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La Jeunesse de Schopenhauer (par Adolphe Bossert)

Dernière mise à jour : 6 nov. 2021


Arthur Schopenhauer en 1815




La Jeunesse de Schopenhauer





II. — L’EDUCATION



Arthur avait cinq ans quand la famille, fuyant devant l’occupation prussienne, s’établit dans la ville libre de Hambourg. Son unique sœur, Adèle, naquit quatre ans après, en 1797. La même année, son père commença à s’occuper de son éducation. Henri Schopenhauer voulait faire de son fils un gentilhomme comme lui, ayant l’œil ouvert et le sens droit, jugeant de tout par lui-même et sachant se retourner dans le monde. S’il préférait la carrière commerciale à toute autre, ce n’était point par habitude ou par préjugé, mais à cause de l’aisance et de la liberté qu’elle procure et de l’exercice qu’elle donne à toutes les facultés. Il y avait deux moyens de s’y préparer, l’étude des langues et les voyages ; c’étaient, selon lui, les doux fondements de toute éducation personnelle et libérale.


« Il faut que mon fils, disait-il, apprenne à lire dans le livre du monde. »


En 1797, Arthur Schopenhauer fut placé chez un correspondant de son père, au Havre. Il resta là deux ans ; il apprit le français, si bien qu’à son retour il ne pouvait plus s’habituer aux dures consonances de la langue allemande. Plus tard, étant à Amsterdam, il se félicitait d’avoir pu passer une soirée entière dans une société où l’on ne parlait que français. A Hambourg, il commença ses études, ou plutôt sa préparation à la carrière commerciale, dans un institut qui n’était fréquenté que par les enfants des familles patriciennes. Mais, toutes les fois que l’occasion s’en présentait, son père l’emmenait au loin, et on le trouve tour à tour à Hanovre, à Cassel, à Weimar, à Prague, à Dresde, à Leipzig, à Berlin. Arthur Schopenhauer s’est sans doute souvenu des leçons et des expériences de sa jeunesse, quand plus tard il traçait ce parallèle entre l’éducation naturelle et l’éducation artificielle :

« D’après la nature de notre intelligence, nos idées abstraites doivent naître de nos perceptions ; celles-ci doivent donc précéder celles-là. Si l’éducation suit cette marche, comme c’est le cas chez celui qui n’a eu d’autre précepteur et d’autre livre que sa propre expérience, l’homme sait parfaitement quelles sont les perceptions que chacune de ses idées présuppose et qu’elle représente ; il connaît exactement les unes et les autres, et il les applique avec justesse à tout ce qui se présente devant ses yeux. C’est la marche de l’éducation naturelle. »


« Au contraire, dans l’éducation artificielle, qui consiste à faire dire, à faire apprendre, à faire lire, la tête de l’élève est bourrée d’idées, avant qu’il ait été mis en contact avec le monde. On espère ensuite que l’expérience suppléera les perceptions qui doivent confirmer ces idées. Mais, avant qu’elle ait pu le faire, les idées sont appliquées à faux, les choses et les hommes sont mal jugés, vus de travers, maniés à contresens. L’éducation produit ainsi des têtes mal faites. Le jeune homme, après avoir beaucoup appris et beaucoup lu, entre dans le monde comme un enfant perdu, tantôt sottement inquiet, tantôt follement présomptueux. Il a la tête pleine d’idées qu’il s’efforce d’appliquer, mais qu’il applique presque toujours maladroitement. C’est une opération qui revient à mettre la conséquence devant le principe. L’éducateur, au lieu de développer d’abord chez l’élève la faculté de connaître et de juger, n’est occupé qu’à lui encombrer l’esprit d’idées toutes faites et qui lui sont étrangères ; et il faut ensuite qu’une longue expérience vienne rectifier les jugements provenant d’une fausse application des idées. Cela réussit rarement, et de là vient qu’il y a si peu de savants doués de ce bon sens naturel qui abonde chez les non-savants. »

Arthur Schopenhauer, tout en jouissant de ses jeunes expériences et de ce premier regard qu’il lui était donné de jeter sur le monde, commençait à manifester du goût pour les études savantes. Il aimait à lire les poètes ; il s’appliquait au latin, autant que le lui permettait le peu de temps que le programme de l’école consacrait à cette langue. Ses maîtres le déclaraient unanimement fait pour la carrière des lettres. Henri Schopenhauer, le père, d’abord étonné, puis contrarié, n’aurait peut-être pas résisté au désir de son fils, « si, dans son esprit, l’idée de la vie littéraire n’avait été indissolublement unie à celle de pauvreté ». Il songea d’abord à lui acheter un canonicat, et, comme la négociation traînait, il lui laissa l’alternative ou d’entrer immédiatement au gymnase, ou de faire avec ses parents un long voyage à travers l’Europe, après lequel il retournerait au comptoir. « On me prit par la ruse, dit Arthur Schopenhauer ; on savait que je ne demandais qu’à voir du pays. » On fit briller devant son imagination « les royaumes de ce monde ; » il se laissa tenter ; et, au mois de mai 1803, il prit avec ses parents la route d’Amsterdam, où l’on devait s’embarquer pour Londres.


