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Cioran et l'élan poétique du "Livre des leurres"


"Que votre élan engloutisse les mondes et, comme en une étreinte, que vous embrassiez l'être et l'infini."

Emil Cioran photographié par Irmeli Jung, 1988

Photographie personnelle, tirée de l'album inédit L'élan vers le pire publié chez Gallimard en 1988



Comment définir Le livre des leurres (1936), paru deux ans après la publication du plus célèbre Sur les cimes du désespoir ? A l'image de son auteur, cet ouvrage reste inclassable. Et si on peut lui attribuer le qualificatif d'"essai poétique", son auteur n'a nullement la prétention de le revendiquer comme tel. Cioran a toujours eu horreur des étiquettes. Celle de philosophe, par exemple. Ne s'est-il pas précisément détaché de la philosophie parce qu'elle ne lui semblait pas en mesure d'apporter des réponses suffisantes aux questions essentielles ? Il enseigna la matière dans ses jeunes années, mais davantage pour la forme que par pure vocation. L'idée de classifier ses livres le rebute tout autant que de classifier sa pensée. La démarche semble d'ailleurs trop restrictive ; où ranger cette écriture métaphysique, à la si déconcertante limpidité ? La vérité est au-delà des cases et des explications, Cioran l'a toujours su. Et elle est sans doute au-delà de la réflexion : "De nombreuses fleurs s’épanouiront encore au soleil quand on ne trouvera plus trace de nos idées." Tout est là. L'existence est l'éternel mystère, insoluble jusqu'à ce que la mort délivre de la torture d'être si lamentablement limités. Chercher à comprendre l'inexplicable, traduire cet effort par des mots, tout cela fait perdre le sens de ce qui reste peut-être la seule chose importante : savoir que l'on ne sait pas. "On ne peut avoir de vision claire de la souffrance ; et il est impossible d’avoir de conviction précise sur la vie". Si Cioran a beaucoup écrit, c'est davantage pour se libérer de la torture quotidienne que lui infligeaient ses angoisses que pour accumuler les grandes démonstrations théoriques.

Reste que Le livre des leurres condense à lui seul toute la pensée, — il serait plus juste de dire la personnalité —, de Cioran. Et que par ce seul argument, le lecteur ayant trouvé quelque intérêt à La Tentation d'exister (1956), au Précis de décomposition (1949) ou à De l'inconvénient d'être né (1973), appréciera sans doute la promenade mélancolique qu'offrent les digressions contemplatives du Livre des leurres. La prose y est délicate, sensible, imaginative, toujours immanquablement lucide. Peut-être moins connu que les autres essais du même auteur, cet ouvrage, dont nous proposons quelques passages ci-dessous, gagne à être savouré en solitaire et transmis ensuite, tel un secret bien gardé, à un petit cercle d'êtres chers qui sauront en apprécier toute la profondeur.


Le livre des leurres fait partie des ouvrages que Cioran écrivit en roumain. Nous donnons ici la traduction de Thomas Bazin et Grazyna Kleweck, publiée aux éditions Gallimard, collection Arcades.


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La mélancolie est d’autant plus pure que l’amour l’enveloppe et l’alimente. De leur association naît une palpitation agréable et suave, une grâce de la solitude, un pressentiment voluptueux de l’éternité. Nous regrettons alors de ne pas être une fontaine de larmes dont la source serait inépuisable, des gouttes transparentes qui refléteraient le monde de leur éclat, plus enchanteresses que les plus divines illusions et plus enivrantes que les plus douces rêveries ? Dans la lassitude consolante de la mélancolie, ne souffrons-nous pas de ne pouvoir fondre en larmes ?


Ne sentons-nous pas dans la mélancolie que notre esprit s’ouvre à des appels vagues ? Ses appels ne sont-ils pas les présages d’inquiétudes agréables ? Ses effluves répandus par notre décomposition ne sont-ils pas doux ? Car l’esprit s’épanouit dans une désagrégation voluptueuse et indolore, une caresse indéfinie et une aspiration au vague. Ne ressentons-nous pas au contraire des délices virginaux, des douceurs intimes, extases dans un monde de couleurs irréelles comme en un jardin riche de fleurs qui étendent leurs pétales vers l’infini ? Dans ce doux délitement de la mélancolie, ne sommes-nous pas ravis de solitudes sonores, solitudes nées de l’infini qui s’insinuent partout, se heurtent aux choses et reviennent en gerbes sonores, dans un reflux insensible vers l’infini d’où elles sont parties, ce silence dont procède l’être. Les solitudes prêtent leurs voix innombrables à ceux qui ont trop à dire pour pouvoir encore parler !


