Ivan Tourguéniev, Pessimisme et tendresse (par Paul Bourget)
Ivan Tourgueniev (1818-1883)
par Ilia Répine (1874)
Paul Bourget
Essais de psychologie contemporaine.
Tome II
(1920)
III. Pessimisme et tendresse
Si Tourguéniev se rattache ainsi à l’école de nos romanciers contemporains par son réalisme et s’il s’en distingue par l’originalité de son esthétique, il est certain qu’il s’en rapproche encore, par son pessimisme et qu’il s’en distingue de même par une nuance nouvelle dans ce pessimisme. Ce mot de pessimisme risquerait de paraître excessif si l’on ne précisait pas dans quel sens il peut être prononcé à l’occasion de Tourguéniev. A prendre ce mot dans sa signification étroite, il est évident qu’il ne saurait s’appliquer à l’auteur de Pères et Enfants. Mais s’appliquerait-il davantage à aucun homme ayant écrit, c’est-à-dire ayant agi ? Le pessimisme total et définitif est incompatible avec une activité quelconque, même la plus faible, puisqu’il implique la conviction que tout est pour le pire dans le plus mauvais des mondes possibles, et qu’une telle conviction aboutit nécessairement au nirvâna des sages de l’Inde ?
Des adeptes d’une telle intransigeance de doctrine, vous n’en trouverez pas plus que des fidèles de l’optimisme absolu. Nous ne saurions trop insister sur ce point. Quand nous disons d’un écrivain qu’il est pessimiste, nous signifions par là que son œuvre se résume dans une impression décourageante, comme nous étiquetons du nom d’optimiste celui dont les livres produisent sur nous une impression exaltante. Si l’on examine en son essence tout écrit, roman, drame ou poème, de la lecture duquel on sort angoissé, abattu, dévirilisé enfin, on trouvera au fond cette idée que la vie humaine se termine par une banqueroute et qu’il y a un désaccord intime entre l’âme et la loi des choses.
Toute œuvre de poésie qui réconforte s’appuie au contraire sur l’affirmation, inconsciente ou réfléchie, que l’effort sincère a toujours son fruit, en d’autres termes qu’il y a une harmonie initiale et finale entre les exigences de l’âme et les nécessités de l’univers. Pour préciser ces formules par des exemples, Hamlet de Shakespeare peut être considéré comme le type d’un drame pessimiste, et le Wilhelm Meister de Gœthe comme le type d’un roman optimiste, quoique d’ailleurs ni Shakespeare ni Gœthe n’aient prétendu rapporter leur travail de création à une doctrine précise. C’est que toute théorie philosophique, même à l’insu du philosophe, enveloppe une certaine sensibilité, et, d’autre part, à toute sensibilité, même chez les plus instinctifs, correspond une hypothèse sur le monde. Par la nuance de ses sentiments, l’artiste se rattache toujours à une métaphysique. Il le sait ou il l’ignore. C’est la grande différence entre les artistes critiques et les autres.
Il est aisé de comprendre pourquoi la littérature fondée sur l’observation abonde nécessairement en oeuvres pessimistes. Cela tient à ce que la sensibilité de l’observateur est presque toujours, et pour des raisons qu’on déduirait à priori, celle que façonnerait le pessimisme théorique, s’il s’imposait à un cœur à travers une intelligence. Et d’abord, qu’une époque ait pour principe de son esthétique l’observation, cela seul suppose que dans cette époque les énergies créatrices sont singulièrement affaiblies. Observer, n’est-ce pas sortir de la vie inconsciente et féconde pour entrer dans l’analyse, dans la réflexion et dans la critique, signe certain que la poussée instinctive diminue ? Et comme à toute diminution de notre force correspond une tristesse, c’est aussi un gage assuré de mélancolie. Si des époques nous passons aux individus, ne trouvons-nous pas que le goût de l’observation apparaît chez eux à l’heure même où les espérances sont moindres ?
A l’homme jeune, et qui vit ardemment, ses sensations suffisent Elles se remplacent les unes les autres avec une intensité si continue qu’il n’a pas le loisir de les étudier en détail, ni la curiosité de considérer celles de ses voisins. Plus tard seulement, lorsque le flot des émotions vives commence à tarir, partant lorsque l’aptitude au bonheur s’affaiblit, l’esprit d’analyse installe en nous sa prédominance. Il arrive bientôt que cet esprit d’analyse devient, par son exercice même, une cause de malheur. La sensibilité sociale qui sert à l’observateur d’instrument d’expérience s’affine en lui à mesure qu’il l’emploie. L’œil d’un peintre, grâce à une pratique quotidienne, s’exaspère jusqu’à saisir les plus délicates nuances de la couleur, toute cette impalpable population lumineuse de l’ombre qui flotte dans les scènes de nuit de Rembrandt. L’oreille d’un musicien en arrive à percevoir les distances les plus ténues qui séparent deux sons. Il en va ainsi de toutes nos facultés physiques et morales. Leur fonctionnement exagère leur acuité. L’observateur n’échappe point à la loi commune. L’habitude qu’il prend de suivre en pensée les invisibles détours des motifs, ce qu’il faudrait appeler les clairs-obscurs de l’action humaine, ne fait qu’augmenter en lui le malaise que procure la constatation des vilains égoïsmes et des compromis odieux de conscience.
