top of page
Photo du rédacteurInLibroVeritas

Marcel Proust, L'Étrange Humain (par André Maurois)

Dernière mise à jour : 7 avr. 2023





André Maurois

A la recherche de Marcel Proust

(1949)




"Il avait l’air d’un homme qui ne vit plus à l’air et au jour, l’air d’un ermite qui n’est pas sorti depuis longtemps de son chêne, avec quelque chose d’angoissant sur le visage et comme l’expression d’un chagrin qui commence à s’adoucir. Il dégageait de la bonté amère."

Léon-Paul Fargue



L’ÉTRANGE HUMAIN



« Qu’as-tu fait de moi ? Qu’as-tu fait de moi ? Si nous voulions y penser, il n’y a peut-être pas une mère vraiment aimante qui ne pourrait, à son dernier jour, souvent bien avant, adresser ce reproche à son fils. Au fond, nous vieillissons, nous tuons tout ce qui nous aime par les soucis que nous lui donnons, par l’inquiète tendresse elle-même que nous inspirons et mettons sans cesse en alarme... »



Ces lignes, publiées par Proust dans une chronique du Figaro, quelques mois après la mort de sa mère, à propos d’un homme fin et bon soudain devenu fou et parricide, on ne peut douter qu’il ne les ait écrites en pensant à sa propre mère. Certes, il ne l’avait pas tuée à coups de poignard ; il l’avait soignée avec un authentique désespoir ; et si, en de rares billets, par dépit d’enfant gâté, il l’avait parfois bousculée, ces bouderies, toujours brèves, n’avaient jamais entamé l’adoration qu’il lui portait.


Et pourtant il se sentait responsable de ce « lent travail de destruction que poursuit, dans un corps chéri, une tendresse douloureuse et déçue ». Mademoiselle Vinteuil et son amie, profanant le portrait du vieux musicien, seront, dans son livre, comme « un symbole de sa conscience tombée de ses remords », peut-être des plaisirs inavouables trouvés dans la profanation elle-même.


Il sait maintenant que jamais plus il ne connaîtra, dans l’univers réel, ce monde fondé « sur la bonté, sur le scrupule et sur le sacrifice », dont il s’était refusé à nier l’existence tant que vivait celle en qui cet idéal semblait s’incarner. Quel bonheur lui reste-t-il à poursuivre ? Les succès mondains ? Il les a tous obtenus et en a mesuré la vanité. L’amour charnel ? Il s’est attaché à « une funeste hérésie » qui ne lui permet pas d’en goûter les joies d’un cœur tranquille. L’espoir en Dieu ? Il voudrait croire et ne croit pas. Seule lui reste la fuite dans l’irréel.


Marcel Proust va entrer en littérature comme d’autres en religion. Sa retraite se fera par étapes parce que, longtemps, il lui faudra, pour les besoins de son œuvre, maintenir avec le siècle des relations diplomatiques. Jusqu’à la fin, un fantôme plastronné de ouate, « tout pâle, avec une barbe bleue à force d’être noire », continuera de hanter, sur le coup de minuit, quelques maisons de Paris, quelques halls d’hôtels. Le vrai Marcel vivra désormais dans le passé.


« L’arche était close et il faisait nuit sur terre... Le monde que Noé contemplait, dans la nuit diluvienne, était un monde purement intérieur... »

Entre 1905 et 1911, à une date qui n’est pas exactement connue, Marcel Proust commença de mettre en forme son roman. « Nous savions, dit Lucien Daudet, qu’il écrivait un ouvrage dont il parlait à peine et comme en s’excusant. » Çà et là, dans ses lettres, on devine le travail qui s’accomplit. Des morceaux détachés du livre paraissent dans Le Figaro, sous forme de chroniques : Épines blanches, épines roses ; Rayons de soleil sur le balcon ; L’Église de village.


En 1905, Marcel lit à Reynaldo Hahn les deux cents premières pages et il est rassuré par la chaleur de l’accueil. La même année, il consulte Georges de Lauris sur le nom de Guermantes et sur la division de l’œuvre en volumes. Derrière un opaque rideau de maladie et de mystère, Proust monte silencieusement ses décors et fait répéter ses personnages. Jusqu’à 1905, il n’avait pas trouvé la force de sacrifier le présent au souvenir. Son sujet aussi l’effrayait :


« Le poète est à plaindre et qui n’est guidé par aucun Virgile d’avoir à traverser les cercles d’un Enfer de soufre et de poix, de se jeter dans le feu qui tombe du ciel pour en ramener quelque habitant de Sodome... »


La mort de ses parents, la maturation de ses idées, sans doute aussi quelque soudaine illumination, tout cela fit qu’il se mit alors au travail. Il se sentait très malade. Vivrait-il encore assez longtemps pour faire son œuvre ? Il savait que son cerveau était « un riche bassin minier, où il y avait une étendue immense et fort diverse de gisements précieux... » Mais aurait-il le temps de les exploiter ?


Le livre qu’il avait à écrire allait être long : « Il lui faudrait beaucoup de nuits, peut-être cent, peut-être mille... » Ce serait un livre aussi long que les Mille et une Nuits, mais tout autre. Il aurait besoin, pour l’écrire, d’une constance et d’un courage infinis. « J’avais vécu dans la paresse, dans la dissipation des plaisirs, dans la maladie, les soins, les manies, et j’entreprenais mon ouvrage à la veille de mourir, sans rien savoir de mon métier... » Il a dit quelque part que la paresse l’avait sauvé de la facilité, et la maladie de la paresse. C’est exact. Sans sa dissipation première, il aurait écrit trop tôt des œuvres trop peu mijotées, trop faciles, et sans les maux qui, devenant plus graves, le contraignirent à rester chez lui et lui permirent de faire accepter par tous un mode de vie si singulier, il n’aurait pu se ménager la longue solitude sans laquelle aucune grande œuvre ne peut naître.


Il resta quinze mois Rue de Courcelles, dans l’appartement où étaient morts ses parents, « pour user le bail », puis, à la fin de 1906, alla vivre 102, Boulevard Haussmann, dans une maison appartenant à la veuve de son oncle Georges Weil, le magistrat. Marcel Proust à Madame Catusse :