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"Phénoménologie de moi-même", par Amiel

Dernière mise à jour : 1 avr. 2023






Henri-Frédéric Amiel

Fragments d'un journal intime

(1927)





"Fais le testament de ta pensée et de ton coeur,

c'est ce que tu peux faire do plus utile."


H.F. Amiel

Journal, 3 mai 1840




13 décembre 1866.


...


— Relu un cahier de ce journal : j'ai été un peu honteux de tant de plaintes et de langueurs. Ces pages ne rendent qu'imparfaitement mon être, et bien des choses sont en moi que je ne retrouve pas en elles. A quoi cela tient-il ? D'abord à ce que la tristesse prend plus volontiers la plume que l'allégresse, puis aux circonstances ambiantes; quand rien ne me met à l'épreuve, je retombe dans la mélancolie : aussi l'homme pratique, l'homme gai et l'homme littéraire n'apparaissent-ils pas dans ces pages. Il manque à ce portrait la vue d'ensemble, la proportion, le centre ; c'est regardé de trop près.


La vraie raison qui fait qu'on se connaît mal c'est la difficulté de s'envisager à la bonne distance, de se placer au point de vue convenable, où les détails concourent à l'expression générale, loin de la masquer. Il faut se regarder socialement et historiquement pour avoir une idée exacte de sa valeur relative, et regarder sa vie entière ou du moins toute une période de sa vie pour savoir ce qu'on est et ce qu'on n'est pas. La fourmi qui passe et repasse sur un visage, « la mouche perchée sur le front d'une belle » les touchent bien, mais ne les voient pas, car elles ne les enveloppent pas à la fois d'un coup d'oeil.


Est-il étonnant que les malentendus jouent un si grand rôle clans le monde, quand on voit l'extrême difficulté de faire un portrait fidèle d'une personne qu'on étudie depuis plus de vingt ans ? Du reste, cet effort n'est pas tout à fait perdu; sa récompense c'est d'aiguiser le discernement extérieur. Si j'ai la perception quelque peu fine des esprits, sans doute je la dois à cette analyse continuellement déjouée de moi-même.


Au fait, je me suis toujours pris comme matière à étude, et ce qui m'a le plus intéressé en moi, c'est l'agrément d'avoir sous la main un homme, une personne, dont je pouvais, sans importunité et sans indiscrétion, suivre toutes les métamorphoses, les secrètes pensées, les battements de coeur, les tentations, comme échantillon authentique de la nature humaine. C'est impersonnellement, philosophiquement, que mon attention s'est attachée à ma personne. On se sert de ce qu'on a, et il faut bien faire flèche de son bois.


Pour avoir le portrait juste, il faut convertir la succession en simultanéité, quitter la pluralité pour l'unité, remonter des phénomènes changeants à l'essence. Or il y a dix hommes en. moi, suivant les temps, les lieux, l'entourage et l'occasion; je m'échappe dans ma diversité mobile. Aussi, montrer quoi que ce soit de mon passé, de mon journal ou de moi-même, ne sert de rien à qui n'a pas l'intuition poétique et ne me recompose pas dans ma totalité avec et malgré les éléments que je lui confie.


Je me sens caméléon, caléidoscope, protée, muable et polarisable de toutes les façons, fluide, virtuel, par conséquent latent, même dans mes manifestations, absent, même dans ma représentation. J'assiste, pour ainsi dire, au tourbillon moléculaire qu'on appelle la vie individuelle; j'ai perception et conscience de cette métamorphose constante, de cette mue irrésistible de l'existence qui se fait en moi ; je sens fuir, se renouveler, se modifier toutes les parcelles de mon être, toutes les gouttes de mon fleuve, tous les rayonnements de ma force unique.


Cette phénoménologie de moi-même est comme la lanterne magique de ma destinée, et en même temps comme une fenêtre ouverte sur le mystère du monde. Je suis, ou plutôt, ma sensibilité de conscience est concentrée sur cette ligne idéale, sorte de seuil invisible où l'on sent le passage impétueux du temps, qui bouillonne en débouchant dans l'océan immuable de l'éternité. Après m'être distrait, étourdi, noyé dans les bagatelles multiples et diverses, dans les caprices des existences fugitives, sans réussir à m'enivrer ni à m'aveugler, je retrouve l'abîme insondable, le gouffre morne et silencieux où résident les Mères*, où dort ce qui ne vit ni ne meurt, ce qui n'a ni mouvement, ni changement, ni étendue, ni forme, et ce qui dure quand tout le reste passe.



Dans l'éternel azur de l'insondable espace

S'enveloppe de paix notre globe agité :

Homme, enveloppe ainsi tes jours, rêve qui passe,

Du calme firmament de ton éternité.


(H.-F. Amiel. Penseroso).




[* Les Mères, allusion à une conception étrange, énigmatique, mais d'un grand effet, dans le Faust de Goethe (deuxième partie, premier acte, scène cinquième). Les Mères sont les prototypes, les formes abstraites, les idées génératrices des choses. Goethe avait emprunté le terme à un passage de Plutarque, mais en y rattachant moitié les idées de Platon et moitié les créations de la Fable.]



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