"Songe de Platon", par Voltaire
Dernière mise à jour : 10 janv. 2022
Platon (428 av. J.C. / 348 av. J.C.)
Voltaire
Songe de Platon
[Œuvres complètes de Voltaire, Garnier, 1877, tome 21]
SONGE DE PLATON
(1756)
Platon rêvait beaucoup, et on n’a pas moins rêvé depuis. Il avait songé que la nature humaine était autrefois double, et qu’en punition de ses fautes elle fut divisée en mâle et femelle. Il avait prouvé qu’il ne peut y avoir que cinq mondes parfaits, parce qu’il n’y a que cinq corps réguliers en mathématiques. Sa république fut un de ses grands rêves. Il avait rêvé encore que le dormir naît de la veille, et la veille du dormir, et qu’on perd sûrement la vue en regardant une éclipse ailleurs que dans un bassin d’eau.
Les rêves alors donnaient une grande réputation. Voici un de ses songes, qui n’est pas un des moins intéressants.
Il lui sembla que le grand Démiourgos, l’éternel Géomètre, ayant peuplé l’espace infini de globes innombrables, voulut éprouver la science des génies qui avaient été témoins de ses ouvrages. Il donna à chacun d’entre eux un petit morceau de matière à arranger, à peu près comme Phidias et Zeuxis auraient donné des statues et des tableaux à faire à leurs disciples, s’il est permis de comparer les petites choses aux grandes.
Démogorgon eut en partage le morceau de boue qu’on appelle la terre ; et, l’ayant arrangé de la manière qu’on le voit aujourd’hui, il prétendait avoir fait un chef-d’œuvre. Il pensait avoir subjugué l’envie, et attendait des éloges, même de ses confrères ; il fut bien surpris d’être reçu d’eux avec des huées.
L’un d’eux, qui était un fort mauvais plaisant, lui dit :
« Vraiment vous avez fort bien opéré : vous avez séparé votre monde en deux, et vous avez mis un grand espace d’eau entre les deux hémisphères, afin qu’il n’y eût point de communication de l’un à l’autre. On gèlera de froid sous vos deux pôles, on mourra de chaud sous votre ligne équinoxiale. Vous avez prudemment établi de grands déserts de sables, pour que les passants y mourussent de faim et de soif. Je suis assez content de vos moutons, de vos vaches et de vos poules ; mais, franchement, je ne le suis pas trop de vos serpents et de vos araignées. Vos oignons et vos artichauts sont de très-bonnes choses, mais je ne vois pas quelle a été votre idée en couvrant la terre de tant de plantes venimeuses, à moins que vous n’ayez eu le dessin d’empoisonner ses habitants.
Il me paraît d’ailleurs que vous avez formé une trentaine d’espèces de singes, beaucoup plus d’espèces de chiens, et seulement quatre ou cinq espèces d’hommes : il est vrai que vous avez donné à ce dernier animal ce que vous appelez la raison ; mais, en conscience, cette raison-là est trop ridicule, et approche trop de la folie.
Il me paraît d’ailleurs que vous ne faites pas grand cas de cet animal à deux pieds, puisque vous lui avez donné tant d’ennemis et si peu de défense, tant de maladies et si peu de remèdes, tant de passions et si peu de sagesse. Vous ne voulez pas apparemment qu’il reste beaucoup de ces animaux-là sur terre : car, sans compter les dangers auxquels vous les exposez, vous avez si bien fait votre compte qu’un jour la petite vérole emportera tous les ans régulièrement la dixième partie de cette espèce, et que la sœur de cette petite vérole empoisonnera la source de la vie dans les neuf parties qui resteront ; et, comme si ce n’était pas encore assez, vous avez tellement disposé les choses que la moitié des survivants sera occupée à plaider, et l’autre à se tuer ; ils vous auront sans doute beaucoup d’obligation, et vous avez fait là un beau chef-d’œuvre. »
Démogorgon rougit ; il sentit bien qu’il y avait du mal moral et du mal physique dans son affaire ; mais il soutenait qu’il y avait plus de bien que de mal.
« Il est aisé de critiquer, dit-il ; mais pensez-vous qu’il soit si facile de faire un animal qui soit toujours raisonnable ; qui soit libre, et qui n’abuse jamais de sa liberté ? Pensez-vous que, quand on a neuf ou dix mille plantes à faire provigner, on puisse si aisément empêcher que quelques-unes de ces plantes n’aient des qualités nuisibles ? Vous imaginez-vous qu’avec une certaine quantité d’eau, de sable, de fange, et de feu, on puisse n’avoir ni mer, ni désert ? Vous venez, monsieur le rieur, d’arranger la planète de Mars ; nous verrons comment vous vous en êtes tiré avec vos deux grandes bandes, et quel bel effet font vos nuits sans lune ; nous verrons s’il n’y a chez vos gens ni folie ni maladie. »
En effet, les génies examinèrent Mars, et on tomba rudement sur le railleur. Le sérieux génie qui avait pétri Saturne ne fut pas épargné ; ses confrères, les fabricateurs de Jupiter, de Mercure, de Vénus, eurent chacun des reproches à essuyer. On écrivit de gros volumes et des brochures ; on dit des bons mots, on fit des chansons, on se donna des ridicules, les partis s’aigrirent ; enfin l’éternel Démiourgos leur imposa silence à tous :
« Vous avez fait, leur dit-il, du bon et du mauvais, parce que vous avez beaucoup d’intelligence, et que vous êtes imparfaits ; vos œuvres dureront seulement quelques centaines de millions d’années ; après quoi, étant plus instruits, vous ferez mieux : il n’appartient qu’à moi de faire des choses parfaites et immortelles. »
Voilà ce que Platon enseignait à ses disciples. Quand il eut cessé de parler, l’un d’eux lui dit :
Et puis vous vous réveillâtes.
FIN DU SONGE DE PLATON.