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Anna de Noailles, chroniqueuse pour Vogue – "Les dîners en ville"


"De se savoir fautive, elle n’a cure. Plaît-elle ? Son apparition est-elle réussie ? Voilà qui la nourrit, l’enivre, la laisse insensible à la réelle douleur des appétits réguliers et féroces que secrètement elle méprise."

"Les dîners en ville"

Anna de Noailles, 1926



Entre février et décembre 1926, Anna de Noailles livre chaque mois une courte chronique au magazine Vogue ; de drôles de petits récits aussi légers que caustiques en forme de billets d'humeur, directement destinés aux lectrices du célèbre magazine.

La Comtesse de Noailles, première femme à accéder au grade de commandeur de la Légion d’honneur, est fréquemment érigée en modèle d’émancipation — il faut bien dire qu'il n'était guère courant à l'époque, pour une femme de lettres, d'accéder comme elle aux hautes sphères du succès. Notre siècle admire donc aujourd'hui, et à raison, cette poétesse, romancière, journaliste, connue et reconnue dans l'effervescence intellectuelle du Tout-Paris 1900. Il n'hésite pas à y voir une figure de femme certes libre, mais peut-être isolée et malheureuse dans un milieu d'hommes. Anna de Noailles s'illustre pourtant, dans ces chroniques, par un franc-parler qui pourrait bien décevoir quelques féministes et par des prises de position pas particulièrement avant-gardistes…

« Ambition des femmes » ouvre le bal en février 1926. Ce titre ambigu pourrait suggérer une pensée particulièrement revendicative, typique des années Vingt, mais le texte est en réalité un condensé de "perles", qui ne satisferaient sans doute guère notre bien-pensance moderne. "Une femme qui réfléchit fait peine à voir", y lit-on. Paradoxe ou coquetterie suprême ? Une liberté d'opinion pour le moins surprenante, à plus forte raison en période de remise en question et de mutation du statut féminin.

En cette année 1926, notre grande mondaine mélancolique est au sommet de sa gloire. Elle qui n'a plus rien à prouver peut ainsi se permettre de livrer le fond de sa pensée même si, habile, elle sait devancer les critiques. "Mme de Noailles, vous n'êtes pas féministe ? » fait-elle mine de se demander à la fin de sa chronique. Et, de répondre : "Un poète n'est pas obligé de l'être tout à fait" ! On l'aura compris, Anna de Noailles n'eut ni besoin, ni envie, de se dresser en grande prêtresse de la cause féminine.

Certes, l'éducation très privilégiée qu'elle reçut facilita grandement son accession aux milieux artistiques et intellectuels alors principalement réservés aux hommes. Là où certaines de ses contemporaines, nées dans des milieux plus modestes (Jeanne Perdriel-Vaissière, Hélène Picard, Emilie Arnal...) eurent à se battre pour leur place et/ou tombèrent rapidement dans l'oubli, Anna de Noailles sut conserver son titre de femme de lettres jusqu'à sa mort... Mais il serait injuste de limiter la célébrité d'Anna de Noailles à son privilège de classe, en omettant d'évoquer sa clairvoyance innée, sa grande vivacité d'esprit, sa sensibilité paroxystique, et la progression sans cesse affirmée et renouvelée d'un talent peu commun. Plus encore que ce qu'elle avait à dire sur son époque et sa condition de femme, ce furent ses succès, son magnétisme, sa vie de mère, d'épouse, d'amie, d'écrivain accomplie, qui firent parler d'elle... Elle comprit très tôt son immense pouvoir, prit ses libertés — et, en ce sens, à sa manière, fut incontestablement en avance sur son temps.

Nullement effrayée de se mêler aux hommes, elle sut les admirer pour leur talent, sans nécessité d'établir un quelconque rapport de force avec eux. L’estime mutuelle se tisse ainsi naturellement, entre les hommes et elle, entre les femmes et elle. C'est peut-être en l'harmonie que croit surtout Anna de Noailles... Une pondération que l'on peut paradoxalement envier aujourd'hui. Et ses petites phrases choc, dans ses chroniques de Vogue, lui permettent de glisser certaines vérités qu'elle estime incontestables. Selon Madame de Noailles, là où l'homme échoue, la femme réussit — et inversement.