Dans quelles frontières mon esprit est-il enclos et quels murs élever autour de moi pour ne pas me perdre ? Les rêves me transportent plus loin, plus loin me transportent la musique et les larmes. Je ne m’enferme plus et ne me contiens plus en moi ; comment les autres y parviennent-ils encore ? Aimons-nous de trop-plein ou de trop peu ? Quand je ne me contiens plus en moi, l’autre pourra-t-il se rapprocher de mon centre ? Aimera-t-il l’âme qui meurt de sa vie ? L’âme, pleine de vides, les remplit par l’amour ; elle cherche les autres dans le trop peu.


Jours de printemps, quand la matière se perd dans les rayons du soleil et l’âme dans les souvenirs... Alors nous reviennent tous les rêves conçus jusqu’alors, et les rêves de nos nuits passées, tout le matériau absurde et imaginaire tissé dans l’inconscient par la peur, la volupté et nos douleurs secrètes. Je pensais que les rêves s’évanouissaient en nous avec le jour et après la nuit. Mais, sous le ciel vaste du printemps, la décomposition voluptueuse de l’âme inaugure l’appel des souvenirs. Plus l’âme se délite, plus elle se rapproche du lieu de l’oubli. Tel est le pèlerinage intérieur vers tout ce qu’on a oublié, auquel nous engage la présence éternelle du printemps.


Tout est à chaque instant : le monde naît maintenant et maintenant, il meurt : les rayons et l’obscurité ; la transfiguration et l’effondrement ; la mélancolie et l’horreur. Ce monde, nous pouvons le rendre absolu en nous.


Ces jours-là, pendant lesquels la vue supplante la pensée, où l’on se rapproche des choses comme objets, nous sommes fleur avec la fleur, eau avec l’eau, ciel avec le ciel, crépuscule avec le couchant. Chose dans le monde des choses, l’homme visuel est en toutes choses et en aucune.


Ah ! Si je pouvais une fois m’abandonner aux choses passagères, disperser la brise des souvenirs à tout vent et réduire les pensées à un souffle ! Les pensées saisissent si peu des choses et du monde qu’il vaudrait mieux les frôler et les caresser plutôt que de leur rester étranger ! Car les pensées sont profondes en elles-mêmes ; non de la profondeur des choses et du monde !


Dans les pensées les plus banales et dans les actes les plus insignifiants, on est parfois surpris par une suspension subite du temps. Un frisson unique vous emmène au loin et, plutôt que le cours du temps vous laisse en arrière, vous marchez devant lui. On ne sait si c’est l’éternité qui vous emporte ou si la conscience de la temporalité s’est viciée. La suspension subite du temps prouve combien on est étranger au sein même de la vie et comme on serait prêt, si on le voulait, à s’en évader.


Le sourire creusé et évanescent jusqu’à l’extase ; le regard fixé sur tout ce qui ne sera pas ; réconfort de l’anonyme, privés de substance et bannis d’un monde atteint par le temps ou son absence ; sentinelles des illusions divines, gardiens du silence de l’oubli ; pleins de souvenirs du futur et perdus dans l’attente du passé : se désaltérant au cœur du soleil et se réchauffant à l’ombre de Dieu. Je crois comprendre les anges...


Toute ma vie je m’enfuirai vers un monde où les hommes ont l’illusion d’être, pour qu’un autre monde m’étreigne plus fort, d’autant plus fort. Le tiraillement entre ces deux mondes, ou entre les innombrables qui s’interposent, a la saveur du ciel et le tragique de la terre. Le sourire des anges éclipse la connaissance ; et combien de fois la connaissance nous a-t-elle laissés seuls dans la détresse, privés des souffles célestes... Nos regrets changés en anathèmes sont les colonnes du monde. Faut-il qu’il s’effondre pour que nous soyons consolés ? Que les anges volent à notre secours.

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