Les confidences que nous ont laissées sur l’état de leur âme, durant leurs derniers jours, des psychologues comme Stendhal et comme Flaubert nous révèlent jusqu’à quel degré d’excitabilité maladive ces contemplateurs étaient parvenus. Et comment n’en serait-il pas ainsi ? Observer l’homme, est-ce autre chose que se démontrer à soi-même le désaccord constant de nos ambitions et de nos efforts, de notre attente et de notre œuvre, de nos prétentions extérieures et de notre indigence intime ? C’est le lieu commun de toutes les philosophies que ce désaccord ; pour l’observateur, cette loi mélancolique cesse d’être une vérité vague et générale, car il en trouve la vérification dans une expérience de tous les jours. Quoi d’étonnant si le pessimisme se rencontre à l’extrémité d’un tel travail ?
Aussi la littérature d’observation a-t-elle abouti chez nos romanciers actuels à un morne désespoir, et il en est de même chez Tourguéniev. (...) Mais voici qui distingue profondément le pessimisme de Tourguéniev de celui du premier de nos romanciers actuels, du grand et sombre Gustave Flaubert. Le sentiment de l’inutilité de l’effort humain n’aboutit pas chez l’écrivain russe à la haine de l’homme. Son pessimisme est parfois bien intense, jamais il ne se termine en misanthropie. Il devrait, ce semble, en être ainsi, toujours, car tout pessimisme est une condamnation de la nature qui repose sur un contraste entre l’Idéal et le Réel ; et comme d’autre part l’Idéal est le produit de l’âme humaine, il faudrait, pour être logique, exalter cette âme afin d’avoir le droit de maudire le monde. Il n’en est rien cependant, et les contempteurs de l’univers sont le plus souvent des contempteurs de l’homme. On s’en étonnera moins si l’on réfléchit que le pessimisme est rarement une doctrine raisonnée. C’est un malaise général de la sensibilité, comme un flot de bile injecté dans l’esprit et qui teinte d’une morne couleur tous les objets.
Tourguéniev nous présente un spectacle différent et dont l’analogue se trouve en Angleterre dans les romans de George Eliot. Il est pessimiste et il est tendre. La Vision de la fatale caducité de toute existence l’amène à plaindre comme des victimes les pauvres créatures auxquelles a été infligée la vie. Ce n’est point pair des sourires sarcastiques qu’il accueille le troupeau de ses personnages vaincus, c’est par des larmes de pitié. Il ne se moquera ni des égarements de Litvinof, ni de la stérile éloquence de Roudine, ni des infortunes conjugales de Lavretsky, ni des inconséquences de Bazarof. Non ; il les aime, ces écrasés, d’avoir commencé par concevoir un Idéal supérieur de l’existence. Certes, cet Idéal les a déçus, mais le poète les en plaint davantage. Il les écoute. Il les comprend. Il les pénètre. Il se met vis-à-vis d’eux à ce point de vue intérieur qui est aussi celui de chacun de nous quand nous nous jugeons dans la vérité de notre conscience ; et qui de nous ne comprend que, malgré tout, il valait mieux que sa destinée ?
Tourguéniev arrive ainsi à envelopper son lecteur d’un attendrissement inexprimable. C’est presque celui dont un amant est possédé devant la confidence d’une femme aimée, qui lui raconte quelque inguérissable malheur de sa vie. A de certains passages de ces romans, l’émotion est si intense qu’il faut fermer le volume et s’interrompre de cette lecture pendant quelques minutes. Le romancier, à travers votre imagination, a touché la place malade du cœur, et, si légère que soit cette pose de son doigt sur la blessure, on ne saurait la supporter bien longtemps. A ce frémissement de l’humanité retrouvée par-delà les analyses, à cette sympathie profonde même dans la mise à nu de la misère humaine, à ce don des larmes conservé jusqu’au bout, vous reconnaissez la présence constante chez Tourguéniev de la flamme divine de l’amour. Il est si difficile de la garder intacte, cette flamme réchauffante et tremblante, à travers les dégradations de l’existence moderne ! Que de causes conspirent à l’éteindre en nous ! L’abus de la littérature, la précocité des expériences libertines, l’âpreté de la concurrence sociale, la flétrissure des ironies de conversation, voilà quelques-unes de ces causes, dont la trace est reconnaissable dans l’œuvre de tant d’écrivains de notre époque.
Ces cruelles influences furent épargnées à Tourguéniev, grâce à la franchise de ses impressions premières, grâce à la rusticité d’une partie de sa vie, grâce aussi à sa fortune et aux longues années de sa solitude parmi ses paysans. Mais surtout ce qui maintint haute et droite en lui cette flamme de l’amour, ce fut la pensée continue de sa Russie. Tous ses livres semblent avoir été composés pour elle uniquement et dans le but de la servir. Tourguéniev ne fut jamais l’artiste pur, celui au regard duquel la belle phrase est la seule réalité, — sentiment très sage peut-être, mais au fond duquel se dissimule en fait l’horreur de la réalité. Plus que son art encore, il chérit d’une infinie tendresse cette vie russe dont il a décrit, avec une complaisance émue, les songes obscurs, les rêveries inachevées, les décevantes ardeurs. Ce n’était pas là du patriotisme au sens exact où nous entendons ce terme ; c’était une sorte de communion mystique avec le cœur de sa race. Aussi la pitié singulière qu’il manifeste pour ses personnages provient-elle de ce que les uns et les autres portent en eux une étincelle de cette âme russe qu’il aime si étrangement. Et lui-même est à ce point éloigné de notre monde occidental par cet arrière-fond de son être, qu’en constatant chez lui le mélange du pessimisme intellectuel et de l’effusion profonde, on se prend à se ressouvenir des religions asiatiques et de cette évolution du bouddhisme qui fit jadis sortir, du nihilisme philosophique le plus absolu, un flot jaillissant d’inépuisable charité."