Anna de Noailles, ici aux côtés d'Albert Einstein, Paul Langevin, Paul Painlevé, Thomas Barclay, Leo Strisower, Paul Appell, Emile Borel, et Henri Lichtenberger, grands noms du monde scientifique

Photo prise à l'occasion d'un déjeuner en l'honneur d'Albert Einstein (1922)



Mais voilà ; à la fin des années Vingt, la Comtesse était déjà d'une autre époque, appartenait déjà à une autre génération. Alors que les coupes de cheveux se voulaient radicalement courtes, stylisées, elle conserva longtemps sa longue chevelure, signe d'une certaine rébellion conservatrice qui fit d'ailleurs l'objet d'une autre chronique, dans le numéro de mars 1926, "Fantaisie et volonté des femmes". "Les femmes m'en voudront-elles de leur dire que je ne m'habitue pas à leur grand mépris de la chevelure d'Yseult (...) Je leur reproche ce dépouillement de la nuque, lieu secret, amoureux de l'ombre...". Même constat dans "Jeunesse des femmes" (Vogue, 1er avril 1926), dans lequel elle écrit "(...) les femmes ont, par leurs courts cheveux, détruit la diversité, et nous imposent une vision répétée de nuques semblables, qui font songer à ces fruits en espalier que la chaleur des serres développe également (...)."

On imagine l'accueil mitigé que reçurent ces chroniques de Vogue ; les plus jeunes lectrices du magazine avaient peut-être dix-huit ans quand Anna en avait déjà cinquante... Madame de Noailles fit le choix de demeurer fidèle à l'ancien monde, celui qui berça ses rêveries de jeune femme. Les mauvaises langues diraient qu'elle resta surtout "figée", momifiée dans un monde idéalisé, un monde ouaté, bourgeois, d'avant-guerre... Que l'on juge librement de cela — ses chroniques demeurent un précieux témoignage d'une certaine époque de volupté et d'élégance…


Pourquoi proposer ici le texte des dîners en ville ? Peut-être parce que le charme suranné de l'imaginaire d'Anna de Noailles s'y trouve concentré et exalté — et que cette chronique, qui ressemble à première vue au récit banal d'une soirée au sein de la haute société, est, à l’image de sa narratrice, plus complexe qu'elle n'y paraît.

Anna se cache-t-elle derrière sa narratrice, analysant avec lucidité les pensées de son héroïne observatrice et orgueilleuse, et lui rappelant non sans malice qu’elle-même, tel l’arroseur arrosé, pourrait bien être la cible de l’observation des autres ? N’est-elle pas aussi, d’une certaine façon, au premier degré, cette femme en pleine possession de ses moyens, exerçant sur autrui un empire qu’elle pense indiscutable ? La subtilité du « flux de pensées » est en tout cas délicieuse, et bien typique du don d’acuité que possédait Noailles, reine incontestée des Salons du grand monde.

C’est surtout le portrait d’une époque qui est brossé ici — époque dont l’imaginaire convenait sans doute davantage à la sensibilité de la poétesse, et qui, au moment de la publication du texte, semblait presque déjà révolue. Plutôt que de se projeter dans la "société de demain", dont elle apercevait les prémices avec quelque inquiétude, elle fit, comme toujours, le choix de l'ancien monde.


Couverture du numéro du numéro de Vogue du 1er mai 1926, dans lequel est parue la chronique "Les dîners en ville"

Gallica, BNF


Vogue, 1er mai 1926

Gallica, BNF



Egalement à lire à propos d'Anna de Noailles, sur anthologia :




