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Stefan Zweig : La vie de Verhaeren comme oeuvre d'art






Traduction par Paul Morisse et Henri Chervet Mercure de France, 1910




LA VIE DE VERHAEREN COMME ŒUVRE D’ART


Je suis d’accord avec moi-même. Et c’est assez. E. V.


Camille Lemonnier, qui fut un maître pour Verhaeren, dans ses jeunes années, et qui ne cessa de demeurer son ami, a, au cours d’une fête organisée par la Belgique en l’honneur de son grand poète, et célébrant dans un admirable discours l’amitié trentenaire qui l’unissait à lui, exprimé une pensée fort belle : Les temps viendront où, pour apparaître avec quelque crédit devant les hommes, il sera nécessaire de justifier qu’on fut un homme soi-même.

Puis il a montré combien Verhaeren répondait pleinement à cet idéal futur, combien il fut un homme, dans la mesure où l’être humain éveille l’idée d’une esthétique parfaite. Car, pour créer une œuvre d’art, il faut réaliser soi-même une œuvre d’art. Et celui-là surtout qui formule des maximes éthiques nous autorise à l’interroger sur sa vie privée et sur ses règles de conduite.


À travers l’œuvre poétique de Verhaeren apparaît l’idéal artistique d’une grande vie dans le jeu de ses forces puissantes et victorieuses. Seul d’ailleurs un être harmonisé et vigoureux pouvait produire un tel effort intellectuel auquel n’eût suffi une certaine vivacité, une certaine ingéniosité d’esprit. Verhaeren ne fut jamais un tempérament équilibré, aussi son effort a-t-il été double.


Ce fut une nature débordante, excessive, qui dut se maîtriser : tous les germes de débauche et de dispersion étaient en lui, ses forces risquaient de se gaspiller et de se perdre. Des penchants si contraires ne pouvaient s’équilibrer que grâce à une discipline sûre, grâce à des principes inébranlables. Seule, une nature profondément humaine pouvait concentrer en une force unique tant de forces hétérogènes. La même santé large qu’on respire au début et à la fin de son œuvre anime le commencement et le terme de sa vie. L’adolescent, né dans cette saine terre flamande, a hérité de tous les instincts de cette forte race, et d’abord de la passion. Ses jeunes années débordent de passion. Le poète a donné libre cours à son exubérance : son intempérance s’est manifestée en tout, dans l’étude, dans l’ivresse, dans les relations sociales, dans le plaisir, dans la vie artistique. Ses facultés s’exaltèrent jusqu’à la limite extrême où ses forces lui permettaient d’atteindre ; puis, au dernier moment, il fit un retour sur lui-même et retrouva la santé. L’harmonie qui se révèle aujourd’hui dans son existence n’est pas un don de la fortune, mais un fruit de l’expérience. Verhaeren sut revenir en arrière à l’instant décisif ; comme Antée, il retrempa ses forces à la fontaine de Jouvence de son pays, dans le calme repos de la famille. Le sol, le pays l’appelèrent à eux.


Au point de vue lyrique comme au point de vue purement humain, son retour en Belgique marque sa délivrance, le triomphe artistique que réalisa sa vie. Pareil à ce navire que le poète a chanté dans la Guirlande des Dunes et qui, après avoir sillonné les mers, revient à demi brisé vers la Flandre, ainsi Verhaeren atterrit de nouveau dans le port où il avait appareillé. Il a célébré la Flandre, non pas en poète régional, mais en poète national. Il a relié l’avenir et le passé au présent : il a chanté la Flandre et l’univers, non pas en des poésies séparées, mais en un poème unique. « Verhaeren élargit de son propre souffle l’horizon de la petite patrie, et, comme le fit Balzac de son ingrate et douce Touraine, il annexe aux plaines flamandes le beau royaume humain de son idéalité et de son art. » Il est revenu à la race, à la nature aux forces éternelles de santé et de vie.

