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Photo du rédacteurIrène de Palacio

Une fraternité épistolaire : Hermann Hesse et Thomas Mann

Dernière mise à jour : 10 oct. 2021


"Lorsque l'atmosphère me paraît trop étouffante et que je me sens oppressé, que je n'ai plus le goût de vivre, je pense souvent à vous, et je forme toujours de bons voeux."

Hermann Hesse à Thomas Mann, 21 mars 1935

"Pour tous les hommes de valeur, vous êtes un soutien et une lumière, et pour moi-même, notre amicale relation est une valeur qui perdure, une consolation toujours présente."

Thomas Mann à Hermann Hesse, 14 octobre 1951


Hermann Hesse, Thomas Mann



C'est en 1997, aux éditions José Corti, que fut publiée en français la correspondance d'Hermann Hesse et de Thomas Mann. Traduite et présentée par Jacques Duvernet, d'après l'édition allemande d'Anni Carlsson parue en 1968, elle donne un aperçu du lien d'amitié qui unit deux des plus grands écrivains du XXe siècle. La correspondance s'échelonne sur une importante période, des années 1910 jusqu'à la mort de Mann en 1955, et laisse le lecteur pénétrer dans l'intimité d'une sincère camaraderie (et même Lebens-Kameradschaft, selon les termes d’une lettre de Hesse à Katia Mann). Les deux épistoliers fortifièrent véritablement leur entente lors de la Seconde Guerre mondiale, pendant laquelle ils eurent de réguliers échanges d'idées. Leur amitié se poursuivit néanmoins bien après, aussi pudique que profonde. Comme deux frères, “Brüder im Geiste” (selon Erika Mann), ils s'accompagnèrent peu à peu dans la vieillesse. Sur des échanges d’une remarquable élévation viennent alors se greffer des considérations d’ordre plus intime : Hesse se plaint de ses problèmes de santé, Mann, homme habité par le doute malgré une apparente assurance, exprime quant à lui de fréquents regrets.

Ces lettres, dont nous publions ci-dessous quelques extraits, témoignent toutes de leur touchante proximité ; Hesse et Mann partagèrent la même aspiration à une forme de grandeur morale et spirituelle. Leurs divergences d'opinions sont toutefois notables ; ils en débattirent tour à tour, sereinement, sans surenchère. L'un de ces désaccords touche à l'engagement politique. Hesse refusa de mêler sa vie intérieure aux combats collectifs pour des idées. Rien ne lui faisait plus peur que de s'éloigner de son cheminement individuel ; il redoutait de se mêler au monde, souhaitant au contraire "prendre congé de lui" (lettre du 26 avril 1942). "Il faut bien quand même qu'il y ait aussi des gens qui soient sans armes et que l'on puisse tuer. C'est à cette partie-là de l'humanité que j'appartiens.", écrivait-il le 13 février 1936. "Tourner le dos à ce monde défiguré" (13 février 1940), voilà ce qu'il oppose à la "prise de position politique publique" de Mann, que ce dernier évoquait le 7 août 1934, considérant probablement toute absence d'engagement comme une forme de soumission. "Les événements d'Allemagne m'obsèdent, ils sont pour ma conscience morale et critique un souci si violent et constant que je ne suis apparemment plus en mesure de poursuivre mon travail artistique courant." (Thomas Mann, 7 août 1934). Contrairement à Hesse, il s'engagea alors publiquement contre le Troisième Reich. Ses lettres traduisent d'ailleurs, souvent, le désir de jouer à sa façon un rôle dans l'Histoire. Hermann Hesse de son côté se garde bien de vouloir y apporter ce que son correspondant désignait comme "une petite contribution" (8 avril 1945). Avec le détachement d'un sage, il incite son destinataire à la prudence. Mais Thomas Mann est un homme d'action. "Je prépare en ce moment un speech pour une peace conference (...) ce que je ne ferais pas si ce n'était amèrement nécessaire." (1er juin 1948). Il cherche ainsi fréquemment à justifier ses prises de position, s'excusant presque d'être aussi actif, invoquant l'importance des événements internationaux. L’ambivalence de Mann se ressent ici une fois de plus. On retrouve le fameux dilemme entre l’action dans le monde et la contemplation de la beauté qui anima toute son œuvre et fut l'occasion de débats sur l’esthétisme, l’art (non équivalents car l’esthétisme est passif et l’art actif) et l’implication dans la vie politique.

