Balzac au collège Vendôme
Dernière mise à jour : 8 oct. 2022
Extrait de :
André Maurois
Prométhée: ou, La vie de Balzac
(1965)
"Le collège de Vendôme, où entra le jeune Balzac à huit ans, en 1807, était l’un des établissements scolaires les plus originaux de France. Il avait été fondé par les oratoriens qui, comme les jésuites, se vouaient à l’éducation, et passaient pour libéraux, ce qui devait plaire à Bemard-François. En fait les deux hommes qui, au temps de Balzac, dirigeaient le collège : Mareschal et Dessaignes, avaient, l’un et l’autre, accepté de prêter serment à la nation; tous deux s’étaient mariés. Mais ces prêtres mariés conservaient leur foi catholique et maintenaient, dans le collège, une discipline presque conventuelle. Les enfants ne quittaient rétablissement qu’à la fin de leurs études. «Nos élèves ne vont jamais en vacances, écrivaient les directeurs au recteur d’Orléans. Ils ne sortent point en ville. Les parents sont priés de ne point appeler à eux leurs enfants.. » Un censeur décachetait toutes les lettres, à l’entrée comme à la sortie. Les familles abdiquaient.
Les oratoriens de Vendôme enseignaient le respect de l’Empereur, faute de quoi leur établissement n’aurait pas survécu, mais ils résistaient à l’esprit militaire des lycées de l’Empire. La cloche, non le tambour, scandait les travaux et les jours. Le règlement des lycées prescrivait les lectures à haute voix pendant les repas. Précaution contre l’agitation des esprits. Les oratoriens, eux, autorisaient les conversations au réfectoire. Si on leur reprochait ce relâchement : « Eh quoi ? répondaient-ils, pour les bonnes mœurs, pour la discipline, pour conserver le bien opéré dans l’année, nous n’accordons pas de vacances, nous nous privons du repos qu’elles nous procureraient, et de l’économie qui en résulterait. Et l’on nous accuse des plaisirs que nous accordons aux élèves ! »
Qu’étaient ces maigres plaisirs ? « Quelques parties à la campagne, ainsi faites : un chef, trois maîtres et quarante-quatre élèves. Les plus avancés partent à quatre heures du matin ; font quatre lieues à pied, pour visiter des forges, une verrerie ou un observatoire; dînent frugalement sur l’herbe et rentrent bien las... » Il faut avouer que ces distractions semblent viriles et rustiques. Le collège menait une vie austère. On voit, à la bibliothèque de Vendôme, un dessin représentant la classe de mathématiques. Malgré un méchant poêle, le professeur enseigne la tête couverte, le col de sa redingote relevé. Quant aux punitions, elles consistaient en corrections qui, appliquées sur les doigts du coupable avec une férule de cuir (ultima ratio Patrum), causaient de vives souffrances, en innombrables pensums, en longs séjours dans une sorte de cachot, placé sous l’escalier et que les élèves appelaient «l’alcôve», ou dans les «culottes de bois», cellules de six pieds carrés, affectées dans chaque dortoir aux réfractaires.
Honoré Balzac, quand il entra dans les minimes à Vendôme, était un garçon joufflu, rouge de visage, mélancolique et silencieux. Il gardait, de la vie en famille, de tristes souvenirs.
Longtemps il allait décrire des mères coupables qui aiment un enfant adultérin et persécutent un fils légitime. Il apportait au collège une pénible défiance de chien battu. Il ne se sentait ni grâce ni hardiesse.
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Trouvait-il auprès de ses maîtres l’affection que ne lui prodiguaient pas ses parents ? L’un d’eux, le père Lefebvre, tint une grande place dans la vie de l’enfant. Ce professeur montrait, disent ses notes de noviciat, « du talent, de l’esprit, de la mémoire, plus d’imagination que de jugement, et du goût pour les merveilles et les systèmes ». En cela, il se trouvait rapproché d’un élève bizarre qui, lui aussi, éprouvait un appétit de merveilles. Se tenant pour exilé sur la terre, le jeune Balzac attendait du Ciel un miracle. L’une des tâches du père Lefebvre était de classer l’immense bibliothèque du collège, qui provenait, pour une part, du pillage des châteaux pendant la Révolution. Il donna des répétitions de mathématiques à Honoré, que son père rêvait de faire entrer un jour à Polytechnique, mais plus poète que mathématicien, il permettait volontiers à son élève de lire pendant le temps de répétitions.
« Donc, en vertu d’un pacte tacitement convenu entre nous deux, je ne me plaignais point de ne rien apprendre, et lui se taisait sur mes emprunts de livres. » Emprunts très vastes, et le père ne vérifiait guère les titres des ouvrages choisis par le jeune Balzac, qui lisait pendant les récréations, sous un arbre, pendant que ses camarades jouaient. Souvent il se faisait mettre au cachot, pour y lire en paix. Ainsi se développa en lui une véritable fringale de lecture. Ainsi commença-t-il d’acquérir une somme considérable de connaissances désordonnées mais qui, par leur désordre même, communiquaient à sa pensée une originalité précoce.