Maintenant il vit au Caillou-qui-bique, petit hameau wallon. Trois ou quatre maisons se dressent dans ce petit village, loin du chemin de fer : la forêt les entoure, et pourtant les champs sont tout proches. La plus petite, qui n’a que quelques pièces, avec un jardin paisible, est celle du poète. Là s’écoule son existence, dans un calme propice à l’éclosion des grandes œuvres : il s’entretient seul à seul avec la nature, et ce sont des dialogues que ne trouble plus la voix des hommes ni le tumulte des villes. Il embrasse l’univers dans le rêve de ses vastes conceptions. Sa nourriture est saine et rustique. Il traverse les champs de bon matin, cause familièrement avec les paysans et les humbles bourgeois, qui lui confient leurs soucis, leurs petites affaires : il les écoute avec ce vif intérêt qu’il porte à toute forme, à toute manifestation de la vie. Ses grands poèmes s’élaborent au cours de ses marches à travers champ : son pas de plus en plus rapide scande le rythme de ses vers ; le vent leur apporte sa mélodie ; le lointain, l’évocation des larges horizons. Ceux qui furent ses hôtes reconnaissent dans ses poèmes des paysages, des maisons, des aspects, des personnages ; ils y retrouvent les travaux des petits artisans, et, par la magie de ses vers, des impressions ténues et légères se métamorphosent en sensations vigoureuses, brûlantes et comme éternelles.


Il passe l’été et l’automne en pays wallon, mais, au printemps, il gagne le bord de la mer, chassé par la fièvre des foins. Cette maladie m’a toujours paru symboliser l’art et le sentiment vital de Verhaeren, car c’est un mal élémentaire, si je puis dire : quand le pollen s’égrène au souffle du vent, quand le printemps s’abat sur une contrée, l’homme sensible à ces phénomènes s’émeut au point d’avoir les yeux pleins de larmes, ses sens s’irritent, son esprit s’affole. Cette souffrance organique, cette douleur latente qui annonce le printemps, ce déchaînement exaspéré des forces vitales, cette pression de l’atmosphère ont toujours été pour moi comme un symbole du sentiment instinctif et physique que la nature inspire à Verhaeren. L’univers qui lui communique toutes ses extases, toutes ses voluptés obscures et muettes, semble aussi lui confier ses douleurs mystérieuses. Les phénomènes naturels paraissent ébranler son sang, son cerveau : entre le monde et le poète s’affirme une identité plus parfaite que chez les autres hommes.


Ces premières angoisses du printemps chassent Verhaeren vers les rivages de la mer ; il aime les rafales du vent, les élans sauvages des flots déchaînés. Il y travaille peu, car l’agitation de la mer l’agite lui-même. Elle berce ses rêves, sans lui inspirer une œuvre.


Mais Verhaeren n’est plus un primitif. Trop de liens le rattachent à ses contemporains, aux efforts, aux créations de l’esprit moderne, pour qu’une existence rustique puisse le satisfaire complètement. Il offre cette diversité de goûts que présente l’homme d’aujourd’hui, lequel se sent proche de la nature, mais ne peut cependant se priver de sa fleur suprême : la culture. Il passe l’hiver à Paris, la plus vivante des capitales : si le silence est pour lui une nécessité intérieure, il trouve une excitation précieuse dans l’agitation bruyante des grandes villes. Il s’abandonne avec joie au mouvement des rues, il s’enthousiasme pour les livres, les tableaux, les hommes. Il suit depuis de longues années, dans ses moindres détails, le développement artistique, sympathisant avec les talents qui se découvrent et s’affirment.

Il combine d’ailleurs fort heureusement ses goûts de solitude et ses instincts de sociabilité.