Car, tantôt à demi-mot, tantôt de manière plus explicite, Mann confie dans ses lettres à Hesse son regret de s'être parfois trop agité : "Je suis vraiment las des fêtes et des séances en public" (14 juillet 1947). Il lui arrive de s’en remettre au destin. "Contentons-nous d'attendre avec une légère curiosité ce que le sort nous réserve.", suggère-t-il à Hermann Hesse comme pour se rassurer lui-même. Parfois plus désabusé, il se dit "las" de l'"agitation", évoquant plusieurs conférences de presse et réceptions auxquelles il dut assister en 1947. "(...) toute guerre, y compris celle que l'on mène au nom de l'humanité, laisse derrière elles des souillures..." (8 février 1947). Après avoir taquiné un temps Hesse sur son manque d'engagements, il salue plus tard l'"attitude exemplaire dans la confusion du monde actuel" de son ami, son "inflexibilité" face aux tentations des sorties, des événements publics, des engagements de toutes sortes, des vaines effervescences. De manière générale, le doute semble récurrent chez lui. "Et pourtant je continue à écrire — toujours avec le sentiment qu'il faut encore que je "fasse mes preuves"" (8 janvier 1953). Le 10 juin 1955, deux mois avant sa mort, dans une sorte de lettre-testament (dernière lettre connue de Mann à Hesse), il se décrit en ces termes : "Sceptique et las au fond de moi-même, aussi plein d'allant et d'affabilité que possible pour l'extérieur (...)."

On le verra dans la correspondance, Hesse est souvent plus calme, plus confiant, bien qu'il reconnaisse lui-même avoir de la difficulté à se sentir légitime dans sa tâche d'écrivain. "C'est un étrange mystère que ce sentiment que nous avons (car je le partage tout à fait moi aussi) que nos oeuvres ne peuvent pas être comptées parmi ce qui est "authentique", parmi ce qui est absolument vrai et valable, le classique, le durable." (1953) Mais si Hermann Hesse représente l'introversion, le retrait du monde, l'observation plutôt que l'action, s'il préfère élaborer des histoires de personnages repliés et torturés (le jeune Hans Giebenrath de L'Ornière, Harry Haller dans Le loup des steppes, Émile Sinclair dans Demian, le sensible Peter Camenzind, Karl Knulp le vagabond dans Knulp, figures aussi tourmentées qu'énigmatiques), Thomas Mann n'est pas pour autant réductible à l'image contraire d'un élégant mondain ou d’un fervent militant de l’humanisme. Son oscillation entre aboulie décadente et sursauts d’énergie vitale, résumée par le fameux conflit Dionysos-Apollon dans La Mort à Venise, est bien connue (« la véritable opposition est celle de l’éthique et de l’esthétique », écrivait-il ailleurs, à propos de Nietzsche), mais la tentation du repli dans le sanatorium perdu dans les neiges, loin du monde et du temps, est toujours présente en lui malgré les engagements politiques. Elle culmine même avec le pessimiste Docteur Faustus.

Il ne fut jamais dans les habitudes des deux épistoliers d'insister sur leurs dissemblances. Au contraire, ils se félicitèrent à plusieurs reprises de leur amitié tenace malgré leurs personnalités contrastées, et eurent plaisir à comparer leurs œuvres respectives, se réjouissant d'y dénicher des similitudes. Ainsi Hesse compare Les Confessions du chevalier d'industrie Félix Krull à son Jeu des perles de verre. Mann fait de même avec Le Docteur Faustus. "Ce sont, en dépit de toutes leurs différences, des ouvrages frères" écrit-il à Otto Basler, leur ami commun. Thomas Mann écrivit aussi la préface de l'édition américaine de Demian, ce dont Hesse lui fut reconnaissant. Ils se souhaitèrent publiquement leurs anniversaires, dans des articles-hommages publiés dans la Neue Rundschau et la Neue Zürcher Zeitung.

"Pour cette catégorie bien trop importante de lecteurs qui ne peuvent toujours pas s'empêcher de jouer l'un de nous deux contre l'autre, notre amitié et notre profonde parenté demeureront toujours incompréhensibles, tout comme la coincidentia oppositorum de Nicolas de Cuse." avait écrit Hermann Hesse, en mai 1955. Belle Alchimie du Verbe.



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Extraits de correspondance :


Thomas Mann à Hermann Hesse, 1er avril 1910