Les dîners en ville


Une femme entre rapidement, de ce pas heureux qu’elle adopte pour paraître et conquérir, dans le salon où l’on guette sa venue. L’assemblée lui fait un riant accueil de la voix, du regard, du geste des mains offertes. C’est le plaisir de la voir que manifestent les convives réunis, car le public parisien est fidèle et curieux, mais c’est aussi la joie de la cessation imminente du jeûne, si la femme attendue est en retard et qu’elle arrive nonchalamment à neuf heures quand on l’espérait à huit heures et demie. De se savoir fautive, elle n’a cure. Plaît-elle ? Son apparition est-elle réussie ? Voilà qui la nourrit, l’enivre, la laisse insensible à la réelle douleur des appétits réguliers et féroces que secrètement elle méprise. « Le monde appartient à ceux qui n’ont pas d’heures fixes pour les repas », telle est sa devise inhumaine et naïve. Ayant jeté à chacun, avec une gracieuse sûreté, ce sourire volant, distribué en pétales de roses qu’on effeuille, la dame parée et satisfaite de soi pénètre dans la salle à manger, prend place à la table longue, blanche et triste, dont nous ne vanterons ni l’éclat de la nappe, ni les cristaux étincelants, ni les flacons colorés de rubis et de topaze, ni encore les coupes où s’amoncellent les fruits, ce paysage alimentaire ayant ébloui, on ne sait pourquoi, tant de romanciers, qui se sont attachés à le dépeindre en ces mêmes termes, ingénus, excessifs, et désormais classiques !

En ce chagrin séjour qu’est la salle à manger, les maîtres d’hôtel, sérieux et sans joie autant que des gardiens de musée, surveillent et supputent, avec un regard de gendarmes, cette intrusion d’une compagnie noire par les hommes, bigarrée par les femmes, qui vient assaillir, pour la saccager, la table par eux édifiée, — car c’est ici un lieu de gracieuse souillure et de subtile démolition.

Dans le silence qui d’abord préside au groupement autour du linge lustré, Sibérie où se meurent des fleurs penchées sur une fallacieuse neige tramée, on absorbe le potage court et tiède, mets sacrifié, victime de l’attente. Après avoir observé son voisin de droite, son voisin de gauche, et constaté qu’aucun des deux ne lui fournirait le pétillant plaisir que seule la musique insidieuse, dans les restaurants, provoque désordonnément, la dame au net regard parcourt ce lot d’humains qu’il lui est loisible d’étudier. Les hommes, elle les constate, leur décerne en esprit son indulgence ou son dédain, puis elle les supprime. Pourquoi ? parce que l’homme qui nous plairait n’est pas dans les salles à manger. Ce n’est pas là qu’on le découvre. On l’y introduit bien plus tard, quand nos amis ont compris que sa présence nous était chère, et c’est alors tout un art compliqué de savoir le regarder sans complicité ou sans apparente ignorance, de ne pas se taire constamment à ses côtés, de ne pas le traiter avec une cérémonieuse hostilité, et surtout, — c’est là qu’il faut contrôler les mystérieux réflexes de l’âme, — de ne pas le fuir par convenance.

Donc, sans prédilection ni animosité pour les convives mâles, ce sont les femmes que la femme aux yeux agiles va inspecter. Avec quelle vitesse des prunelles elle les enveloppe, les voit, les devine, les juge ! Voici l’insignifiante, jeune et jolie fille, contente en tous lieux, en tous jeux. Que ce soit la danse, la promenade ou le repas, elle s’épanouit, se réjouit, se dispose au mariage comme aux matches. Elle est loyale et cherche un compagnon honnête. Elle n’est pas à craindre dans le perfide amour. Pendant que s’exerce ainsi la muette critique, les plats abordent au blanc rivage de la table. On voit arriver le turbot. Coiffé d’une gerbe de persil, ceinturé, dans un impossible et posthume sauvetage, de la farineuse rondeur des pommes de terre nues, le turbot, vaste et plat, étincelle. Seule persévérance dans un univers où tout est changé : les usages, les modes, les plaisirs et le cœur même, le turbot, lui, subsiste.

Turbot inévitable, offrande des eaux profondes, vaisseau naturel, porteur de sel et d’iode, dans votre blanche peau bouillie, grenue comme le riche tissu de soie qu’on nomme crêpe romain, vous reposez sur la serviette cotonneuse, armé d’arêtes guerrières, sorte de samouraï vaincu et tombé sur le flanc. Vous êtes comme poignardé à la hauteur du cœur ; votre col s’évase, la blessure descend, et l’on vous voit béant sur votre délicat squelette de nacre. C’est vous, habitant magnifique et coûteux des mers, le symbole de l’estime dans laquelle le maître de maison tient ses hôtes ; vous indiquez le dîner plein d’honneur, le salut au mérite, les obligations rendues au Ministre, à l’Académicien, au Maréchal, à l’Ambassadrice, à l’Étranger.