« Dès mon enfance, je m’étais frappé le front en me disant comme André de Chénier : Il y a quelque chose là ! Je croyais sentir en moi une pensée à exprimer, un système à établir, une science à expliquer... »
Collège de Vendôme, gravure de A. Queyroy
Il était d’ailleurs seul à imaginer, pour lui-même, un grand avenir. Aux yeux de ses maîtres et de ses camarades, il restait un élève très ordinaire, remarquable seulement par son appétit pour le papier imprimé et par une présomption que rien ne semblait justifier.
Comme André Chénier aussi, il essaya d’écrire des vers.
« Entraîné par cette intempestive passion, je négligeais mes études pour composer des poèmes qui devaient certes inspirer peu d’espérances, si j’en juge par ce trop long vers, devenu célèbre parmi mes camarades, et qui commençait une épopée sur les Incas :
O Inca ! ô roi infortuné et malheureux !
Je fus surnommé le Poète en dérision de mes essais ; mais les moqueries ne me corrigèrent pas. Je rimaillai toujours, malgré le sage conseil de M. Mareschal, notre directeur, qui tâcha de me guérir d’une manie malheureusement invétérée, en me racontant dans un apologue les malheurs d’une fauvette tombée de son nid pour avoir voulu voler avant que ses ailes ne fussent poussées. Je continuai mes lectures, je devins l’écolier le moins agissant, le plus paresseux, le plus contemplatif de la division des petits, et partant le plus souvent puni... »
Cette description est celle d’un de ses héros, mais les témoignages de ses condisciples montrent que le personnage et le créateur se ressemblaient. Le vers de treize pieds sur l’Inca, le collégien Honoré Balzac l’avait écrit. En fait, sa vocation ne l’appelait alors ni à la poésie ni à la science, mais à la recherche d’une philosophie occulte et naïve. Meurtri par la férule, blessé dans ses affections, « il se réfugia dans les cieux que lui entrouvrait sa pensée ». Peut-être fut-il moins précoce que Louis Lambert, mais, comme celui-ci, il lut, très jeune, des écrivains mystiques qui « l’habituèrent à ces vives réactions de l’âme dont l’extase est à la fois le moyen et le résultat ».
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Dès l’enfance, la lecture était devenue pour lui « une espèce de faim que rien ne pouvait assouvir : il dévorait des livres de tout genre, et se repaissait indistinctement d’œuvres religieuses, d’histoire, de philosophie et de physique... Son œil embrassait sept à huit lignes d’un coup, et son esprit en appréciait le sens avec une vélocité pareille à celle de son regard ; souvent même un mot dans la phrase suffisait pour lui en faire savoir le suc. Il se souvenait, avec une même fidélité, des pensées acquises par la lecture et de celles que la réflexion ou la conversation lui avaient suggérées ».
A l’âge de douze ans, son imagination, stimulée par le perpétuel exercice de ses facultés, s’était développée au point de lui permettre d’avoir des notions si exactes sur les choses qu’il percevait par la lecture seulement, que l’image imprimée dans son âme n’en eût pas été plus vive s’il les avait réellement vues ; soit qu’il procédât par analogie, soit qu’il fût doué d’une espèce de seconde vue par laquelle il embrassait la nature...
Très tôt, le mot voyant fit partie de son vocabulaire. Un voyant contemple en sa pensée, simultanément, le passé, le présent et l’avenir. Pourquoi serait-ce impossible ? Dans mes rêves, étendu sur mon lit, je voyage à travers l’espace et le temps. Donc l’espace et le temps sont tout entiers présents dans mon cerveau. D’autre part, puisque l’esprit peut ainsi voyager, puisque la pensée agit à distance, la lecture de pensée est possible, et aussi la seconde vue, qui contemple en imagination des objets éloignés. La volonté peut s’amasser et être projetée au-delà de soi, ce qui permet d’agir sur les autres, à distance, par force magnétique, et lui, Honoré Balzac, du collège de Vendôme, possède cette force.
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Il atteignit ainsi la classe de seconde. L’abus de la lecture, les visions qu’elle éveillait en lui, ses jours de solitude au cachot l’avaient plongé dans un bizarre état «d’absence», une espèce de coma qui inquiétait d’autant plus ses maîtres qu’ils n’en voyaient pas les causes. En fait, il semblait «absent» parce que son esprit était «ailleurs», dans les mondes évoqués par ses lectures. Aux yeux des oratoriens de Vendôme, le jeune Balzac était un élève paresseux qui, travaillant peu, ne pouvait souffrir de fatigue cérébrale. Devenu maigre et chétif, Honoré ressemblait à ces somnambules qui dorment les yeux ouverts; il n’entendait pas la plupart des questions qu’on lui adressait et ne savait que répondre quand on lui demandait brusquement : « A quoi pensez-vous ? Où êtes-vous ? »
Cet état surprenant, dont plus tard il se rendit compte, provenait d’une espèce de congestion d’idées. A l’âge de la puberté où les forces physiques, surabondantes, devraient être dépensées, il ne vivait que par l’esprit et avait les apparences de l’hébétude. Le bon Mareschal prit peur, appela Mme Balzac et, le 22 avril 1813, au milieu de l’année scolaire, le collégien fut ramené à Tours, dans sa famille. Son père et ses sœurs furent épouvantés par l’état dans lequel il revenait de Vendôme.
« Voilà donc, dit douloureusement la grand-mère Sallambier, comme le collège nous renvoie les jolis enfants que nous lui envoyons ! »
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