plaintes, s'est endormi dans une paix ascétique. C'est nous qui ne consentons pas à cesser de l'attirer dans nos demeures et à ne plus le retenir dans les mailles de nos moroses journées, où brûle plus faiblement le feu de l'esprit que ses donations incessantes attisaient.


*


Il semble convenu qu'une ou deux études consacrées par nous à une oeuvre de génie libère notre gratitude envers elle. Les intérêts des vivants ressaisissent ceux qui avaient choisi de converser avec les morts. Trop souvent les Ombres aimées ne bénéficient plus que de notre récit verbal : la parole aisée, en son glissement naturel ou ingénieux, connaît le privilège de reproduire, par les précises et ondoyantes anecdotes, le visage, la voix, les attitudes, les propos de nos amis évanouis. Le cercle brisé se reforme, le joyau perdu n'y manque plus, nous recomposons, en parlant, ce passé où battaient facilement nos ailes de vigoureux papillon, et sur nous brillaient à nouveau les rayons du soleil amical qui confortait et développait nos mystérieuses forces.

Pourquoi ne pas admettre que le rappel écrit de la physionomie et de l'âme qui nous étaient chères, pour semblable qu'il puisse être à une description antérieure, constitue des rencontres momentanément réelles et familières, dont tout le malheur la vie est qu'elles ne soient qu'imaginaires ? Il y a dans un drame célèbre de Paul Claudel, L'Annonce faite à Marie, une scène déchirante, qui m'avait puissamment émue dans le temps béni où ceux que j'aimais me semblaient éternels. Peut-être avons-nous comme une prévision de nos malheurs, car j'éprouvai une sorte d'excessif assentiment en entendant la phrase suivante criée par une jeune mère berçant le cadavre de son enfant qu'elle s'obstinait à vouloir allaiter encore : "Non, non, ce n'est pas assez d'amour, si l'on n'a pas le pouvoir de ressusciter les morts !" Michelet, que Marcel Proust aimait passionnément, présente sous une forme différente la suprême stupeur que la mort cause aux survivants, indéfiniment lésés. Selon le grand historien lyrique, dans l'énigmatique et farouche Bretagne, si souvent et si pieusement visitée par Marcel Proust, des fées hargneuses, issues de l'imagination populaire, s'accroupissaient, le jour des Morts, sur les sombres tombeaux, et, de loin, criaient à quelques rares passants : "Eloigne-toi de mon trépassé !" Pour nous, qui voyons se rétrécir d'heure en heure le temps qui nous reste à vivre dans la privation des tendresses rassurantes et suaves, nous hausserons jusqu'à la lumière du jour, autant qu'il nous sera possible, nos trépassés ; nous les garderons à nos côtés ; nous attendons d'eux qu'ils nous guident vers le séjour paisible où déjà nous faisons partie d'eux-mêmes, tel qu'inversement Eve était incluse et naissante dans le corps ignorant d'Adam.


*


Voici Marcel Proust en sa riante, active et languissante jeunesse, son bel oeil de rossignol du Japon, — oeil tout en liqueur brune et dorée, — est interrogatif et comme suspendu à quelque nécessaire et délicieuse leçon qu'il semble attendre avidement de nous. Ne nous y trompons pas ; Marcel Proust n'interrogeait pas ; il ne s'instruisait pas au contact de ses amis. C'est à lui-même qu'il posait en silence de méditatives questions, auxquelles il répondait ensuite, dans sa conversation, dans ses actes, dans son oeuvre, avec une inébranlable conviction qui communiquait à son visage onctueux de constant adolescent une sorte de dureté éphémère mais saisissante, et semblable à une inscription votive, gravée sur la pierre loyale.

Oui, bien que son attitude et le son de sa voix eussent une douceur extrême, ses conversations abondaient en affirmations, et nul coeur ne fut moins hésitant que le sien, ne doute moins de sa vérité. Il imposait ce qu'il estimait, se riait à bon escient du goût d'autrui, jugeait comme on constate, fermement, bravement, sans s'inquiéter d'être jugé lui-même. Il eût soutenu contre l'univers ses certitudes, et, gracieusement mais implacablement, parqué dans un désert formé par sa réprobation, ceux qui eussent voulu attenter à ses admirations enthousiastes.

C'est lui qui, un jour éblouissant de juillet, assis près de moi, à l'heure du crépuscule, sur un divan bas, dans l'appartement qu'habitait alors ma soeur, avenue Henri-Martin, me lut et vanta le premier, un nouveau recueil enchanteur de Francis Jammes, où apparaissait dans son paradis rustique ce dieu campagnard, couvert de rosée et d'argile, faisant naître sous ses pas pesants la campanule et la digitale ; évoquant aussi, entre les murs calcaires de sa maison bleutée, la Guadeloupe, au seul contact d'un coffret de laque et de corail, hérité d'un aïeul maternel ; se nourrissant, — eût-on dit, — d'un brouet d'azur tassé dans un bol en bois odorant. Depuis cette lecture d'un soir radieux, c'est à Francis Jammes que je décernerais le prix fondé sans doute dans les cieux par saint François d'Assise, si toutes les bêtes velues, volantes, de sa contrée béarnaise, incomparablement décrites par lui, ne finissaient pas, l'oeil éteint, le col renversé et sanglant, dans sa gibecière.

Aucune ironie, dirigée à tort contre de grands et poétiques écrivains, contestés parfois, n'auraient pu modifier l'enivrement de Marcel Proust. Qui persuaderait-on contre l'arôme et la saveur qui l'enchantent, contre le plaisir de ses yeux ?