Nous avons sur ce voyage trois sources de renseignements : d’abord les Souvenirs de la mère, écrits sur le ton du roman, et où elle ne manque aucune occasion d’intercaler une anecdote plaisante, vraie ou inventée ; ensuite le Journal qu’Arthur rédigea sur la demande de ses parents ; enfin les lettres que la mère adressait à son fils quand les voyageurs se séparent. Ils passent six mois dans la Grande-Bretagne, et, pendant que les parents vont faire une excursion dans la région des lacs et en Écosse, le fils est laissé dans une pension à Wimbleton près de Londres, pour apprendre l’anglais ; il arrive, en effet, à le parler assez couramment pour faire illusion sur sa nationalité. Mais ce qui le choque, lui qui avait été habitué à l’urbanité des mœurs françaises, c’est le formalisme anglais et surtout « l’infâme bigoterie. »


Sa mère le redresse là-dessus. Le 19 juillet 1803, elle lui écrit :


« Il faut que tu sois plus accueillant que tu n’as l’habitude de l’être. Toutes les fois que deux hommes se rapprochent, il faut que l’un fasse le premier pas ; et pourquoi ne serait-ce pas toi, qui, quoique le plus jeune, as l’avantage d’avoir été mêlé de bonne heure et souvent à des étrangers, et par conséquent de n’être retenu par aucune espèce de timidité ? J’admets que le ton cérémonieux te frappe, mais il est nécessaire à l’ordre social. Quoique je tienne peu à la froide étiquette, j’aime encore moins les façons rudes des gens qui ne cherchent qu’à se complaire à eux-mêmes. Tu as une propension à cela, comme je l’ai souvent remarqué avec peine, et je ne suis pas fâchée que tu te trouves maintenant avec des gens d’un autre acabit, quoiqu’ils penchent peut-être un peu trop du côté opposé. Je serai satisfaite si je puis voir, à mon retour, que tu as pris quelque chose de ce ton complimenteur, comme tu l’appelles ; car je ne crains en aucune façon que tu en prennes trop. »


Une autre fois elle lui recommande, dans ses lectures, de ne pas trop s’en tenir aux poètes :


« Tu as maintenant quinze ans, et tu as déjà lu et étudié les meilleurs poètes allemands, français et même anglais, et, à l’exception de ce que tu as dû lire en classe, tu n’as lu aucun ouvrage en prose, si ce n’est quelques romans, ni aucun livre d’histoire. Cela n’est pas bien. Tu sais que j’ai le sentiment du beau, et je suis heureuse de penser que tu l’as hérité de moi. Mais tu dois bien te dire que ce sentiment ne peut pas nous servir de guide dans le monde, tel qu’il est L’utile passe avant tout, et rien ne pourrait me déplaire autant que de te voir devenir ce qu’on appelle un bel esprit. » Quant à la « bigoterie, » elle l’engage seulement à ne pas se livrer là-dessus à des déclamations de mauvais goût, et elle lui rappelle en plaisantant que, tout petit, il demandait instamment à ne rien faire le dimanche, parce que c’était « le jour du repos. »


De Londres, le voyage se continua, au mois de novembre 1803, par Rotterdam, Anvers et Bruxelles, sur Paris. Ici, les voyageurs trouvèrent un guide excellent dans Mercier, l’auteur du Tableau de Paris, un polygraphe s’il en fut, qui s’intitulait lui-même le plus grand livrier de France, et dont l’esprit paradoxal ne devait pas déplaire au jeune Schopenhauer. Celui-ci se répandait beaucoup, s’orientait partout. Il passait de longues heures dans la galerie des antiques au Louvre. Quant aux représentations dramatiques, c’étaient le vaudeville et l’opéra-comique qui lui paraissaient le plus conformes à l’esprit français et le plus parfaits en leur genre. Il ne pouvait s’habituer, dit-il, à la déclamation tragique, même dans la bouche d’un Talma. Vers la fin de janvier de 1804, on gagna le midi de la France, et de là, par Lyon, la Savoie et la Suisse. Le retour se fit par la Souabe, la Bavière et l’Autriche, et, au mois de septembre, les voyageurs arrivèrent à Berlin.


