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Günther Anders : L’Obsolescence du réel





Günther Anders

L’obsolescence de l’homme

1956




"Les événements viennent à nous, nous n'allons pas à eux.


Le traitement auquel est soumis l'homme lui est fourni à domicile, exactement comme le gaz ou l'électricité. Mais ce qui est distribué, ce ne sont pas seulement des produits artistiques tels que la musique ou bien des jeux radiophoniques - ce sont aussi les événements réels. Du moins ceux qui ont été sélectionnés, chimiquement purifiés et préparés pour nous être présentés comme une « réalité », ou tout simplement pour remplacer la réalité elle-même. Il suffit à celui qui veut être au courant, qui veut savoir ce qui se passe ailleurs, de rentrer chez lui, où les événements « sélectionnés pour lui être montrés » ne demandent qu'à jaillir du poste comme l'eau du robinet.


Comment pourrait-il, à l'extérieur, dans le chaos du réel, être en mesure de saisir autre chose que des réalités de portée infime, locale ?


Le monde extérieur nous dissimule le monde extérieur. C'est seulement lorsque la porte d'entrée se referme en faisant entendre le déclic de sa serrure que le dehors nous devient visible; c'est seulement une fois que nous sommes devenus des monades sans fenêtres que l'univers se réfléchit en nous; c'est seulement lorsque nous promettons à la tour de rester enfermés entre ses murs au lieu de scruter le monde depuis son sommet que le monde vient à nous, que le monde nous plaît, que nous devenons pareils à Lyncée.


Au lieu de la pauvre certitude : « Regarde, le bien est si proche », par laquelle nos pères pouvaient répondre à la question : « À quoi bon errer au loin ? », il faudrait aujourd'hui énoncer la certitude suivante : « Regarde, le lointain est si proche », et pourquoi pas celle-ci :


« Regarde, il n'y a vraiment plus que le lointain qui nous soit proche. »


Nous voilà au coeur du sujet. Car ce sont les événements - les événements eux-mêmes, non des informations les concernant -, les matchs de football, les services religieux, les explosions atomiques qui nous rendent visite; c'est la montagne qui vient au prophète, le monde qui vient à l'homme et non l'homme au monde : telle est, après la fabrication de l'ermite de masse et la transformation de la famille en public miniature, la nouvelle réussite proprement bouleversante de la radio et de la télévision.


(...)


Le monde ne nous apparaît plus, à nous, consommateurs de radio et de télévision, comme le monde extérieur dans lequel nous vivons, mais comme le nôtre. Le monde a effectivement subi un déplacement remarquable. Il ne se trouve certes pas, comme le disent les versions vulgaires de l'idéalisme, « dans notre conscience » ni même « dans notre cerveau », mais il a néanmoins été transféré de l'extérieur à l'intérieur. Au lieu de rester dehors, il a désormais trouvé sa place dans mon salon en tant qu'image à consommer, en tant que pure essence, et ce transfert ressemble de façon particulièrement frappante à celui qu'opère l'idéalisme classique. Le monde est désormais mien, il est ma représentation, il s'est même transformé en une « représentation pour moi ».


(...)


Puisqu'on nous fournit le monde, nous n'avons pas à en faire l'expérience; nous restons inexpérimentés.


Nous n'avons plus besoin de traverser un monde qui désormais vient à nous : ce que nous appelions hier encore l' « expérience » est donc devenu superflu. Les expressions « venir au monde » et « faire l'expérience du monde » avaient jusqu'à une époque récente fourni à l'anthropologie philosophique des métaphores particulièrement riches. Étant pauvre en instincts, l'homme, pour faire véritablement partie du monde, ne pouvait autrefois y accéder qu'après coup, c'est-à-dire a posteriori. Il devait d'abord en faire l'expérience et apprendre à le connaître, jusqu'à ce qu'il soit devenu un homme accompli et expérimenté. La vie était une exploration. Ce n'est pas sans raison que les grands romans de formation décrivaient les chemins, les détours et les voies aventureuses que l'homme devait suivre pour finir par accéder au monde, bien qu'il ait depuis longtemps vécu en son sein.


Maintenant, puisque le monde vient à lui, qu'il est apporté chez lui en effigie, l'homme n'a plus besoin d'aller vers le monde; ce voyage et cette expérience sont devenus superflus; ainsi, puisque le superflu finit toujours par disparaître, ils sont devenus impossibles. On voit bien que le type de l'homme d'expérience est de moins en moins répandu, et que le respect dû à l'âge et à l'expérience décline constamment. Puisque, comme le pilote d'avion mais à la différence du marcheur, nous n'avons plus besoin de chemins, la connaissance des chemins du monde que nous prenions autrefois et sur lesquels nous acquérions de l'expérience a fini par se perdre, et avec elle les chemins eux-mêmes.


Le monde a perdu ses chemins. Nous ne parcourons plus les chemins, on nous « restitue » le monde (au sens où l'on restitue une marchandise mise de côté); nous n'allons plus au-devant des événements, on nous les apporte.


Ce portrait de nos contemporains paraîtra de prime abord infidèle. Car on voit habituellement, au contraire, dans la voiture et dans l'avion les symboles de l'homme d'aujourd'hui. On l'a même défini comme « homo viator », l'être qui voyage (Gabriel Marcel). Pourquoi donc ? Là est précisément la question. S'il attache de la valeur à son voyage, ce n'est pas parce que la région qu'il traverse - ou les lieux où il se fait expédier en express comme une marchandise - l'intéressent, ce n'est pas pour l'expérience qu'il peut en retirer, mais pour satisfaire sa faim d'omniprésence et son goût pour la bougeotte.


En outre, à cause de la vitesse, il se prive de l'occasion même de faire des expériences (au point que la vitesse est devenue sa seule et ultime expérience) - sans oublier qu'avec l'uniformisation du monde à laquelle il se livre par ailleurs, il réduit effectivement le nombre des objets dignes d'expérience et capables d'en procurer, et qu'aujourd'hui déjà, partout où il atterrit, il se retrouve chez lui et ne trouve donc nulle part matière à expérience.


« En voyageant avec nous, déclare la publicité d'une compagnie d'aviation dont le slogan conjugue provincialisme et globalisation, vous vous sentirez partout comme à la maison. »


« Comme à la maison » : il n'est absolument pas illégitime de supposer que, pour l'homme d'aujourd'hui, tout voyage (même s'il lui permet d'atteindre sa destination en dormant, bien au chaud, tout en survolant le pôle Nord) représente déjà quelque chose d'archaïque, un procédé inconfortable et peu efficace pour obtenir l'omniprésence. S'il condescend à employer ce procédé périmé, c'est parce que, malgré tous ses efforts, il n'a pas encore réussi à tout se faire livrer chez lui comme il le voudrait."



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