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René Maizeroy - "La Folie" (1883)

Dernière mise à jour : 17 mai


Il est devenu fou. (...) Il est délivré maintenant. Il vit dans le rêve. Il ne souffre plus. Il a oublié le présent et le passé. Il a des jouissances renaissantes de poète soûl d'inspirations fabuleuses.

René Maizeroy, La Folie, 1883


Pour en savoir plus sur René Maizeroy, l'article "René Maizeroy, l'inconsidéré" se propose d'explorer la personnalité d'un auteur oublié aujourd'hui, bien que très lu en son temps.


Nous sortons ici de l'ombre une nouvelle issue du recueil Celles qu'on aime. Comme on le verra, malgré le titre quelque peu racoleur du volume, il n'est nullement question ici de légèreté grivoise. Cette nouvelle reprend un thème cher à Maupassant, un des plus proches amis de Maizeroy : la folie. Il s'agit d'une histoire, narrée à la première personne et divisée en trois petites parties, qui expose le destin d'un homme tombé dans le gouffre de la démence. Une réflexion sur les errements de l'esprit qui conduisent à la mort est dispensée dans le texte ; il est intéressant d'en constater la vision presque positive ("Je ne plains pas les fous, et quelquefois je les envie, malgré moi. C'est le repos. Une sieste tranquille qui se prolonge et qu'on ne vient pas troubler.", "Je ne les plains pas. Ils sont plus heureux que nous, attelés comme des chevaux d'omnibus au labeur quotidien."), explorée par un narrateur dont on ne sait rien.

Maizeroy lui-même ? Il est possible de l'envisager.



Pour télécharger le volume complet des nouvelles :


René Maizeroy, gravure de 1899



La Folie

Nouvelle extraite du recueil de Maizeroy Celles qu'on aime (1883)



"Est-ce donc vraiment le "finale" sempiternel de la bruyante symphonie à grand orchestre que nous jouons sans trêve, les uns et les autres ? Est-ce qu'il faudra y passer bientôt à son tour, et aller rejoindre les camarades qui poursuivent leurs chimères délirantes au fond d'un cabanon silencieux ? On le croirait, à voir s'emplir chaque jour de nouveaux noms comme le registre funèbre du bureau Veritas, la liste, longue déjà, des malheureux jetés à la côte par les remous tragiques de la vie parisienne.

Encore un qui prend le train de Charenton, aujourd'hui. Un cependant qui avait décroché le gros lot en naissant et que les va-nu-pieds du pays bohême eussent envié. Très riche, il avait épousé Clarisse Nelson, la chanteuse blonde que la grande ville grisait d'ovations triomphales, et qui passait, dédaigneuse des hommes agenouillés à ses pieds, froide et pâle ainsi qu'une statue de neige. Le renom de cette immaculée était tel qu'une reine — une des dernières qui n'aient pas soupé à l'auberge de Candide — avait timbré de sa signature auguste le contrat du couple nouveau.

Quelle fut la suite du roman si bien commencé ? Eut-il des déceptions, de ces blessures cruelles qui laissent au coeur comme la brûlure d'une plaie inguérissable ? Souffrit-il dans son amour, dans sa foi, dans son orgueil ? Fut-il éclaboussé par les pelletées de boue dont les marchands d'encre frelatée salissaient son idole ? Et, — ce que certains racontaient tout bas et tout haut, — les aventures renouvelées de l'antique, pimentées en diable, qui servaient de cible aux rires blasés, étaient-elles vraies ?

Qui le saura jamais ? Découvrira-t-on la cause des tristesses profondes, du spleen amer qui brisèrent les forces, tourmentèrent tout l'être et fêlèrent enfin, comme d'un coup de marteau trop violent, le crâne de cet honnête homme ? Oh ! les terribles drames ignorés, qui éclatent parfois dans les ménages les plus respectés, comme ces maisons aux volets clos, d'un aspect placidement bourgeois, d'où s'échappent des ritournelles ordurières de filles ! Les désenchantements, les dégoûts surmontés, le courage stoïque pour ne pas abandonner la galère pourrie et livrer son nom en pâture aux curiosités malsaines de la galerie railleuse ! Les pantins travestis en héros par l'histoire aux enthousiasmes et aux menteries faciles, comptent-ils dans leur existence de pareils états de service ? Mais on ne devient pas vieux à ce jeu-là, et la cervelle, rongée par l'idée fixe, s'éteint brusquement comme une chandelle secouée par un coup de vent farouche !