L'intrusion de la sensibilité ou de l'hostilité d'autrui dans le domaine des préférences de Proust ne marquait pas d'empreintes. Il pouvait aussi, il est vrai, ne pas vouloir s'accointer de génies authentiques. Je me souviens qu'il opposa une indifférence presque discourtoise au récit que je lui fis, plus tard, de telles pages de Schopenhauer, qu'il avait pourtant vénéré, de tel poème de Rimbaud, où le soldat de jadis, blessé et perdant son sang dans les "cressons bleus" d'un tableau d'impressionniste, était en droit de l'émerveiller. Ce grand sensoriel avait des passions décisives, un temps limité, une prescience de ses besoins spirituels, une solitude intérieure que l'on n'envahissait pas. Marcel Proust mieux que personne, et ses Pastiches en font foi, eût pu établir la critique de ce qu'il adorait. "Il faut savoir lâcher à temps ses métaphores", disait Alphonse Daudet (cette citation me vient de son fils), et j'ai moi-même souvent affirmé que l'intelligence consistait à se défaire honnêtement et rapidement de son pari intellectuel, dès que la moindre lueur de contradiction admissible brillait aux yeux de l'adversaire. C'est bien ainsi qu'agissait Marcel Proust. Certes, s'il eût été dans le cas de moins aimer Anatole France, Barrès, Bergson, Monet, Debussy, Maeterlinck, il eût recours au parfait et délicat outillage de son coeur et se serait employé à poser des pinces chirurgicales et des pansements neigeux sur les plaies appauvrissantes, mais il n'eût pas maintenu contre les défaillances, contre l'évidence, ses passions d'avocat pur et superbe. Sublimes ferveurs intègres, qui me font aimer le notaire familial décrit par Balzac dans le Cabinet des Antiques à l'égal des douleurs de Tristan, des souffrances de Kurvenal !

En ce qui me concerne, moi, hélas ! la plus louée de toutes ses chimères, je n'ai connu que l'affection grandissante de Proust, car la demi-séparation qui nous affligea dans les dernières années de sa vie est due à la retraite que la détresse de la guerre me faisait rechercher, et ensuite à son travail acharné, à ses divertissements de la nuit et de l'aube.

Encore venait-il souvent à l'improviste chez moi, où il rencontra un de mes plus chers amis, M. Henri Gans, dont il distingua immédiatement les qualités insignes et qui prit l'habitude d'aller souvent passer l'heure de minuit au chevet de Marcel Proust.

Dans les lettres que Marcel Proust m'a écrites, plusieurs manquent. Volontairement je garde secrètes celles où son esprit bondé d'observations et de brusque hilarité ébauchait de brillants et narquois portraits, capables de peiner de charmants vivants, aimés de lui, qu'il aurait été désespéré de contrister. Quelques autres lettres m'ont été dérobées. Je ne fais aucun reproche à l'amateur inconnu qui, voyant ouvertes sur ma table ces huit pages habituelles, les emporta pour les lire et ne me les rendit point. Le cher Proust était vivant, circulant ; "un vivant n'est pas vénérable", ai-je pu écrire dans une strophe douloureuse et si vraie d'un recueil de poèmes où j'ai fait, de mes morts, ma compagnie supérieure.

Pourtant, une de ces lettres, dont le possesseur ne s'est pas révélé à moi, est particulièrement intéressante par la description, exacte et détaillée dans l'affliction que me faisait Marcel Proust de l'agonie de sa mère, qu'il aima, on pourrait dire, exclusivement. Je me souviens que cette confidence, hâtivement écrite, où tout était dévoilé, me surprit, et, s'il m'est permis de l'avouer, fit naître en mon coeur un blâme contre lui, ainsi que le besoin irrité, passionné, fraternel, d'écarter de si cruelles visions. C'est là que Marcel Proust est unique ; le spectacle sur lequel nous ne levons pas les yeux ou que nous dépeignons qu'atténué, Marcel Proust, débordant d'amour filial, ne craignant pas de l'exposer sans restrictions, préférant se blesser lui-même, choisissant peut-être aussi de se délivrer, au moyen d'une description poignardante, d'un désarroi et d'une alarme intolérables, qui entendaient ne rien sacrifier aux timides ou habituelles convenances.

Cette mort maternelle, qui devait à jamais le priver de tout et le jeter dans un travail où sentit se dépouiller, chaque jour, de leur résistance, les fibres de sa vie, je l'ai retrouvée dans celui de ses volumes où il nous montre — tableau incomparable — l'agonie de sa grand-mère, décrite dans les termes mêmes dont il s'était servi pour me faire assister avec lui au combat contre les ténèbres de l'être qui lui fut le plus cher.

Je me rappelle avoir écrit à alors à Marcel Proust (sans que je voulusse lui rappeler le document de jadis, dont j'avais été bouleversée), qu'il est des passages de son oeuvre que je considérais, en leur véracité, comme sacrilèges, et qu'il m'arrachait les paupières me contraignant à tout voir, là où j'eusse voulu me protéger, me défendre, ignorer.

Au cours de sa correspondance, on verra qu'il m'obligea aussi, — don divin de sa part, et parfois cruel — à contempler une image de moi qui est surtout celle de son esprit ardent, de son rêve, de ses paradis désirés.

Le peintre Hokusai s'intitulait le "vieillard fou de dessin". Notre toujours jeune, rayonnant et immortel compagnon, Marcel Proust, peut en mon coeur prendre à jamais le nom de "l'ami fou de poésie".


Comtesse de Noailles.

Février 1931.


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