Et pourtant on vous déchire et vous ingère avec indifférence, on vous a toujours connu, vous ne serez point détrôné, vous n’êtes pas distrayant. La gélinotte, oiseau infidèle, nourrie d’un lointain genièvre, abreuvée d’une rosée glacée, elle, nous intéresserait ! Message des forêts neigeuses et des sapins bleuâtres, elle nous apportait la saveur de l’écorce et de la moelle du bois de l’Oural dans sa chair résineuse, minutieusement stratifiée, composée d’odorantes échardes, délicieuse menuiserie ! Où est-elle ? Son nid s’est-il défait à jamais dans la mystérieuse Russie qui nous dispense encore l’adorable froidure vernie de son caviar ? Vous, turbot pailleté de gouttelettes d’argent, qu’une sauce de corail où, dans le brûlant velours, la crevette est recroquevillée en forme de petit escargot charnu, vous accompagne, et c’est à elle que va l’amusement et la curiosité du goût. Aussi, pendant votre passage éphémère autour de la table où diminue et s’abolit enfin votre apparence, la dame à l’esprit caustique garde toute liberté de considérer les autres femmes dont elle avait commencé l’analyse.

À ses voisins elle parle en riant, mais son esprit reste attentif. La belle pastille brillante de son regard châtain ne cesse de penser avec intelligence. Elle regarde.

Après la jeune beauté, fraîche et babillarde, qui n’offre pour elle aucun danger, voici la dame belle et sculpturale, dont les dimensions, bien qu’harmonieuses et chantées par Homère comme par Chénier, ne se portent pas cette année, car le noble élancement des Muses est parfois désuet, cesse de plaire, est mis au rebut tout bonnement, comme le fut le rose franc de l’aurore et de la fleur de Ronsard en faveur des mauves de la glycine et des boules de gomme savoureuses, comme le fut aussi le bleu de la vague ionienne au profit des verts glauques de l’absinthe.

Oui, la beauté altière, seule prônée jadis, et qu’Aristote a consacrée en affirmant qu’une femme qui n’était pas grande, excessivement grande, n’était pas belle, peut être soudain destituée.

Il s’agit, en la saison actuelle, de chérir les toilettes extravagantes. Une robe est une pochade fringante, une gaie et cocasse palette de peintre préparant ses couleurs, et, comme il en va de la plaisanterie, les plus courtes robes sont les meilleures. Cette fantaisie, drôle et charmante dans une brève étendue, allons-nous la voir se suspendre au long d’un corps de déesse ? Le motif burlesque, la teinte acide ou brutale qui semble arrachée à la parure de la mulâtresse, le comique, enfin, pourrait-il ajouter à la grâce de ces membres allongés, destinés aux voiles grecs et non à des mouchoirs de nègres ?

Donc, la dame qui observe et juge en silence, pardonne à la beauté majestueuse, qui n’est pas l’idole de la mode, ces temps-ci, et qui se fait repentante et peureuse dans le lambeau de vêtement qu’on lui livre.

Mais là-bas, que voit-elle ? Fardée, riant, les coudes sur la table, ni ravissante, ni très jeune, mais bien à l’aise, la femme qui plaît, celle que les hommes entourent, se disputent, n’effarouchent jamais ; qui leur sait gré de leur caprice flatteur ; qui ne les blâmera pas de leur trahison ; qui, l’intrigue révolue, reste toujours leur amie. Non, la dame au bel œil qui scrute avec dextérité les visages, ne voudrait pas des hommages éphémères que reçoit la rieuse et obligeante gitane. Elle ne souhaite pas ce qui est facile et sans fierté.

Et voici que l’inspection est interrompue, la vive observatrice se meut légèrement sur sa chaise austère, s’incline à gauche, ses deux mains levées ont le geste de la danseuse qui tiendrait haut, avec une grâce mignarde, une couronne de fleurs champêtres, enrubannée. Que fait-elle ? Les doigts munis d’une cuillère, d’une fourchette d’argent suspendues au-dessus de l’énorme poularde truffée dont elle choisit, mentalement d’abord, la portion la plus séduisante, elle rêve, troublée, envahie par l’arôme abondant de la truffe : étrange démon de la terre, charbon lisse et dense, qui ravit la gourmandise, en ne lui offrant pourtant qu’un dur caoutchouc finement laudanisé !