Les impressions d’Arthur Schopenhauer pendant la dernière partie du voyage sont de deux sortes. Il est sensible aux beautés de la nature ; il les considère en artiste et en philosophe ; il cherche volontiers un sens symbolique aux grands phénomènes qui se présentent devant lui. D’un autre côté, un penchant inné l’attire vers le spectacle des misères humaines. A Saint-Ferréol, dans la Montagne Noire, la gorge obscure au fond de laquelle gronde le flot qui alimente le canal du Midi lui donne pour la première fois, dit-il, la sensation du sublime.

La cime du Mont-Blanc représente à ses yeux l’isolement du génie.


« L’humeur sombre qu’on remarque souvent chez les esprits éminents, écrit-il plus tard, a son image sensible dans le Mont-Blanc. La cime est le plus souvent voilée ; mais quand parfois, surtout à l’aube, le voile se déchire, quand la montagne rougie par le soleil et dressée vers le ciel regarde sur Chamonix, chacun sent son cœur s’épanouir au fond de son être. Ainsi l’homme de génie, habituellement porté à la mélancolie, montre par intervalles cette sérénité particulière qui n’est possible qu’à lui, qui plane sur son front comme un reflet de lumière, et qui tient à ce que son esprit sait s’oublier et se fondre dans le monde extérieur. »


Ailleurs, la vue d’un beau paysage, dont sa mère ferait volontiers le cadre d’une idylle, lui est gâtée par quelques pauvres masures qui bordent la route et où végètent des êtres rabougris. A Toulon, il visite le bagne, et il écrit :


« C’est une chose terrible de se dire que la vie de ces misérables esclaves est sans aucune joie, et, chez ceux dont les souffrances ne finiront même pas après vingt-cinq ans de détention, sans aucun espoir. Que peuvent éprouver ces malheureux, attachés à un banc dont la mort seule les séparera ? »


A Lyon, il trouve encore les traces de la Révolution.


« Cette grande et magnifique ville a été le théâtre d’horribles exploits. Il n’est presque pas une famille qui n’ait perdu quelques-uns de ses membres ou même son chef ; et les survivants se promènent maintenant sur cette même place où leurs parents et leurs amis ont été mitraillés en masse. Croirait-on qu’ils peuvent vous raconter de sang-froid l’exécution des leurs ? On ne comprend pas que le temps efface si vite les impressions les plus vives et les plus terribles. »


A Berlin, au mois de septembre, les voyageurs se séparent encore une fois. Le père prend le chemin de Hambourg. Arthur se rend, avec sa mère, à Dantzig, où il doit recevoir la confirmation protestante. Dans les lettres que Henri Schopenhauer écrit à son fils à Dantzig, il lui recommande d’avoir de l’ordre dans ses affaires grandes et petites, dans son habillement, dans son linge de corps, dans son mobilier, dans ses papiers, de s’appliquer à la correspondance française et anglaise, de soigner son écriture, « les lettres d’un négociant étant faites pour être lues, » d’être affable et prévenant dans ses rapports journaliers, enfin de se tenir, toujours droit, même en mangeant et en écrivant : « Un homme qui fait le gros des devant une table ou un bureau ressemble à un savetier déguisé. » Qu’il engage même ses amis à lui donner une tape, toutes les fois qu’il se tiendra mal ! « Tel fils de prince a eu recours à ce moyen, et a préféré une humiliation passagère à la honte de passer pour un lourdaud toute sa vie. »


Ainsi cette éducation, qui avait pour but de faire du fils un négociant gentilhomme comme l’était le père, se continuait à distance. Au mois de décembre, Arthur Schopenhauer quitta Dantzig pour n’y plus revenir, et, au commencement de l’année suivante, fidèle à sa promesse, il entra dans la grande maison du sénateur Jénisch à Hambourg, afin d’achever sous une direction étrangère l’apprentissage qu’il avait commencé sous la tutelle paternelle. Quand plus tard, ayant déjà changé de carrière, il se rappelait ces années de voyage, sa première initiation à la vie, il écrivait :


« Il est évident que deux années de ma jeunesse ont été entièrement perdues pour les disciplines scolaires, et cependant ne m’ont-elles pas apporté des fruits d’autre sorte, qui ont largement compensé cette perte ? A l’âge où l’intelligence s’éveille et s’ouvre aux impressions du dehors, où le jeune homme est avide de comprendre et de savoir, on ne m’a pas, selon l’usage, rempli la mémoire de formules, mal appropriées à des objets dont je ne pouvais avoir aucune connaissance exacte. Au contraire, je me suis nourri de la vision des choses ; j’ai appris ce qu’elles étaient, avant de m’exercer à raisonner sur elles, et je me suis habitué de bonne heure à me défier des formules et à ne pas prendre les mots pour les choses. »


(...)"



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