Ce n’est pas à Paris même qu’il séjourne, mais à Saint-Cloud, dans une petite maison pleine de tableaux et de livres et que fréquentent assidûment de bons amis. L’amitié, une camaraderie cordiale et joyeuse, ont toujours été une condition de l’existence pour cet homme qui sait se donner avec une si aimable spontanéité. Aucun de nos poètes d’aujourd’hui n’a peut-être autant d’amis et de si bons amis. Rodin, Maeterlinck, Lemonnier, Meunier, André Gide, Vielé-Griffin, Carrière, Signac, Van Rysselberghe, tous ces hommes dont le talent s’est manifesté dans des créations originales, entretiennent ou ont entretenu avec lui des rapports intimes. C’est dans ce cercle restreint qu’il passe ses journées de Parisien ; il évite soigneusement ce qu’on nomme la société, et se tient à l’écart des salons où se font les réputations, où se débattent les intérêts commerciaux de l’art. Il est d’une extrême simplicité, et cette modestie l’a rendu toute sa vie indifférent aux succès matériels : jamais il n’a voulu changer sa manière de vivre, jamais il n’a connu le désir de briller et d’exciter l’envie. Alors que le succès troublait les autres, les aiguillonnait et les affolait, il a toujours poursuivi sa route avec un calme inébranlable. Il a travaillé, laissant son œuvre se développer lentement et d’elle-même. Aussi la gloire qu’il s’est acquise, par des efforts suivis et continus, n’a-t-elle pas été un poids trop lourd pour ses épaules. C’est un véritable plaisir de voir comment il a soutenu cette dernière et suprême épreuve, comment il a su la supporter sans faiblir, avec joie, mais sans orgueil.


La Belgique le célèbre aujourd’hui comme son plus grand poète. En France, c’est surtout la jeunesse qui vient à lui avec enthousiasme. Mais il est particulièrement sensible aux sympathies que son lyrisme a provoquées parmi les peuples étrangers, en Europe et même en Amérique. Il est fier d’avoir vu les petites rivalités nationales s’apaiser devant son œuvre, il est fier surtout d’avoir vu la jeunesse se ranger spontanément à ses côtés. Il a toujours porté aux jeunes un intérêt très vif, il a toujours accueilli et soutenu les débutants avec la plus grande bienveillance. Tout art étranger provoque en lui un enthousiasme passionné. Le sentiment suprême d’identité qui l’anime lui inspire une impartialité extrême dans ses admirations : c’est une joie véritable que de goûter avec lui des chefs-d’œuvre et de partager son exaltation.


On est quelque peu étonné du contraste apparent qui se révèle chez Verhaeren entre l’art poétique et l’art de la vie. Car jamais on n’imaginerait, à travers ce poète fervent, cet homme calme et bon. Son visage — qui tenta plus d’un peintre et plus d’un sculpteur — ne laisse transparaître que des passions et des extases : son front, sous ses boucles grisonnantes, est creusé par les sillons profonds que grava la crise d’autrefois. Sa moustache tombante, comme celle de Nietzsche, donne à sa physionomie un air de puissance et de gravité. La race forte où il puise son origine se manifeste dans son ossature saillante, dans ses lignes frustes, et plus encore peut-être dans sa démarche pesante et courbée, d’un rythme étrange : c’est la démarche grave du laboureur, qui semble scander les vers harmonieux du poète. Mais la bonté resplendit dans ses yeux couleur de mer, dont l’éclat n’a pas été altéré par la fatigue des années de fièvre ; la clarté, la fraîcheur de l’âme se révèlent dans ses gestes empreints d’une si franche cordialité. Son visage exprime la force, à première vue, mais cette force paraît bientôt maîtrisée par la bonté. Ainsi toute physionomie véritablement expressive trahit les sentiments intimes de l’homme.


Bien des gens analyseront un jour l’art de Verhaeren, qui a déjà séduit beaucoup d’esprits. Mais personne peut-être ne le goûtera autant que certains apprécient aujourd’hui l’art de sa vie : cette personnalité originale. Ceux-là l’aiment avec cette angoisse et cette joie qui nous attachent aux biens qu’on peut perdre et qu’on sait ne pas pouvoir remplacer. Tous les contrastes qui éclatent entre la modestie, la douceur, la cordialité de l’homme, et la violence, l’héroïsme, l’âpreté de son œuvre, s’accordent dans cette personnalité en une harmonieuse synthèse. L’Unité d’impression est chose qui se vit. Si l’on se retire, ou qu’on ferme un livre, après un entretien avec lui, on ressent une même joie intense, un enthousiasme égal, un pareil sentiment de bonheur qui fait paraître la vie plus pure, plus constante, plus éternelle. Cette impression de vie idéalisée par la ferveur et la bonté se dégage donc, également vive, de son œuvre et de sa propre existence. À son contact, l’être humain s’enrichit, les sentiments s’exaltent au souffle d’une passion ardente et joyeuse, et nous nous inclinons devant cet impératif suprême : la reconnaissance.



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