II


On rattache aussi cette douloureuse histoire à la formidable débâcle qui a nettoyé si proprement la Bourse et emporté on ne sait dans quelles crémeries toute la bande de décavés qui se gavaient depuis des mois au râtelier Bontoux.

Le malheureux avait de gros intérêts dans la charge d'un agent de change. Il a cru sa fortune détruite et il est devenu fou. Qu'importe d'ailleurs que ce soit un fait divers banal ou le chapitre noir d'existence intime dont nous avons esquissé quelques lignes vagues ? Il est délivré maintenant. Il vit dans le rêve. Il ne souffre plus. Il a oublié le présent et le passé. Il a des jouissances renaissantes de poète soûl d'inspirations fabuleuses. Il ouvre les fenêtres pour éparpiller l'or imaginaire à pleines poignées. Il a des caprices opulents de roi. Il commande. Il prodigue des faveurs, des titres. Il est comme le dormeur du conte oriental dont se réalise le songe doré et qui marche dans l'éblouissement, dans l'extase béate du désir accompli. Puisse-t-il ne pas se réveiller, ne retrouver jamais l'implacable réalité et heurter d'un choc exaspéré les murs plâtreux de sa cellule ! Les lendemains de démence, les accalmies brèves où se rallument des lueurs vacillantes de raison, où l'on n'ose pas se souvenir, et penser, et écouter ce que disent autour de vous les personnes aimées, — ces heures passagères sont trop pénibles, trop déchirantes pour les souhaiter même à un ennemi détesté. Puisse-t-il un jour fermer ses yeux rougis de lassitude pour le voyage éternel sans avoir connu ce tourment de revivre après la mort !


III


Je ne plains pas les fous, et quelquefois je les envie, malgré moi.

C'est le repos. Une sieste tranquille qui se prolonge et qu'on ne vient pas troubler. C'est la paresse maladive des convalescents avec des échappées féeriques vers les splendeurs de l'au-delà, de la musique dans les oreilles, une vibration étrange et plus grande des sens détraqués. On ne pense pas. La chimère préférée bat seule des ailes dans le cerveau vide. On n'a plus de désirs. Ils sont tous exaucés. Quoi qu'on ait enduré, quoi qu'on ait blasphémé, quoi qu'on ait perdu, il n'en reste plus rien. Les pages blanches et noires de la vie antérieure ont semé de cendre fine les tisons. Les uns se croient adorés et se consument dans la lente et exquise nostalgie de l'attente. Une attente illuminée d'espérances douces. D'autres, qui ont crevé la faim, roulent maintenant parmi les comètes, voient de l'or partout, comme le roi Midas, et ne savent qu'inventer, quelle fantaisie créer pour le dépenser plus insolemment. Il en est qui se couronnent de tiares fictives, que possède l'immense superbe de la grandeur et des souverainetés tyranniques. Ils sont rois. Ils sont Dieu. Ils se drapent dans leurs loques grises comme en des manteaux de brocart. Ils bénissent le monde. Ils planent. Ils rayonnent. Et personne ne les détrompe. Personne ne les raille de quolibets méchants.

Je ne les plains pas. Ils sont plus heureux que nous, attelés comme des chevaux d'omnibus au labeur quotidien. Je les envie, ces "innocents", comme on les dénomme dans les campagnes, et je me rappelle bien souvent le tableau que je vis, un jour, dans un hospice du Midi. C'était dans un vaste jardin planté d'arbrisseaux fleuris, un homme sans âge, accroupi sur le ventre en plein soleil, immobile, engourdi, et n'ayant de vie que dans ses yeux élargis, fixés machinalement sur le bleu du ciel. Il ne remuait pas. Il ne parlait pas. Peut-être, malgré son regard visionnaire, n'avait-il aucune pensée humaine dans sa tête inerte. Et cela vous faisait songer aux boeufs qui ruminent, vautrés dans les herbes grasses, avec des parfums de verdure montant à leurs naseaux et du ciel reflété dans leurs larges prunelles bêtes."


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