Et le festin se poursuit, et la silencieuse critique aussi. Un blâme muet envahit soudain la moraliste, émane de ses prunelles durement attentives, et comme assénées sur deux ménages distribués autour de la table aux nombreux convives. D’où viennent-ils, ces couples ostensiblement heureux, un peu disparates, lui trop jeune, elle étincelante et rajeunie, et sur qui se porte, de ci, de là, une curiosité élogieuse et attendrie ? L’un arrive d’Égypte, l’autre de Capri. Ils ont achevé, ces deux couples, leur voyage de noce, ce voyage de noce tardif qui est en honneur à présent, et qui consacre le bonheur, jadis secret, d’un amour sans fraîcheur, et la réussite féminine d’une longue patience. — Que Phèdre aime Hippolyte et, plus encore, pour franchir des espaces infinis, que Mme du Deffand, lisse et glacée dans sa jeunesse comme le net bégonia à l’aube, pose enfin, vers soixante et dix ans, des mains tremblantes d’amour sur le visage du jeune Anglais que ses yeux voilés lui interdisent de contempler, voilà une tragédie éternelle, un mal cruel et divin dont les martyres remerciaient sans doute les dieux, car, — un sage l’a dit, — il n’est de mort miséricordieuse que de mourir d’amour ! Mais est-il raisonnable, est-il réjouissant de voir, unie par les liens serrés du mariage, la femme, si plaisante soit-elle, qui, au côté de son jeune époux, nous instruit du bonheur conjugal de son fils et de ses filles, nous informe des prénoms pimpants dévolus à ses petits-enfants, dont elle vient d’être la marraine ?

Ah ! qu’ils aillent rêver sur le golfe de Naples, Lui et Elle, quels que soient les ans qui les séparent ; qu’ils parcourent les sables africains, cahotés par les chameaux asservis et pensifs, au long col émouvant, cygnes géants et fauves du désert, Elle et Lui, qui se complètent mystérieusement en mêlant la naïve gaîté du mâle à l’automne d’or du cœur féminin, riche de science et de douceur, mais qu’ils n’échangent pas l’anneau nuptial, qu’ils ne reçoivent pas de félicitations, qu’ils n’avouent pas, qu’ils ne disent rien ! À cette condition, ils le savent bien, leur félicité nous touche plus qu’aucune autre ; elle n’est pas plus précaire, et pourtant le paraît ; nous les aimons, nous avons peur pour eux, nous avons peur pour nous, surtout, qui pouvons être à leur ressemblance ; et qui n’a pitié de soi, qui ne se plaint, qui ne se pleure !

Pendant cette méditation poignante, la dîneuse au masque indevinable, a, certes goûté le mets voluptueux, qui, à lui seul, excuse le dîner ambulant. Elle a mangé, caressé des lèvres et du palais, le poétique, le voluptueux foie gras : rose de Bengale fondante, crème et beurre d’œillets roses, auprès de quoi tout fruit n’est qu’une eau parfumée !

Anticipons. La voici rentrée chez elle, vers minuit, cette femme difficile, chez qui la bonté n’atténue pas la lucide vision. Et je voudrais lui dire : « Madame et chère amie, votre vigilant esprit ne vous a point trompée, choses et gens sont à peu près comme vous les avez vues. Rien n’est parfait autour de nous, bien au contraire, et nous ne jugeons avec bienveillance que par indifférence ou par amour. Mais vous, vous-même, savez-vous quelles remarques vous vous êtes attirées dans la pensée de ceux que vous définissiez ? Quelle opinion ont-ils de vous, qu’en disent-ils à cette heure où vous voilà rentrée, assurée, paisible, en votre familier royaume ? »

La dame ne répondrait pas, je gage. Elle ne s’est pas posé la question, cette orgueilleuse ! Elle ne doit avoir de compagnons respectés que la passion et la solitude...

1926.

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